Les sanctions prises contre la Russie de manière brouillonne, sans stratégie de long terme, avec des intérêts divergents (France, Allemagne, USA, Espagne etc., n’ont pas les mêmes malgré des prises de positions communes de façade), la mise en tension avec la Chine, l’incompréhension de ce qui se joue au niveau des BRICS (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), et les contre-sanctions russes pourraient nous coûter très cher, géopolitiquement et économiquement.
Le 24 mars, alors que se tenait le triple sommet OTAN-G7-Union européenne, et donc à dessin, le Kremlin a dévoilé la première contre-sanction russe majeure : Poutine exige que les achats des pays européens menant une guerre économique à la Russie soient payés en roubles. Il vise prioritairement les achats dont l’Union européenne est dépendante, à savoir le gaz, le pétrole et le charbon. Cela concerne également les autres matières premières (le titane par exemple ou l’uranium) ou les produits manufacturés, et demain les céréales.
Cette exigence, à laquelle les pays de l’Union européenne doivent se soumettre sous une semaine, fait suite à la volonté de la Russie de payer sa dette souveraine en roubles.
Conséquence : soit l’UE se coupe du gaz russe et détruit l’économie de toute la zone euro, soit elle s’exécute et saborde 4 semaines de sanctions contre la Russie.
C’est à ce stade que l’on constate la compétence et la capacité d’anticipation de notre ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, qui voulait « déclencher une guerre économique contre la Russie et la mettre à genoux » – pour ce qui est de la guerre économique, nous l’avons ; quant à savoir qui va devoir mettre des genouillères, le combat est incertain…
L’un des principaux problèmes de l’Union européenne est qu’elle importe 40% de son gaz, 30% de son pétrole depuis la Russie, et aussi des quantités faramineuses d’uranium (la Russie contrôle 35% de l’offre mondiale), de charbon etc., et ne peut réorganiser ses approvisionnements avant longtemps.
La dépendance de l’Allemagne est encore pire : 55% pour le seul gaz ! Et pas que pour le chauffage – réduire le nombre de douches ne suffira pas à régler le problème –, c’est surtout son industrie (comme l’industrie italienne) qui en dépend.
Et pour s’approvisionner ailleurs, il faut pouvoir négocier des parts de marché, alors que la demande est, sur tous les produits, déjà forte. Et puis il faut des infrastructures nouvelles. L’Allemagne par exemple, comme elle avait mis en place, dans son seul intérêt et sans demander son avis aux autres membres de l’UE, les gazoducs Nord-Stream 1 & 2 pour s’approvisionner directement en gaz russe, ne possède pas de terminaux méthaniers aptes à recevoir du gaz liquéfie (GNL). Le GNL est ce que produisent les Etats-Unis ou le Qatar : il faut liquéfier le gaz pour le transporter dans des navires spéciaux, les méthaniers, puis le ramener à l’état gazeux dans des terminaux méthaniers (en allant au plus vite, il faut 18 mois pour les construire). Il faudrait en plus largement augmenter la flotte de méthaniers disponibles, une autre paire de manches. Passons sur les conditions écologiques abominables, contraires à toute régulation de la production de CO2, dans lesquelles ce gaz est produit aux USA par la fracturation hydraulique… En effet, c’est du « gaz de schiste », celui-là même dont Donald Trump a autorisé la production, décision pour laquelle il avait alors été massivement critiqué, en particulier par des mouvements écologistes européens, français et allemand en tête, et qui pourtant est maintenant la seule réelle option pour ceux qui voudraient définitivement se passer du gaz russe. On peut se demander comment des Yannick Jadot gèrent toutes ces contradictions, et les propositions de ne prendre qu’une douche par semaine ou de réduire le chauffage (déjà 12 millions de Français ne se chauffent pas en hiver) sont plus folkloriques qu’autre chose.
On voit également là combien les Etats-Unis ont réalisé un coup de maître pour assurer encore un peu plus leur domination sur l’Union européenne et triompher de l’industrie allemande, dont on oublie qu’elle est sur le long terme un de leurs grands problèmes stratégiques.
La dépendance aux gaz étasuniens sera totale, car les autres sources de diversification sont maigres.
Il y a bien l’Algérie, mais elle est déjà un de principaux fournisseurs de gaz à l’Europe. Elle peut, certes, accroître ses livraisons, mais pas dans des proportions nécessaires aux besoins européens qui se passeraient du gaz russe. L’Algérie est par ailleurs elle-même soumise à des tensions géopolitiques fortes. L’Europe est alimentée par deux gazoducs : Transmed qui va de l’Algérie à l’Italie et dont les capacités de livraisons supplémentaires sont réduites sans développement des capacités de production, et le GME (Gazoduc Maghreb Europe) qui relie l’Algérie à l’Espagne… via le Maroc. Or, ce dernier est fermé depuis le 1er novembre 2021 et sa réouverture risque d’être compliquée vu que le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a reconnu courant mars la domination du Maroc sur le Sahara Occidental, modifiant la position de l’Espagne restée neutre face à ce conflit depuis 1976. En effet, l’Algérie elle, soutient le « Front Polisario » qui revendique l’indépendance du Sahara Occidental. L’Espagne va a l’encontre de la décision de l’ONU de mettre en place un référendum d’autodétermination. L’Algérie a donc rappelé son ambassadeur à Madrid, augurant mal d’une réouverture du GME. De ce côté, les options sont réduites.
Il y a également… le Venezuela, vers lequel l’administration Biden se tourne dans le but de lever les sanctions financières que les USA avaient imposées il y a peu. Mais dans l’adversité, le Venezuela avait été soutenu par la Russie et le sort récent des alliés « difficiles » de l’Occident, Kadhafi et Assad en tête (reçus ave pompe par la France puis devenus rapidement les ennemis N°1), ne devrait pas rassurer le président Nicolas Maduro.
L’autre grande réserve de gaz naturel dans le monde se trouve en Iran. Iran replongée dans les bras de la Russie et de la Chine après la sortie unilatérale des accords de Vienne sur le nucléaire iranien par les USA de Donald Trump. L’une des conséquences avait été que Total avait été contrainte par les USA, sous peine de sanctions lourdes pour ceux qui continueraient à commercer avec Téhéran, de se retirer du plus grand projet gazier du monde, le « South Pars » (entièrement repris par la Chine depuis). On peut voir dans tous ces évènements le hasard des choses, ou pas… car au total, tout s’est passé comme si toutes les options alternatives avaient été méticuleusement sabordées par les USA contraignant l’Union européenne à une dépendance de facto à son gaz de schiste.
C’est également à ce moment que l’on applaudit tous les visionnaires qui, dans leur programme, ont l’idée géniale de « sortir du nucléaire » – c’est un positionnement idéologique qui se heurte au mur du réel. Le nucléaire est, en particulier pour la France, la seule garantie d’indépendance énergétique, dont on voit aujourd’hui l’importance centrale, tout en assurant une production d’électricité peu chère et décarbonée. Cela implique bien évidemment de sortir du dogme néolibéral de la fixation des prix de l’énergie par le seul marché, lequel dans le domaine est largement faussé et très peu libre : l’indexation des tarifs de l’énergie sur le cours du gaz – exigence allemande pour ne pas perdre en compétitivité face à une France produisant de l’électricité nucléaire bon marché – produisait déjà des effets catastrophiques sur les prix (+56% d’augmentation des factures sur un an et doublement garanti pour l’hiver prochain) avant la guerre en Ukraine. En ce sens, la décision du Président Emmanuel Macron, en espérant qu’elle sera suivie en actes, de relancer le nucléaire en France par la construction de nouvelles centrales nucléaires et de financement de la recherche, est à saluer. L’idéal, comme le préconise Jean-Marc Jancovici, serait de mettre en place un monopole d’Etat, tant sur la production que sur la distribution d’énergie en France, seul moyen de planifier une réindustrialisation, également nécessaire, écologique et souveraine.
On le voit, rien de cela n’est possible dans l’immédiat et l’Union européenne devra accepter.
Le principal effet de cette mesure sera donc… un soutien de facto du cours du rouble par une UE qui ne peut choisir de saborder son économie. Les annonces de Vladimir Poutine produisent déjà leurs effets en ce sens : alors que le rouble était parti dans les abysses après l’annonce des sanctions, son cours remonte nettement.
Malgré les rodomontades, l’UE est dans la main de Poutine sur ce coup et d’autres contre-sanctions plus graves encore pourraient suivre… comme par exemple l’arrêt volontaire des livraisons de gaz russe.
Ce serait l’effondrement assuré de la zone euro où les économies nationales sont largement tertiarisées, financiarisées, dépendantes du tourisme.
Mais même sans cette menace ultime, sanctions et contre-sanctions créent les conditions d’une potentielle double crise financière et économique. Malgré les efforts des USA, les prix des matières premières atteignent des records historiques. Déjà le pétrole revient à 120$ le baril, l’uranium a crû de 30%, les cours des céréales explosent et menacent plusieurs pays de graves difficultés d’approvisionnement. L’Egypte a augmenté ses taxes sur les hydrocarbures passant par le canal de Suez de 5% à 10%. Ce ne sont que quelques exemples significatifs, bien des indicateurs vont aller en s’accroissant, créant les conditions d’une inflation qui sera incontrôlable et pire, d’une stagflation durable.
Par ailleurs, l’économie mondialisée et financiarisée compte beaucoup trop de bulles financières, bien des banques systémiques sont branlantes, comme la Deutsch Bank, qui menaçait déjà de s’effondrer avant la crise de la guerre en Ukraine. Les dettes souveraines sont importantes, mais, pire encore, les dettes des entreprises et des ménages, en particulier en France, sont colossales. Tous les éléments sont en place pour un embrasement et le moins que l’on puisse dire, c’est que les Etats européens jouent avec des allumettes à côté d’un baril de poudre avec ces sanctions mal préparées contre une Russie qui, elle, s’est largement préparée depuis 2014 à ce qui arrive et dont la structure de l’économie est celle d’une économie de guerre, donc nettement plus résiliente que les nôtres.
La France en particulier est fragile avec un déficit de la balance commerciale de 85 milliards d’euros en 2021 et en nette progression par rapport à 2020 (77 milliards), prévu à 95 milliards en 2022 !
Nous n’avons tout simplement plus aucune souveraineté industrielle sérieuse. La crise de la covid a rendu cette triste vérité compréhensible à tous. La guerre en Ukraine pourrait avoir des conséquences très sévères pour notre pays en raison même de cette désindustrialisation qui nous a rendus très peu résilients. L’atterrissage sera brutal pour l’économie française, comme l’annoncent déjà nombre d’économistes qui prédisent une croissance inférieure à 1% en 2022 et 2023 – elle sera donc négative. Nous sommes très fragiles et c’est pourquoi un Etat fort, stratège, organisant la réindustrialisation est urgent !
Mais cela ne peut évidemment se faire dans l’urgence et surtout pas le couteau sous la gorge.
Or, une Russie gorgée de ressources et une Chine usine du monde, c’est une alliance terrible contre l’Occident et en particulier contre les pays désindustrialisés.
Les USA, eux, sont beaucoup plus solides : 330 millions d’habitants sur un pays continent, regorgeant également de richesses, ayant tout de même conservé beaucoup de ses industries, 1ère puissance militaire mondiale, protégé par deux océans et très loin de ces guerres qu’il fomente ou attise en Europe, souvent au détriment de celle-ci.
Car ne nous y trompons pas, nous sommes bien en guerre – économique. Nous avons (et les États-Unis plus encore) largement nos responsabilités dans l’actuelle guerre en Ukraine que la Russie a envahie.
Mais si l’on allonge la focale plus loin que le drame que représente cette guerre et la quasi-certitude maintenant que l’Ukraine sera partitionnée en deux, ce n’est sûrement que le premier mouvement d’une tentative, par les BRICS, de reconfiguration en profondeur de la mondialisation. Leur objectif est de bâtir un monde multipolaire, éventuellement dominé par la Chine, sur les décombres d’une mondialisation dominée de manière hégémonique par les Etats-Unis et leurs proches alliés.
Ainsi, l’exigence de payer en roubles est d’abord une attaque directe contre le dollar, arme principale de cette hégémonie. La soi-disant sanction « Armageddon » de sortir les banques russes du système SWIFT est surtout une rafale dans le pied. D’abord, cette sanction ne s’applique pas à l’essentiel, les échanges sur le gaz et les autres hydrocarbures, elle ne s’appliquera certainement pas sur les céréales au risque de provoquer des famines et des troubles sans fin dans le monde entier. Ensuite, la Russie et la Chine s’y sont préparées en mettant en place des systèmes bancaires de contournement, le CIPS en particulier – les Russes ont leur propre système interne et avant le conflit, 84% des Russes étaient détenteurs de cartes de crédit anti-SWIFT. Enfin, la Russie a largement dédollarisé son économie et commerce avec la Chine avec la règle d’or de ne jamais faire aucun échange en dollars.
D’ailleurs, la nouvelle exigence russe fait suite à une série d’accords commerciaux passés ces trois dernières semaines ostensiblement hors du dollar et de l’euro.
La Chine et la Russie développent leurs partenariats commerciaux, visant l’équivalent de 200 milliards de dollars d’échanges en 2024 mais libellés au mieux en euros et le plus souvent en yuan-rouble. L’Iran et la Russie ont signé un accord commercial sur l’échange fruits-légumes (Iran) contre blé-viande (Russie) en rial-rouble. L’Inde vient de signer un accord pétrolier important avec la Russie en roupie-rouble.
Contrairement à ce que l’on entend communément et de manière fausse dans nos médias, la Russie est peu isolée, à l’exception de l’Occident (ce qui est évidemment beaucoup). Cette image inversée de la réalité est une sorte d’auto-hypnose dans laquelle les pays atlantistes s’enferment. Elle est le fruit d’une vision géopolitique trop nombriliste et sûre de soi qui empêche de comprendre les mouvements tectoniques majeurs en cours.
Le 24 mars également, Lavrov, ministre des affaires étrangères de Russie, rencontrait les ambassadeurs des BRICS. Or les BRICS coopèrent dans de nombreux domaines, mais depuis longtemps œuvrent pour casser la domination occidentale sur l’économie mondiale en créant par exemple, dès 2016, la New Development Bank qui a été conçue comme une alternative à la Banque mondiale et comme l’instrument d’une gouvernance globale des pays dits émergents.
Nos dirigeants refusent de voir l’offensive internationale contre l’hégémonie des États-Unis et de leurs alliés en matière de mondialisation.
De facto, l’ensemble des BRICS ne sanctionnent pas la Russie, comme la plupart des pays du monde, y compris ceux qui, à l’ONU, ont condamné formellement l’invasion de l’Ukraine – au contraire, ils s’empressent de tisser des liens commerciaux et géopolitiques alternatifs avec la Russie. Plus de 34 pays, et pas des moindres, comme la Chine, l’Inde ou l’Afrique du Sud, se sont mêmes abstenus de condamner cette invasion alors même que la Russie a objectivement violé le droit international. C’est colossal.
Dans le même temps, la France se fait sortir de l’Afrique par une Chine et une Russie en étroite coopération sur ce dossier-là également.
L’Organisation de coopération de Shanghaï (fondée par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan) se renforce, au point d’accueillir depuis 2016 des pays ennemis comme le Pakistan et l’Inde et depuis 2021 l’Iran (merci aux génies qui ont rompu les accords de Vienne sur le nucléaire iranien).
A force de vouloir faire plier la Russie, d’étendre l’OTAN malgré les avertissements de grands stratèges et géopoliticiens comme Henry Kissinger, Georges Kennan ou John Mearsheimer, et tant d’autres, nos élites dirigeantes, inféodées à une Amérique elle-même aveuglée par la mission messianique de « LA nation utile » qu’elle s’est auto-attribuée, ont commis une erreur stratégique lourde de conséquences.
Quand il y a trois puissances comme les États-Unis, la Chine et la Russie, on ne commet pas l’erreur de pousser la Russie dans les bras de la Chine. C’est la base.
Les mois à venir seront déterminants pour notre avenir et celui du monde. L’hubris qui nous anime est la plus mauvaise conseillère, or l’Occident s’y plonge avec délectation.
N’oublions jamais que l’Occident (États-Unis, Europe, Japon et Australie) représente 11% de la population mondiale mais consomme 70% des ressources. La situation hégémonique est agréable (quoique fort peu démocratique et très injuste) mais suscite bien des convoitises, bien des haines, légitimes ou pas, et surtout nous rend très fragiles.
Il est urgent de penser le monde de demain et la manière de résister, dans un pays comme la France, aux multiples crises qui se précisent. Il est également urgent de penser la paix en Europe et, d’enfin, réaliser cette grande conférence internationale sur la paix et la sécurité en Europe qui aurait dû se tenir dès l’effondrement de l’URSS – au détracteur de ce projet impératif, je rappellerai qu’on ne négocie qu’avec des adversaires pour trouver un terrain d’entente où chacun doit faire des concessions.
La mondialisation telle qu’elle a existé n’est plus, l’hégémonie occidentale et étasunienne sur le monde n’est plus possible. Malheureusement, notre classe politique semble perdue dans le monde d’hier au risque que l’addition soit payée au prix fort par les citoyens européens.
Georges Kuzmanovic, Président de République souveraine