Ils sont professeurs d’université, essayistes, économistes, ingénieurs, journalistes, banquiers, biologistes, diplomates, anciens hauts fonctionnaires, officiers généraux. Ils se sont rassemblés pour analyser l’impact de la crise que nous venons de vivre et réfléchir au monde de l’après-covid, sous la coordination de Charles Zorgbibe, professeur honoraire à la Sorbonne, ancien recteur d’Aix-Marseille et Jean-Claude Empereur, haut fonctionnaire honoraire, ancien maire de Pornichet.
Fruit de l’impressionnante richesse et diversité de leurs réflexions, ce volumineux ouvrage s’articule en trois parties intitulées « Nouvelles menaces, nouveaux enjeux » ; « Europe, décomposition et recomposition » ; « Quel ordre mondial ? ».
La crise du coronavirus qui frappe la planète entière est en effet un puissant révélateur des bouleversements géopolitiques majeurs qui affectent l’humanité. Près de vingt-cinq ans après Le Grand échiquier de Brzezinski, cet ouvrage envisage le monde sous l’aspect d’un « Nouvel échiquier » qui se dessine autour de quatre axes majeurs :
- Le basculement vers l’Indo-Pacifique et l’affirmation de la Chine comme une puissance de premier rang ;
- Le dépassement de la simple guerre économique par un conflit technologique de haute intensité, principalement numérique, que se livrent les États-Unis et la Chine ;
- L’apparition de nouveaux types d’acteurs, États-civilisations, Chine, Inde, Proto-États, Banques centrales, GAFAM et opérateurs du numérique ;
- L’affaiblissement de l’Europe, en pleine période de désarroi économique, institutionnel et sociétal.
Les trente-six auteurs réunis dans cet ouvrage sont tous acquis à l’idée que les contraintes géopolitiques exercent une influence considérable sur notre vie quotidienne. La Covid-19 a été, de ce point de vue, un accélérateur de réflexion. En effet, le désarroi général qui s’est emparé de la planète n’est pas, comme on le dit parfois, l’exemple d’un « cygne noir », un événement imprévisible aux conséquences considérables, mais, au contraire, souvent le résultat d’un manque d’anticipation de la part des gouvernants.
La préférence pour la « mondialisation heureuse » sur la souveraineté des États, entraînant, en Occident, un vaste mouvement de désindustrialisation et la perte de vue de l’importance des technologies nouvelles dans l’expression de cette souveraineté, a considérablement affaibli notre civilisation et ses capacités de réaction. L’obsession mondialiste de l’optimisation des « chaînes de valeur » a obscurci la volonté de maintenir la contrainte des « chaînes de commandement » nécessaires à la survie des nations.
L’ouvrage se propose de montrer qu’au-delà de la question sanitaire, la crise actuelle est multifactorielle : évolution des rapports de force entre Orient et Occident, explosion des flux migratoires, montée en puissance des fondamentalismes, dérèglement climatique, atteintes à l’environnement, épuisement des ressources, multiplication des acteurs non étatiques. Le choix des sujets a privilégié la montée en puissance de l’Asie, le rôle des technologies numériques dans l’évolution des rapports de force internationaux, la difficulté, pour l’Europe, de s’affirmer comme une puissance globale non dépendante.
Les auteurs de ce livre sont convaincus que le manque d’outils d’anticipation, mais aussi de volonté politique, est à l’origine de bien des dangers actuels, mais que le futur est encore loin d’être écrit. La Chine peut rencontrer des difficultés économiques et politiques entravant ses ambitions ; les États-Unis, bien qu’aillant toujours su faire preuve de résilience, rencontrent des problèmes de cohésion interne ; reste l’Europe qui, bien que désormais consciente d’être au bord du gouffre, tarde sur le choix des moyens pour se ressaisir.
Retour au propos introductif ; Charles Zorgbibe s’y réfère à deux réflexions d’auteurs célèbres qui plongent le lecteur dans une profonde méditation. De Malraux nous est proposée, extraite de La Tentation de l’Occident (1926), la phrase – prémonitoire ? – du jeune Chinois voyageant en Europe : « Je suis venu à l’Europe avec une curiosité hostile… Son présent nous attire plus que le cadre brisé de son passé, auquel nous ne demandons que des éclaircissements sur sa force. La création sans cesse renouvelée par l’action d’un monde destiné à l’action, voilà ce qui me semblait alors l’âme de l’Europe ». Y est adjointe la remarque célèbre de Pierre Manent : « Je suis très surpris de la léthargie des Européens qui semblent consentir à leur propre disparition. Pis, ils interprètent cette disparition comme la preuve de leur supériorité morale ». Entre explication lumineuse d’un présent irritant et anticipation d’une tragédie à venir, tout est-il dit ?
Pour conclure, un ouvrage collectif de haute qualité, aux angles d’approche multiples, indispensable tant aux esprits lucides, inquiets de l’état du monde et de ses évolutions anxiogènes, qu’aux essayistes ou aux chercheurs les plus exigeants.
La rédaction
Le nouvel échiquier
La société internationale après la crise de la covid-19
Sous la direction de Jean-Claude Empereur et Charles Zorgbibe
VA Éditions, 2021
466 p.- 29 €