L’Himalaya n’est pas que le sommet du monde
La Russie sert donc d’aiguillon à l’Inde face aux États-Unis et d’assurance-vie envers la Chine. L’Inde espère ainsi que des relations étroites avec une Russie « alliée » de la Chine servira de modérateur aux velléités chinoises notamment en Himalaya.
Himalaya ! Rien ne saurait mieux expliquer l’inextricabilité de la position indienne. Au nom d’Himalaya, l’Inde ne peut qu’exiger l’inviolabilité des frontières en droit international.
Mais en raison même de la menace chinoise et de la non moins dangereuse « alliance » sino-russe, l’Inde se voit obligée de composer avec cette même inviolabilité des frontières.
Douze résolutions onusiennes où l’Inde s’est frileusement abstenue le prouvent amplement.
Himalaya toujours. Il permet de tracer un parallèle quasi-parfait avec l’affaire ukrainienne. Le conflit sino -indien se cristallise et s’enkyste dans les territoires indiens hérités des cartes britanniques. Or ces territoires furent repris par la force en 1962 par la Chine. L’Inde eût donc quelque mal à accepter l’annexion russe de la Crimée. C’eut été légitimer l’agression chinoise.
C’est encore et toujours dans l’Himalaya que la Chine entend construire une route qui lui permettrait de faire transiter ses troupes. C’est donc un endroit hautement stratégique.
En 2020, il y eut également un affrontement impliquant des tanks dans la vallée de Galwan en pleine région du Ladakh. En décembre 2022 nouvelle escarmouche dans l’état d’Aruchnal Pradesh. Il ne manque plus qu’une étincelle même minime, dans une région qui n’en manque pas, pour embraser les esprits. Les deux pays sont extrêmement chatouilleux.
Pour compléter ce tableau déjà bien chargé mentionnons juste le Pakistan.
Dans le calculus indien, les stratèges se préparent à une guerre sur deux fronts. IIs pensent que le Pakistan pourrait attaquer l’Inde le long de la Line of Control au Cachemire. (LOC) Le Pakistan pourrait agir ainsi pour détourner les forces indiennes de la LAC Line of Actual Control vers la LOC.
Tous ces éléments expliquent aussi la position indienne.
Une Russie désintégrée serait à cet égard le pire scénario pour l’Inde. L’Inde se donne les moyens économiques de jouer son rôle.
Ainsi son plan de réindustrialisation « Self Reliant India».
Malgré quelques gênes dans certains domaines économiques, l’Inde a de quoi être satisfaite de la situation actuelle. Résumons : elle achète de l’énergie très bon marché qu’elle revend très cher. Ce faisant elle crée un lien de dépendance supplémentaire de la Russie en sa faveur.
Les sanctions pénalisant assez fortement les pays européens, l’Inde escompte un affaiblissement de l’Europe qui dépend désormais dans une certaine mesure de ses livraisons.
Une Europe minée par l’inflation n’est pas non plus pour véritablement lui déplaire.
Renan écrivit que « La bonne politique n’est pas de s’opposer à ce qui est inévitable, la bonne politique est d’y servir et de s’en servir. » L’Inde escompte aussi- dans une certaine mesure- une Russie qui cherchera son appui. Dans le domaine des livraisons d’armes, la part des importations en provenance de Russie n’a effectivement pas cessé de diminuer.
En 2013, 75% de l’armement indien provenait de la Russie, il est tombé aujourd’hui à 45%. Mais cette dépendance est duale. En effet la Russie peut aussi décider de brider les exportations indiennes, puisque le Brahmos utilise également de la technologie russe.
Les composants électroniques handicapent grandement l’industrie russe et gênent aussi par ricochet les flux russes à la fois pour de nouveaux matériels mais rendent insécure la maintenance de la défense indienne qui repose grandement sur les partenariats russes.
Ainsi malgré l’achat de Rafale à la France, le SU 30 reste l’épine dorsale de la défense aérienne indienne. L’Inde est donc condamnée à demeurer dépendante de la Russie ne serait-ce que pour la maintenance de son aviation.
Pour autant cela représente aussi une opportunité pour l’industrie d’armement indienne qui espère trouver de nouveaux marchés en Russie.
L’Inde réduit ainsi sa dépendance vis-à-vis de la Russie. Elle accroît la dépendance russe vis-à-vis d’elle-même. Le but de l’Inde est de devenir à moyen terme auto-suffisante en matière d’armement. L’Inde se sent suffisamment habile pour gérer les incompatibilités inhérentes à cet écheveau.
Et surtout, il n’est pas interdit de penser que l’ambition secrète de l’Inde est d’être un pont entre la Chine et la Russie. L’Inde anticipe ainsi- non sans quelque raison- des futures tensions entre la Chine et la Russie.
Entre la Russie et la Chine, il y a effectivement l’Amour et la Sibérie. L’Inde observe attentivement l’évolution de la situation en Asie centrale voire en Arctique. Le premier sommet Chine-Asie centrale qui s’est tenu en mai 2023 à Shaanxi en Chine et regroupant le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan mais sans la Russie ne peut qu’alerter l’Inde.
Il appert de ces rappels une grande similitude entre les politiques étrangères turque et indienne.
Les deux leaders qui se sont progressivement éloignés des critères classiques de la démocratie occidentale mènent leur pays vers l’autonomisation. Tous deux ont désormais une forte composante russe dans leur armement. Tout comme la Turquie, l’Inde recherche davantage un non-alignement plutôt qu’un embrigadement auprès d’un des deux grands.
Rappelons la profession de foi de Nehru : « We are not pro-Russian, nor for that matter are we pro-American. We are pro-Indian. »1
Quid novi ? C’est à peu près le principe de tout pays… sauf qu’elle revêt un caractère spécial vu le contexte et la personnalité du Premier ministre. Pour ajouter à sa solennité, il tint ce discours devant le Parlement indien. Ce fut probablement le lancement de la Conférence de Bandœng d’avril 1955.
La Turquie a voté contre la Russie à l’ONU en février 2022 mais refuse d’appliquer les sanctions sous des prétextes fallacieux. Pour autant les drones Bayraktar qu’elle livre à l’Ukraine font merveille.
La Turquie a condamné l’agression russe en des termes encore plus violents que l’Inde qui s’est abstenue. Erdogan a remporté les élections en Turquie. Quel que soit le résultat des prochaines élections en Inde, il est vraisemblable que cela ne changera pas la politique de New- Delhi.
L’on pourrait aisément comparer l’actuelle politique étrangère de l’Inde à celle de la jeune République kémaliste qui consistait à se tenir à l’écart des grandes puissances mais de changer- si nécessaire- d’alliances.
Au supermarché mondial le multi alignement indien consiste à se servir sans choisir son camp. En somme l’Inde s’inspirerait ainsi du Sonderweg allemand.
Nous nous permettons de rappeler humblement à Modi que le Sonderweg allemand a aussi eu des conséquences funestes. Le problème de Modi est à la fois simple et compliqué.
Jusqu’où l’Inde saura-t-elle jusqu’où ne pas aller trop loin ?
Il n’est pas impossible que l’Inde nourrisse des ambitions mondiales. En témoigne la déclaration de James Marapa, Premier ministre de Nouvelle-Guinée, lors de la visite de Modi et qui n’a pas hésité à professer avec une génuflexion à l’égard de Modi : « We need a third big voice on the global stage . » « The island nations of the Pacific will rally behind your leadership. »2
L’Inde se donne les moyens d’être une puissance d’équilibre.
Richard Haas écrivit un livre intitulé Foreign policy begins at home. Les dérives nationalistes et illibérales pourraient à terme menacer le fragile équilibre de la politique étrangère indienne.
L’on observe cependant un lent et imperceptible glissement de la position indienne. L’Inde a quitté une ambiguïté finalement plutôt non complaisante à l’égard de la Russie pour un désappointement sévère.
De façon subliminale, l’Inde hausse le ton, sans toutefois aller jusqu’à une véritable condamnation notamment dans le le forum onusien. Elle envoie de plus en plus fréquemment des signaux subliminaux concernant l’agression russe. Mais elle se garde bien toutefois de prononcer ce mot.
Il suffit de comparer les mots utilisés par l’Inde lors de l’annexion de la Crimée et ceux de l’invasion de l’Ukraine. Modi avait employé en 2014 le mot legitimate, « There are after all, legitimate Russian and other interests involved. »[3 Times of India 05/04/2022], c’est à bon escient que le ministre indien des Affaires étrangères Shishankar Menon l’oublie en 2022. En 2022, on ne trouve plus ce mot. C’est loin d’être anodin. Cela montre l’absence d’approbation.
Le texte exact de la position indienne après l’agression en Ukraine est : « India urges that all Member States demonstrate their commitment to the principles of the UN Charter, to international law and respect for sovereignty and territorial integrity of all states.
Keeping in view the totality of the evolving situation, India decided to abstain. »
Bien plus après les massacres et crimes contre l’humanité commis par les Russes à Boutcha, relevons la déclaration indienne. Lente évolution peut-être ; palinodie sûrement pas.
Une analyse fine et précise illustre cette lente dégradation.
« unequivocally condemned » killings in Ukraine’s Bucha and supported calls for an independent investigation into the « deeply disturbing reports ».
« India’s permanent representative to the United Nations TS Tirumurti said the country « remained deeply concerned at the worsening situation and reiterates its call for immediate cessation of violence and end to hostilities ».
« We hope the international community will continue to respond positively to the humanitarian needs. We support calls urging for guarantees of safe passage to deliver essential humanitarian and medical supplies. »[4 in The Guardian 1 Juillet 2005]
Les pays asiatiques – pour certains recherchent le parapluie militaire américain tout en regardant l’évolution de leurs exportations vers la Chine. Pour l’Inde, cette équation est infiniment plus compliquée.
En géopolitique Mythos finit souvent par céder sa place à Logos qui prépare Nomos. Quelque soient les difficultés internes indiennes, Modi est celui qui rend l’Inde fière et grande. C’est à ce trébuchet qu’il faut donc évaluer et jauger l’action de l’Inde.
De quels moyens, les Américains disposent-ils afin d’éviter un basculement indien en faveur de la Russie ? La question centrale est la définition de l’ampleur du basculement.
Les Américains exigeront-ils un alignement complet de l’Inde sur leurs positions ? Ils devront donc soigneusement tracer des lignes rouges acceptables pour l’Inde. Il leur faudra à la fois ménager la susceptibilité indienne, tenir compte – bien évidemment- de leurs propres intérêts et considérer bien sûr le voisinage chinois.
Mais avant toute chose, les Américains doivent conserver ou reconquérir leur crédibilité mise à mal à diverses reprises.
Retrait précipité d’Afghanistan (l’on oublie d’ailleurs beaucoup trop souvent que Trump qui avait négocié avec les Talibans les accords de Doha, ne fit rien durant sa présidence finissante pour préparer ce retrait dans l’ordre), soutien évanescent- Trump plastronnant comme un paon mais impotent- lors du bombardement des pipelines saoudiens par l’Iran.
Enfin, last but not least, les tentations isolationnistes semées par Trump.
Pour le dire autrement jusqu’où les USA accepteront-ils de ne pas confondre allié et rallié ou pour le dire encore plus brutalement accepteront-ils de reconnaître que l’Inde a des intérêts légitimes et divergents.
En sus des divergences géopolitiques, souhaitons que les Américains, dans leur croisade des démocraties, ne cherchent pas à imposer les valeurs libérales que l’Inde rejette car fondamentalement l’ordre libéral ne correspond pas à la vision indienne. Jaishankar l’a d’ailleurs fièrement déclaré à la tribune de l’ONU lors de la 77ème session de l’Assemblée Générale. ‘We will liberate ourselves from colonial mindset’
Il est à espérer que les USA ne répéteront pas l’erreur du barrage d’Assouan même si ce projet était intrinsèquement catastrophique.
Tout cela est connu. Et il est plus que probable que les Américains y répondront de manière plus que convaincante ; le soutien américain à l’Ukraine le démontre amplement. Mais il est un autre aspect du problème qui interpelle.
Satisfaire les ambitions indiennes d’assurer de façon continue le développement économique d’un pays de 1,4 milliard d’habitants. Non pas que l’Inde ait besoin d’une aide comme un quelconque pays sous-développé, mais elle recherche un partenaire capable de l’accompagner dans ses projets économiques.
En quelque sorte les Américains, devront maîtriser le piège de Kindleberger.
Tout comme l’Inde, les USA ne pourront se contenter très longtemps d’une « Strategic ambiguity. » Ils pourront d’autant moins s’en contenter qu’ils traînent à cause de Nixon qu’on a connu, par ailleurs autrement inspiré, des propos insultants.
Un des handicaps que les Américains trainent est un certain ressentiment indien et un manque de confiance envers eux.
Qu’on en juge avec les échanges Nixon-Kissinger :
USA-INDE ou l’air de la calomnie
« The Indians are bastards anyway. They are starting a war there. » Cette déclaration fait référence à la guerre indo-pakistanaise de 1971. Dixit Kissinger !
Nixon a ainsi dit à Kissinger « We really slobbered over the old witch, »
Lequel avait répondu :
« While she was a bitch, we got what we wanted too, » Mr Kissinger replied. « She will not be able to go home and say that the United States didn’t give her a warm reception and therefore in despair she’s got to go to war. »
« The Indians are bastards anyway, » he added. « They are the most aggressive goddamn people around. »
« I don’t know why any American would want to go to India except for the hedonists, the people that go there to ‘find themselves.’ It’s full of… it’s a terribly poor country. What the hell do they have there to see? »
Les pays colonisés ont la mémoire longue. Kissinger avait certes quelque peu réparé les dégâts en reconnaissant l’importance stratégique de l’Inde.
« India is not a great power yet, but it has the potential to emerge as one. »
« The United States has to be friends with India if we are to deal effectively with the rest of Asia. » 3
Kissinger eût beau s’excuser dans le Washington Post, il en reste quelque chose.
Certes Bush Senior et Clinton ont su fort intelligemment recoller les morceaux. Durant la présidence Obama, les deux administrations ont lancé le projet « Defense Trade and Technology Initiative » qui ouvre la voie à une coopération élargie.
Biden, quant à lui, veut aller beaucoup plus loin avec son initiative « On Critical and Emerging Technology. » Ce projet ambitionne de couvrir les semi-conducteurs et surtout le développement de l’intelligence artificielle. On ne peut que saluer cette politique qui institue également l’Inde comme partenaire égal. L’on est cependant en droit de s’interroger sur sa pérennité. Elle va en effet se heurter à la volonté de Modi de mettre en œuvre le plus rapidement possible son slogan : « Make in India, make for the World. »
Tout indique que l’Inde rentre en compétition- sévère -économique avec la Chine ; elle bénéficie non seulement d’une main-d’œuvre qualifiée, abondante et très bon marché mais l’Inde vise aussi grâce à ses positions déjà acquises, des secteurs de technologie chasse gardée américaine.
À terme il est inévitable que des frictions apparaissent et les USA avertis de leurs erreurs avec la Chine se montreront sans doute beaucoup plus vigilants dans la défense de leurs intérêts commerciaux face à l’Inde.
Les USA ont certes beaucoup progressé. En 2010 le montant total des achats d’armes américains était de 20 milliards de dollars, il est vrai que le point de départ était voisin de zéro. Les Américains vont cependant se heurter à une vraie difficulté pour accroître leurs ventes. Les Indiens exigent de plus en plus de vrais transferts de technologie, ce qui n’est pas la politique américaine.
Autre point bloquant et qui n’est pas propre à l’Inde, les Américains veulent une interopérabilité des armements et surtout une intégration stratégique. Or l’Inde refuse- pour le moment- une telle sujétion. En sera-t-il toujours ainsi ?
En outre l’Inde est membre de l’OCS ce qui limite forcément les possibilités d’intégration. La Turquie, elle, n’est que partenaire du dialogue de l’OCS.
Le QUAD bien qu’affichant clairement son objectif séminal, n’est pas une alliance au sens juridique du terme. L’on pourrait la qualifier de « low cost » sur les problèmes majeurs.
Les Américains profitent actuellement d’un alignement des planètes relativement favorable.
L’on peut légitimement se poser la question de la réaction indienne en cas de provocation chinoise musclée ou de déclenchement d’hostilité.
Taïwan ne bénéficie pas d’une garantie militaire du style de l’article 5 de l’OTAN des membres du QUAD à part les États-Unis. Gageons que l’Inde ne sera surement pas la première à voler au secours de Taïwan.
En cas d’attaque chinoise sur Taïwan, nous ne parierions pas une seule roupie sur le soutien indien autre que verbal.
Les Américains bénéficient cependant du fait qu’ils n’ont aucune revendication territoriale ou maritime vis-à-vis de l’Inde. Même si les revendications territoriales chinoises sur l’Inde existent, elles sont loin d’avoir la même prégnance historique et nationaliste que celles que la Chine exerce sur Taïwan ou sur certaines îles.
Mais il n’en reste pas moins que des facteurs objectifs existent quant à une détérioration de la relation sino-indienne. Dans la mesure où la Chine sera capable de modérer les ardeurs pakistanaises, cela constitue un avantage pour les Américains. Mais le raisonnement inverse a aussi ses partisans. N’ayant pas à lutter sur deux fronts, l’Inde se sentira moins inquiète et donc moins encline à suivre les USA.
Les Américains savent que l’Inde ne possède ne possède face à la Chine ni la sécurité interne ou l « internal balancing » ni les partenariats étrangers- « external balancing ». Le savoir est une chose, le signifier sans pression en est une autre. Les relations Inde- Europe étant ce qu’elles sont, rebus sic stantibus, le seul véritable external balancing pour l’Inde reste les USA.
Nous tenons à remercier de son amitié Monsieur Mogens Peter Carl, ancien Directeur Général de la Commission, et nous aimons rappeler qu’elle est notre Commission à tous les Européens, des précisions qu’il nous a apportées à ce sujet. Il fut chargé- entre autres des négociations industrielles et pharmaceutiques avec l’Inde, et ce grâce à sa connaissance profonde l’Inde.
Aux yeux de l’Inde, « l’Europe n’y apparait pas et pour cause : elle n’existe pas aux yeux des Indiens, sauf, et cela vaut la peine de souligner, en tant que partenaire commercial majeur et en tant qu’obsession (négative). Ils nous considèrent comme des hypocrites, pire que les Américains( qui, dixit un ami indien, ont au moins le mérite de dire parfois crument ce qu’ils veulent …), qui voulons encore maintenant, 75 ans après leur indépendance , leur imposer nos normes environnementales, notre lutte contre le réchauffement climatique, etc. » « L’Inde se voit, malgré ses dissensions internes réelles comme une force de l’esprit, une force tranquille qu’elle puise dans le passé et dans la religion. »
L’Inde peut estimer qu’à partir du moment où l’idéologie nationaliste n’est pas la principale composante dans l’agressivité chinoise, un conflit majeur ou de haute intensité peut être évité. Dans ce dernier cas, les USA auraient plus de mal à enrégimenter l’Inde surtout s’il s’agit d’un conflit limité aux intérêts américains.
Au-delà de l’affaire ukrainienne et de la relation sino-indienne, les Américains devront apprendre à reconsidérer leurs relations avec un certain nombre de pays et notamment avec ceux qui sont dans la mouvance du Sud Global. Certes le temps de la canonnière est révolu et fort heureusement. Certes le temps des United fruit ou ITT n’est plus qu’un lointain souvenir. Mais il ne sera pas évident pour un pays qui se pensait détenir une mission, un rôle- de premier plan- et des valeurs d’avoir des relations plus équilibrées.
Citons- avec plaisir- à cet égard Philippe Moreau Defarges- remarquable analyste des relations internationales : « Toute mission universaliste se retourne toujours contre son initiateur. »4
La présidence impériale américaine a longtemps fait sienne la pensée d’Abraham Maslow qui disait de façon savoureuse :
» Si vous ne disposez que d’un marteau, vous avez tendance à voir tous les problèmes comme des clous. »
Pour autant il leur faudra éviter de tomber dans la tentation d’un néo isolationnisme qui progresse aux États-Unis. Les USA demeurent et c’est fort heureux, la première puissance mondiale. Quand bien même écrit en 2010 Bruno Tertrais est toujours d’actualité. « A chaque crise économique mondiale, on annonce le déclin inéluctable de l’Amérique. Seulement voilà quand l’Amérique prend froid, la Chine s’enrhume et la Russie attrape la grippe. »5
Elle n’est plus hégémonique mais elle demeure la seule qui garde le pouvoir du Peace making, du Peace Keeping, et surtout tout en étant les seuls à jouir de la totalité de la maîtrise des Global Commons et de la capacité de projection mondiale. Pour reprendre la formule si pertinente de Gérard Araud, les Américains doivent garder en tête : « qu’il n’y a pas de politique étrangère sans un horizon de recours à la force. » 6
Que les relents nationalistes irritent les USA, quoi de plus normal, quid novi ? Mais dans un monde où le logo populiste gangrène chaque jour davantage la planète, les USA devront apprendre à gérer leurs rapports avec les démocratures. Erdoğan a été réélu, Modi le sera aussi sans doute probablement l’année prochaine. Certes la dérive illibérale indienne ne saurait se comparer à celle de la Turquie, mais la politique étrangère de Modi est solidement ancrée et encrée au marbre, que Modi soit réélu ou pas.
Washington peut faire miroiter à l’Inde les dangers d’un cousinage trop proche avec la Russie, il peut lui rappeler la fragilité actuelle de la Russie, les livraisons d’armes de plus en plus problématiques, un éventuel refroidissement de ses relations à mesure du rapprochement sino-russe, mais en dépit de ces éléments, l’Inde ne renoncera pas à ses assets russes.
Face à un possible refroidissement des relations Russo- indiennes, les Américains montrent à leur tour leur soutien à l’Inde notamment à propos du cachemire en évitant les débats à l’ONU.
Sans vouloir surinterpréter comment pourrait se manifester que l’on pourrait qualifier d’attiédissement, rappelons que la Russie a conduit le jour même de l’invasion en Ukraine des exercices militaires communs avec le Pakistan dans des territoires contestés. Le Premier ministre pakistanais Imran Khan fut par la suite accueilli à Moscou et y bénéficia d’un accueil particulièrement enthousiaste.
Les Américains devront composer avec une Inde gardant ses accointances russes. La logique eut voulu que plus la Chine et la Russie se rapprochassent, plus l’Inde devrait se raccrocher aux États-Unis.
Il arrive pourtant que Dame Logique soit battue en brèche par les passions, les idéologies ou par les arrière-pensées des Etats. L’exemple de la Grande-Bretagne dans l’entre-deux-guerres est tristement là pour nous le prouver.
Alliance « low cost » semble être le mot qui définit le mieux les relations indo-américaines. Certes mais cette alliance s’aguerrit avec le temps. Paradoxalement sa grande force, c’est sa souplesse qui lui permet une grande réactivité et une relative inventivité. Notons également que Biden, à la différence de ses prédécesseurs, attache une très grande importance au QUAD. Il a en effet convoqué une réunion du QUAD dès son entrée en fonction à la Maison- Blanche.
Aussi après de nouveaux incidents survenus en 2020 entre la Chine et l’Inde, cette dernière a saisi cette occasion pour accepter la participation australienne à des exercices communs alors qu’elle s’y refusait auparavant, de peur de contrarier la Chine.
L’on peut également affirmer que c’est la montée en puissance indienne qui a poussé Beijing à un retrait de ses troupes, là où précisément il y avait eu un clash auparavant, mais surtout Beijing a accepté un échange de prisonniers afin de désarmer toute poussée nationaliste. Le QUAD constitue désormais un vrai frein aux ambitions chinoises.
Mais si l’on se donne la peine d’analyser finement et surtout de prêter attention aux propos de Modi, l’on s’aperçoit et du succès grandissant du QUAD et de l’évolution positive de l’Inde. L’on peut aussi mesurer les progrès à l’aune de l’évolution des réactions chinoises. Ainsi en 2017 après que Shinzo Abe eut invité des officiels de haut rang d’Australie, d’Inde et des USA, Wang Yi le ministre chinois des Affaires étrangères put se gausser de cette réunion en disant après la réunion de Manille : « This gathering of “the Quad,” as the grouping was known, was merely “a headline-grabbing idea,” “They are like the sea foam in the Pacific or Indian Ocean: they get some attention but will soon dissipate.” 7
Octobre 2020 changement de partition musicale. Les violons moqueurs cèdent la place aux tambours menaçants. Le même ministre prévient « The Quad is a big underlying security risk” to the region. »26
En cela il suit la tradition chinoise : « Killing one to warn a hundred » 8
Tuer l’Australie pour avertir le Japon et l’Inde, l’Australie étant supposée être le maillon faible.
Ainsi en 2021, le Premier ministre Modi déclare à l’issue d’un sommet historique du QUAD « Today’s summit meeting shows that the Quad has come of age. It will now remain an important pillar of stability in the region.” 9
D’aucun daubent le grand âge de Biden. Pour autant dans l’affaire ukrainienne, son parcours est remarquable. L’on ne peut également que le féliciter pour sa politique de rapprochement avec l’Inde, sa stratégie semble porte ses fruits. Prenons en pour preuve les propos inquiets une fois n’est pas coutume de Xi-Ji Ping : « efforts to use “multilateralism as a pretext to form small cliques or stir up ideological confrontation.” 10
Certes, malgré les nombreuses coopérations américano- indiennes, il n’est pas question d’inclure l’Inde dans le saint des saints des Five Eyes, mais la coopération américano-indienne en matière de renseignements existe.
La signature en 2020 entre l’Inde et le Japon sur l’encryptage en liaison avec les Five Eyes ne pouvant être qu’une simple coopération.
Les USA avancent précautionneusement, mais ils doivent éviter deux écueils. Ne pas fixer trop d’objectifs et trop d’objectifs ambitieux au QUAD et surtout ne pas être trop « impérial » avec les pays les plus petits.
Le National Defense Strategy d’octobre 2022 stipule que les USA soutiendraient l’Inde si une future confrontation aux frontières advenait, mais quelle est sa valeur juridique ? Quelle est sa force politique ? Quelle en est sa manifestation militaire ?
Les USA doivent donc rassurer l’Inde
– lui fournir des armes sophistiquées comme le F 35
– accepter les coproductions en matière militaire
– Accompagner l’Inde dans son rôle de puissance régionale et reconnaitre son rôle majeur en Asie du Sud
– encourager le Pakistan à rester neutre
L’Inde n’est pas membre de l’OTAN. Mais les USA devraient inventer une formule signalant qu’une agression contre l’Inde serait une agression contre tout un chacun.
Si les USA traitent et considèrent l’Inde non pas comme un vassal mais comme un partenaire, qu’ils acceptent que l’Inde ne soit ni leur porte-voix ni un simple accessoire de leur politique étrangère, alors les objectifs américains, à savoir équilibrer l’expansion- tôt ou tard agressive de la Chine- seront atteints.
L’inde sera, si ses intérêts bien compris seront pris en considération, un allié utile et puissant.
-
A cette seule condition, l’axe indo-américain jouera un rôle majeur dans la sécurité régionale. Y compris sur Taïwan qui sera mieux couvert par cette détérrence.
Mais de grâce, que nos américains que nos amis américains n’exigent pas le prix du sang indien dans la région.
Rassurer l’Inde signifie que les USA doivent assumer leur part de responsabilité dans le climat de défiance qui régnait auparavant entre eux et dont les souvenirs restent encore vivaces en Inde.
En retour, l’Inde doit également assumer et sa part de responsabilité et surtout enterrer le passé et accepter de faire confiance aux Américains.
Nous nous permettons de rappeler à Modi les propos si délicieusement intelligents de Monsieur le Cardinal de Retz : « On est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance »
La France qui a des intérêts évidents dans l’indopacifique pourrait d’ailleurs s’y associer. La France a la deuxième zone économique exclusive maritime dans le monde.Par-delà l’affaire ukrainienne, il faut suivre la politique étrangère de l’Inde à plus d’un titre.
Il y a peu de clichés autant galvaudés que d’affirmer que nous entrons dans une nouvelle ère dans un nouveau monde. Pour autant il est vrai que l’ancien monde hérité de 1945 et probablement du Traité de Westphalie reposait sur une série de paradigmes :
– des puissances régentées peu ou prou par les mêmes règles, souvent les mêmes idéologies, hors périodes révolutionnaires
– intangibilité des frontières, et le célèbre principe Cujus regio, ejus religio .
Pour simplifier, même en période de bipolarité, la puissance occidentale, britannique puis américaine a régenté le monde. On se rappellera donc les diverses formules autrichienne, britannique et américaine , les unes plus délicieuses que les autres: AEIOU, Rule Britannia, Speak softly and carry a big stick.
Enfin des guerres facilement identifiables dans leur mode opératoire et par leurs acteurs.
Il est cependant un facteur qui complexifie la politique étrangère américaine en Inde. Il leur faudra -peut-être – envisager une situation de zone grise.
Citons à cet égard Patrick Wasjman qui fut un professeur exceptionnel : « La notion d’interchangeabilité entre guerre et politique est une des données fondamentales de la pensée marxiste. Le passage de l’une à l’autre n’est pas marqué par une cassure brutale. Au contraire, lorsqu’un conflit éclate, les marxistes ont tendance à l’interpréter comme l’émergence de la structure véritable des relations internationales, plutôt que comme la perturbation exceptionnelle de l’ordre établi. » 11
Désormais ce n’est plus le cas.
Si la puissance américaine reste toujours la première, elle n’est plus hégémonique. Elle doit composer et surtout prioriser ses objectifs. Depuis la seconde guerre mondiale, les Américains n’entendaient pas mettre fin à un conflit sans obtenir la défaite totale de l’adversaire. Au temps de la guerre froide, chaque camp vouait l’autre aux gémonies et se pensait l’unique représentant du Bien. Pour dire le vrai les choses n’ont pas foncièrement changé.
La quasi-totalité de ces paradigmes a volé en éclats dans le monde actuel mais cette dernière perdure.
En outre ce conflit majeur met aux prises des acteurs non occidentaux dans une région non occidentale. Le Japon défit et humilia sévèrement la Russie en 1905, le traité fut d’ailleurs signé aux États-Unis à Portsmouth. En outre le Japon se voulait émule de l’Occident.
Or dans cette occurrence, les acteurs ne sont pas occidentaux, ils refusent tous, certes à des degrés divers, les valeurs occidentales. C’est tout sauf anodin, il faudra donc suivre l’évolution de l’Inde et son insertion dans les relations internationales actuelles. Ce sera un test pour voir comment des pays émergeants peuvent assumer leur part de responsabilité.
La politique américaine se heurte aux mêmes blocages qu’elle a connu durant les années de la détente.
« Toute diplomatie devient difficile lorsqu’une des parties considèrent que l’élément essentiel de la rencontre virgule le contenu même du marchandage n’est que la superstructure des éléments qui ne font pas partie des matières négociées. » 12
Patrick Wasjman pourrait reprendre mot pour mot cette assertion en remplaçant simplement le mot URSS par Inde. Mais les Indiens étant des commerçants fort habiles, ils le feraient sans doute avec plus d’élégance.
Tout l’effort américain consistera donc à tracer le chemin à l’Inde pour que 1905 ne se transforme pas en décembre 41. Obama avait inventé, dans le champ militaire, le concept du « leading from behind »,il reviendra à Joe Biden de ciseler ce concept dans le champ diplomatique.
À cet égard Obama ne fit que reprendre le concept de la doctrine Nixon -Kissinger telle qu’annoncée à Guam en 1969. Nous ne pouvons que suggérer à Joe Biden de relire l’analyse impeccable qu’en fit Patrick Wasjman :
« Elle se proposait de promouvoir un désengagement sélectif des États-Unis ; il ne s’agissait donc pas pour les États-Unis de se retirer purement et simplement de positions trop aventurées dans le monde, mais de se retirer sans perte significative de puissance. En un mot, il convenait que l’Amérique conservât une influence, mais sans exercer- dans la mesure du possible-de responsabilités directes. » 13
Certes les USA portent une fois de plus le fardeau le plus lourd, mais cela ne les autorise pas à imposer une nouvelle lex americana ou pax americana. Dans un article prémonitoire publié dans nos colonnes, Philippe Moreau Defarges avait prédit dans un article brillant comme à l’accoutumée- il y a quelques années- la Pax Americana doit hélas mourir un jour. 14
L’on citera, une fois de plus avec un bonheur renouvelé, la pensée si juste et si fine de Maurice Gourdault-Montagne qui fort de son immense expérience aurait pu conseiller aux Américains : « Il faut savoir saisir les sensibilités qui nous demeurent étrangères et c’est à la diplomatie de permettre aux dirigeants d’éviter les maladresses qui affaibliront les intérêts dont ils ont la responsabilité » 15
Les Américains vont interagir dans un monde où la représentation de la souveraineté sera hypertrophiée, elle aura probablement plus d’importance que les seuls rapports de force. D’où les erreurs de calcul désormais moins impossibles. Jusqu’à présent, hormis la France et la Grande-Bretagne, les USA se voyaient et étaient acceptés volens nolens comme le Lord Protecteur en raison de l’absence d’armes nucléaires dans ces pays. Or l’Inde et cela fait toute la différence est une puissance dotée qu’on le veuille ou non cela limite la marge de manœuvre.
A cet égard, en toute modestie, nous suggérons tant aux Indiens qu’aux Américains de s’inspirer de Thomas Schelling, économiste et co-lauréat du Prix Nobel d’économie, mais aussi un des plus fins connaisseurs de stratégie nucléaire. Une des idées force de Schelling était : « The Threat that leaves something to chance. » 16
En guise de conclusion :
« Démarate, à ces mots, lui déclara : Seigneur, tu exiges la vérité, une réponse qui ne te fasse pas constater un jour qu’on t’a menti : Eh bien, la Grèce a toujours eu pour compagne la pauvreté, mais une autre la suit : la valeur, fruit de la sagesse et de lois fermes ; par elle la Grèce repousse et la pauvreté et le servage. J’honore tous les Grecs des pays doriens de là-bas, mais je ne vais pas te parler ici d’eux tous, il s’agit des Lacédémoniens seulement : d’abord, rien ne leur fera jamais accepter tes conditions, qui apportent l’esclavage à la Grèce ; ensuite, je sais que tu les trouveras devant toi pour te combattre, quand tout le reste de la Grèce p se rangerait sous tes lois. Leur nombre ? Ne cherche pas combien ils sont pour se permettre cette audace : qu’il y en ait mille sous les armes, ils seront mille p à te combattre ; qu’il y en ait moins, qu’il y en ait plus ils seront là. » 17
Bien entendu nous ne saurions négliger ce que les abstentionnistes veulent nous dire ; et nous reconnaissons évidemment qu’il y a presque là un impératif catégorique.
Pour autant il nous semble tout aussi vrai de rappeler que les votes condamnant la Russie représentaient un étiage compris entre 120 à 145 voix à l’ONU.
Moins de 40 pays se sont abstenus.
Face à cette arithmétique, nous revient en mémoire Xenophon qui écrivit il y a bien longtemps : « Tu sais n’est-ce pas, que ceux qui sont devenus aujourd’hui tes sujets n’ont pas été amenés par un sentiment d’amitié pour toi, à t’obéir, mais par contrainte, et qu’ils tâcheraient de recouvrer leur liberté, si la peur ne les retenait. Or à ton avis, qu’est ce qui grandirait leur crainte et leur réserve à ton égard ? »18
Léo Keller
Directeur du blog de géopolitique Blogazoi
Professeur à Kedge Business School
- Tweet du 22 Mai 2023 Stephen Dziedzic ↩
- Foreign Affairs 22/09/2022 ↩
- Philippe Moreau Defarges in Blogazoi Donald trump ou la Pax Americana doit hélas mourir un jour ↩
- Bruno Tertrais in les conséquences stratégiques p 26 ↩
- Gérard Araud in Nous étions seuls p 315 ↩
- Kevin Rudd Why the Quad Alarms China in Foreign Affairs 6 August 2021 ↩
- Patrick Wasjman in L’Illusion de la Détente PUF P56 ↩
- Patrick Wasjman in L’Illusion de la Détente PUF P 58 ↩
- Patrick Wasjman in L’Illusion de la Détente PUF P 167 ↩
- Philippe Moreau-Defarges la Pax Americana doit hélas mourir un jour in Blogazoi ↩
- Maurice Gourdault-Montagne in Les aytres ne pensent pas comme nous P 319 ↩
- Thomas Schelling in American ↩
- Hérodote in l’Enquête Livre VII La Pléiade p 496 ↩
- Philippe Moreau-Defarges la Pax Americana doit hélas mourir un jour in Blogazoi ↩
- Maurice Gourdault-Montagne in Les aytres ne pensent pas comme nous P 319 ↩
- Thomas Schelling in American ↩
- Hérodote in l’Enquête Livre VII La Pléiade p 496 ↩
- Xenophon in Anabase livre VII les belles lettres P 165 ↩