Après la Grande dépression de l’économie annoncée par les médias depuis le début du confinement, il semble que nous assistions à un épisode encore moins réjouissant, épisode craint par les psychiatres et les gouvernements, à savoir la « Grande dépression de l’individu ». Les études scientifiques commencent à rappeler cette évidence, et les politiques s’inquiètent peu à peu des conséquences sanitaires et psychologiques à long terme du confinement : l’individu confiné serait plus facilement sujet à la dépression. Réaction de Pierre-Louis Boyer, maître de conférences HDR en droit.
Dernièrement, une étude britannique menée par les chercheurs du Department of Psychological Medicine du King’s College de Londres relevait les conséquences psychologiques du confinement, soulignant l’accroissement des dépressions au cours de ces périodes particulières1. De même, le bulletin national d’information de SOS Médecins du 23 mars 2020 indiquait une augmentation, chez les personnes adultes, de 54 % des actes pour angoisse pendant la période de confinement française2. Enfin, un sondage réalisé par Opinion Way pour le cabinet Empreinte Humaine spécialisé en QVT – pour employer un acronyme contemporain – la première semaine d’avril a révélé que près de la moitié des travailleurs confinés sont en détresse psychologique (44 %), et que 18 % des « télétravailleurs » confinés présentent des signes de troubles mentaux sévères, voire dépressifs3. Cela ne fait que s’ajouter aux phobies multiples de notre monde ; les hypocondriaques avaient déjà tous attrapé le Covid-19 – deux fois – et les agoraphobes, d’abord soulagés, commencent à trouver finalement le temps long. On ne sera donc pas surpris de voir que le docteur Mylène Lefebvre, directrice du laboratoire du sommeil « Michel Jouvet » du Centre Hospitalier du Vinatier de Lyon, a lancé il y a quelques jours une étude intitulée « Impact du confinement sur les rythmes circadiens et le risque de dépression »4.
Les premières réponses à cette étude montrent, en effet, que l’état de santé mentale des personnes confinées témoigne de signes de dépression5.
Que dit cet état de santé mental sur notre monde et sur l’individu en tant qu’être politique désormais confiné depuis plusieurs semaines ?
Cette déconfiture psychologique nous ramène déjà à notre petitesse, ce qui n’est pas si mal dans un monde où nous nous insurgeons souvent contre les catastrophes naturelles et où quelques enragés du bouton ont parfois des envies nucléaires. Mais sans doute est-ce aussi les conséquences humaines de voies politiques que l’on n’ose, à ce jour, guère remettre encore en question. La « Grande dépression de l’individu » relève d’une double contradiction sociétale : d’une part, l’homme a souhaité s’ériger comme seul détenteur de sa liberté, et donc comme être indépendant, individu sans limite, ni origine, ni rapport naturel imposé à lui ; et d’autre part, il a feint une construction sociale où il serait totalement indépendant.
C’est l’être libéral moderne dans toute sa splendeur, le « self-made-man » anglo-saxon – comme si l’homme, nouveau démiurge déjà si faible qu’il se masque et s’hydroalcoolise mécaniquement, pouvait se « fabriquer » lui-même… On trouve dans cette posture anthropologique un héritage nominaliste pluriséculaire, et il serait bien trop présomptueux ici de rappeler les origines occamiennes de l’individualisme contemporain. Mais on soulignera cependant que les Lumières, second humanisme, avec l’anthropophilie qu’elles ont générée, tout comme les romantismes germanique ou français, ont favorisé ce culte de l’individu détaché de tout rapport à l’autre. Il n’y a qu’à lire Hegel et ses Principes de la philosophie du droit, ou encore Kierkegaard et son Ou bien… ou bien et ses Stades immédiats de l’éros pour s’apercevoir de la primauté de l’individu sur le groupe ; ou même se pencher sur les figures françaises des héros romantiques comme un Rastignac ou un Lorenzaccio qui évoluent dans des mondes prétendument ragoûtants et ne sont finalement que les chantres d’un individualisme démesuré. Cet individualisme conduit l’homme à ne se voir que comme un être vivant par lui-même, grâce à la « force vitale » schopenhauerienne6, car, pour continuer la référence littéraire, il se considère comme « une force qui va »7.
En allant même plus loin, dans la continuité des romantiques, on peut rappeler cette adulation de Nietzsche pour le surhomme, le übermensch zarathoustrien, qui s’élève au-dessus d’une populace communautaire qui ne vivrait que grâce à l’autre, et qui raille ce « voisin » à qui l’on se frotte – en ces temps de confinement, nombreux sont ceux qui souhaiteraient se frotter à leurs voisins, en tout bien tout honneur… :
« “Nous avons inventé le bonheur”, disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime encore son voisin et l’on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur. […] Un peu de poison de-ci de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poisons enfin, pour mourir agréablement. On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais l’on veille à ce que la distraction ne débilite point. On ne devient plus ni pauvre ni riche : ce sont deux choses trop pénibles. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir encore ? Ce sont deux choses trop pénibles. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : quiconque se sent différent va de son plein gré dans la maison des fous »8.
C’est la fabrique de l’individu. C’est l’apogée du modèle libéral dans lequel « l’individu ne pense qu’à son propre gain »9. Seulement, confronté à sa seule personne, l’être humain se sent désormais bien seul, bien incapable, bien impuissant.
Il n’y a pas de place pour « l’être seul ».
Et quelles sont les traductions à ce modèle ? Elles sont nombreuses, que l’on soit dans les batailles d’egos entre scientifiques chloroquiniens ou dans les ruées sur les paquets de farine dans les rayons des supermarchés. Mais un révélateur de cette limite semble avant toute chose être celui de la crise des EHPAD. On dit « EHPAD » pour ne pas dire « établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes », car ce serait un rappel beaucoup trop violent de ce culte de l’individualisme. On préfère l’acronyme qui néglige la signification du mot ; cela rassure. Car si l’on a conscience que ces personnes âgées sont « dépendantes », encore faut-il nous poser la question de leur dépendance. Dépendantes, mais de quoi ? D’un système de santé ? D’une institution ? Cela ne revêt aucun sens si l’on pense la dépendance comme une solidarité organique. S’il y a une dépendance, c’est bien d’une personne. Et cela nous renvoie la question de la responsabilité d’autrui : au-delà de l’obligation alimentaire de l’article 205 du Code civil qui fait parfois enrager, en fin de mois, les plus ingrats, suis-je responsable de mes parents ? Suis-je solidaire de mes grands-parents ? Dans un État qui nous rappelle bien souvent, dans son triptyque catachétique, le devoir de « Fraternité », suis-je le gardien de mon frère ? Le cas échéant, cela voudrait-il dire qu’il y a une communauté naturelle dont je ne peux me détacher sans briser la chaîne de responsabilité ? Si je ne suis pas responsable de mes parents, ou de mes grands-parents, qui l’est ? Cet État qui a depuis longtemps abandonné médecins, forces de l’ordre, pompiers, enseignants, gilets jaunes, malades et vieillards ? Un établissement de santé ? En quoi et pourquoi seraient-ils plus responsables de ces êtres auxquels je suis, ontologiquement, intimement lié ? Dans les sociétés dites « communautaires », la continuité transgénérationnelle (ou plurigénérationnelle – néologisons donc –) refuse que l’on brise le lien de responsabilité. Les mots qu’avait prononcés le roi Hassan II sont très révélateurs d’un paradigme bien différent de celui de notre société :
« Le jour où l’on ouvrira la première maison de retraite au Maroc, notre société sera en voie de disparition ».
Quand la crise du Covid-19 accentue l’individualisme par le biais du confinement, elle lève le voile sur les responsabilités multiples que l’on a refusées, bien longtemps, d’assumer. La génération qui a prôné l’individu libéral se retrouve seule, dans des établissements sanitaires devenus des « presque-morgues » tant la situation épidémique est critique. Les enfants de celle-ci cherchent des boucs-émissaires pour ne pas que les écailles de l’individualisme ne tombent de leurs yeux. Et les petits-enfants, petites poucettes reprogrammées, font des photographies d’eux-mêmes pour s’assurer qu’ils « sont », skypant, teamsant, zoomant, whatssapant pour combler en eux le vide des remords innommables.
C’est la première contradiction : l’homme a créé l’individu mais souffre de cette privation de la communauté. Il a culturellement nié ce qui lui était naturel.
La seconde contradiction est celle qui faisait croire à cet individu qu’il était à même de créer, de lui-même, artificiellement, toute relation sociale. Or, privé de tout lien, confiné, esseulé, isolé, retiré, devenu anachorète technophile, l’homme prend conscience qu’il est bien naturel d’être « un être en relations » ; faute de quoi, les conséquences psychologiques sont dramatiques.
En considérant qu’il créait de lui-même le rapport social, il refusait le fondement naturel de toute société. Il choisissait ses parents ou ses enfants, sa famille, ses amis, son travail et ses loisirs. L’homo festivus concentré à construire « son » monde. En refusant ce fondement naturel, il s’envisageait potentiellement indépendant, solitaire, distinct de tout être. Mais la solitude covidienne le renvoie à lui-même ; il est alors sans histoire (il l’a refusée pour pouvoir se « régénérer »10), sans Dieu (il l’a tué pour se « fabriquer » lui-même), sans famille (il l’a chassée de chez lui pour assumer sa liberté individuelle). C’est exactement ce qu’écrivait, il y a plus de 2000 ans, le stagirite :
« celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : “sans lignage, sans foi, sans foyer” »11.
Désormais conscient, mais déprimé, il ne peut plus envisager la société comme une création. C’est une nécessité essentielle, c’est une réalité naturelle.
C’est un désaveu de la philosophie anglo-saxonne et libérale, qu’elle soit hobbesienne, lockienne, ou encore rousseauiste : l’homme ne crée pas son « contrat social » avec sa famille ou ses amis. Il vit, naturellement, au contact de l’autre. Face aux mouvements naturels collaboratifs, coopératifs, communautaires, de soutiens divers que l’on découvre çà et là, autour de nous ou dans les médias, il y a bien une société qui a privé l’homme de son rapport à l’autre en favorisant, par un culte libéral du « soi », l’individu face au Bien commun.
Il y a deux siècles, un tableau finalement bien actuel était peint par Balzac, révélant une société qui commençait à négliger la famille et à faire des sacrifices idolâtres à l’individu. Tel un miroir de notre Occident en crise, il brise le silence de l’égotisme et dévoile une société cacochyme, empoissonnée par un mal bien plus grave qu’un virus pandémique :
« Peut-être certaines gens n’ont-ils plus rien à gagner auprès des personnes avec lesquelles ils vivent ; après leur avoir montré le vide de leur âme, ils se sentent secrètement jugés par elles avec une sévérité méritée ; mais, éprouvant un invincible besoin de flatteries qui leur manquent, ou dévorés par l’envie de paraître posséder les qualités qu’ils n’ont pas, ils espèrent surprendre l’estime ou le cœur de ceux qui leur sont étrangers, au risque d’en déchoir un jour. Enfin il est des individus nés mercenaires qui ne font aucun bien à leurs amis ou à leurs proches, parce qu’ils le doivent ; tandis qu’en rendant service à des inconnus, ils en recueillent un gain d’amour-propre : plus le cercle de leurs affections est près d’eux, moins ils aiment : plus il s’étend, plus serviables ils sont »12.
Soulignons enfin, triomphe des réalistes, que le culte du « tout numérique », dont la finalité n’est bien évidemment qu’économique, risque de prendre du plomb dans l’aile, car sans doute cette crise nous rappelle-t-elle que, incapable de vivre sans l’autre face à son écran, l’homme est bien un « animal politique ». Encore une fois, Aristote avait raison.
Pierre-Louis Boyer
Maître de conférences HDR en Droit, Le Mans université, ThémisUM
- S. K. Brooks, R. K. Webster, L. E. Smith, L. Woodland, S. Wessely, N. Greenberg, G. J. Rubin, « The psychological impact of quarantine and how to reduce it : rapid review of the evidence », The Lancet, vol. 395, 2020, p. 912-920. ↩
- Bulletin national d’information SOS Médecins du 23 mars 2020, p. 1 : https://www.santepubliquefrance.fr ↩
- https://www.franceinter.fr/societe/le-teletravail-une-source-de-detresse-pour-pres-de-la-moitie-des-salaries-selon-une-etude ↩
- https://framaforms.org/impact-du-confinement-sur-les-rythmes-circadiens-et-le-risque-de-depression-1586274193 ↩
- https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/rhone/lyon/coronavirus-confinement-risque-non-negligeable-depression-psychiatre-mylene-lefebvre-1819388.html ↩
- Voir A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 2004, p. 851-852. ↩
- V. Hugo, Hernani, III, 2. ↩
- F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, in Œuvres, vol. IX, Paris, Mercure de France, 1903, p. 18-19. ↩
- A. Smith, Recherche sur la Nature et les causes de la richesse des nations, t. IV, trad. G. Garnier, Paris, Guillaumin, 1843, p. 33-35. ↩
- X. Martin, Régénérer l’espèce humaine : Utopie médicale et Lumières (1750-1850), Bouère, DMM, 2008. ↩
- Aristote, Les politiques, 1253a. ↩
- H. de Balzac, Le Père Goriot, Paris, Calmann Lévy, 1910, p. 26-27. ↩