Cet article analyse les divisions croissantes en France autour du conflit israélo-palestinien et souligne l’échec des solutions occidentales traditionnelles, telles que la paix négociée et la solution à deux États. L’auteur plaide pour une intensification militaire en Israël, considérant que la paix ne peut être obtenue qu’après une victoire totale de l’un des camps. Il remet également en question l’approche juridique et morale de l’Occident, la jugeant inadéquate face aux réalités géopolitiques du XXIe siècle.
Une année est passée depuis la tragédie du 7 octobre, et jamais la France – sa sphère politique, médiatique et intellectuelle en particulier – n’a été aussi divisée au sujet du problème israélo-palestinien. Il semble cependant y avoir consensus sur un point : Le Moyen-Orient s’enfonce dans la guerre, le « pouvoir politique » perd du terrain face à la « puissance militaire », les craintes relatives à un embrasement régional et à une montée aux extrêmes ne cessent de croître. L’Occident rationaliste, désireux d’imposer le modèle « pacificateur » auquel il est désormais attaché : Accord de cessez-le-feu ; pourparlers en vue d’un processus de paix ; accord négocié en vue d’une solution à deux Etats, est en pleine confusion. Inquiétudes et confusion en partie infondées, car c’est surtout notre relative incompréhension des formes de la guerre, en ce début de XXIe siècle, qui condamne la plupart de nos analyses à une obsolescence irrémédiable, et qui prive probablement le conflit qui se déroule à Gaza et au Liban d’une issue positive.
Comment expliquer en quelques lignes seulement, là où il faudrait un essai de 150 pages, que : un cessez-le-feu serait non seulement inutile, mais contre-productif ; un processus de paix n’a non seulement aucun sens politique, mais il ne peut désormais exister que comme conséquence à la destruction massive (occasionnant une reddition inconditionnelle) de l’un des belligérants ; que le mot même de paix doit être abandonné car la nécessité de l’heure consiste à faire évoluer la guerre vers une autre forme, plus politiquement assumée, et non d’y mettre un terme ; que l’intensification militaire de la guerre et son extension régionale n’occasionnent aucune confusion, comme on l’entend en boucle dans certains médias, mais au contraire une clarification géopolitique salutaire ; que la solution occidentale à deux Etats doit être abandonnée, car l’Histoire inscrira dans cette zone torturée un seul Etat – reste à savoir lequel ; que le droit international est une huile qui attise les flammes de la guerre plutôt qu’elle ne les apaise, et qu’il va donc falloir que les Occidentaux renoncent à leur modèle juridique universaliste s’ils veulent entrer dans un XXIe siècle qui prendra, avec ou sans leur consentement, la forme d’un rapport de force néo-westphalien ?
Nous ne pourrons pas tout dire ici, ni tout justifier. Alors, si l’on ne doit retenir qu’un mot, qu’un nom, afin de poser un regard différent sur cette crise géopolitique, ce devrait être celui-ci : Clausewitz. Si ce penseur est un génie, ce n’est pas en raison de ses positions stratégiques concernant la supériorité de la défense sur l’attaque, ou de tout autre aspect de son ouvrage magistral, De la guerre, mais en raison du lien qu’il établit de manière indélébile entre guerre et politique. Ce lien est la clef de compréhension des guerres civilisationnelles modernes, depuis la guerre de partisans métapolitique que nous subissons sur notre sol jusqu’à la guerre hybride qui secoue le Moyen-Orient, en passant par le conflit russo-ukrainien. Clausewitz, donc, en deux phrases : 1. « La guerre est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. » La guerre est donc histoire de « volonté », et plus particulièrement de « volonté de puissance ». L’usage des armes n’est qu’un moyen ; la volonté de puissance est la fin. Question : Que raconte le choc des volontés de puissance palestiniennes et israéliennes au sein de cette guerre de territoire ? Que visent-elles ? La réponse se trouve dans la seconde phrase : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens », et plus particulièrement dans la remarque qui clôt le §24 : « l’intention politique est la fin, tandis que la guerre est le moyen, et l’on ne peut concevoir le moyen indépendamment de la fin ».
Les Occidentaux, qui passent leur temps à essayer de montrer que Clausewitz a tort, plutôt que d’essayer de comprendre et d’utiliser ce qu’il a écrit, sont victimes de deux erreurs récurrentes : 1. ils s’indignent du « moyen », de la violence de la guerre, qu’ils veulent faire cesser à tout prix ; 2. ils ignorent la « fin » de la guerre, de nature politique, que leur grille de lecture périmée ne parvient jamais à exhiber véritablement. La première erreur a été dénoncée par Clausewitz lui-même en ces termes : « Les âmes philanthropes pourraient alors aisément s’imaginer qu’il y a une façon artificielle de désarmer et de battre l’adversaire sans trop verser de sang, et que c’est à cela que tend l’art véritable de la guerre. Si souhaitable que cela paraisse, c’est une erreur qu’il faut éliminer. » Eliminer aussi, par la même occasion, les sempiternelles indignations relatives à la violence de la guerre, et leur justification juridique internationale fautive. Oui, la guerre est tragique, insupportable moralement, destructrice physiquement et psychologiquement, oui Gaza a été rasée, et le Sud-Liban le sera probablement aussi, et c’est pour cette raison que la guerre doit être évitée lorsque cela est possible.
Mais, lorsqu’elle est engagée, lorsqu’elle est inévitable, alors tout l’enjeu consiste à lui permettre d’évoluer vers un point de sortie, ce qui n’est possible qu’à condition d’exhiber la véritable « intention politique » des belligérants.
Dans le cas israélo-palestinien, cette « intention politique » revêt une part de complexité asymétrique que l’obsession idéologique propre à l’Occident refoule. Qu’est-ce à dire ? Désormais, du côté palestinien – et donc du côté iranien, indirectement du côté russe et chinois, par effet de bande, et même du côté gauche de l’Occident – c’est la solution à un seul Etat qui prédomine. L’intention politique palestinienne est là et nulle part ailleurs : « Désioniser la Palestine ». En plus d’être ancrée dans les textes fondateurs des mouvements dits « de résistance », elle a été théorisée par la gauche américaine, via Noam Chomsky notamment, il y a déjà bien longtemps. Depuis, les publications ne cessent de se multiplier, comme un signe de l’objectivation de cette intentionnalité. Le sionisme – c’est à dire l’existence d’Israël sous forme étatique – est, pour la gauche occidentale, « une idéologie à déconstruire », et pour une partie du monde arabe, une réalité territoriale à éradiquer. Il n’existe, politiquement, pour ces militants pro-palestiniens qu’une unique solution : un seul Etat au sein duquel, pour parler comme Ilan Pappé, « le mélange des communautés deviendrait peu à peu une réalité ». En somme, une libanisation et une islamisation d’Israël conduisant à court terme à la marginalisation, et éventuellement à l’éradication, du peuple juif.
En ce début de XXIe siècle, l’« intention politique » palestinienne gagne du terrain, à la fois en terre arabe et en Occident. Elle ne modifie pas seulement les termes de l’accord implicite envisagé initialement, mais les consciences arabes et occidentales, et aussi la manière de conduire la guerre. Par exemple, tout le monde aura remarqué qu’il n’y a plus de différence entre antisémitisme et antisionisme. La raison ? La nouvelle donne idéologique islamo-gauchiste a imposé désormais l’idée que le principal soutient d’Israël réside dans l’influence politique de ses diasporas. La guerre qui est menée contre Israël l’est donc sur deux fronts : guerre hybride en Israël, et terrorisme idéologique et physique en Occident contre les diasporas et les opinions publiques. L’objectif est qu’elles cèdent, qu’elles cessent de faire pression sur les gouvernements occidentaux, que ces derniers, à l’image du président Macron, renoncent à soutenir militairement Israël, et qu’Israël s’affaiblisse sur son propre sol pour, non pas qu’il accepte les pourparlers visant à un partage « équitable » du territoire, mais pour qu’il renonce à son existence au profit de l’intention politique palestinienne désormais pleinement assumée.
Face à cela, qu’est-ce que l’Occident est en mesure de proposer ? Toujours la même « solution à deux Etats » – marque vieillissante d’un idéalisme politique hors sol, hors du temps, concept politique abstrait aux « frontières » chimériques dont la radicalité des temps que nous traversons ne veut pas. Une jolie idée morale, mais politiquement « has been ». Les leaders occidentaux n’en ont cure ; ils s’y accrochent désespérément. Le libéralisme bourgeois persiste à penser de manière « éthique », incapable qu’il est de penser de manière « politique » ; il se rêve encore en justicier du monde, et s’accroche à une époque de l’histoire durant laquelle il était en position de force, en position d’imposer sa weltanschauung au reste de l’humanité. Cette époque est révolue ! L’« intention politique » de l’Occident est non seulement devenue illisible, mais obsolète. Et, de ce fait, le rationalisme pacifiste : cessez-le-feu, accord de paix, solution à deux Etats, est réduit à l’état de rhétorique creuse, voire contre-productive, car elle prive Israël du renouveau idéologique nécessaire.
De facto, si faiblesse d’Israël il y a, elle réside aujourd’hui, avant tout, dans la faiblesse idéologique de l’Occident et de la gauche israélienne, incapables de renouveler leurs schémas intellectuels, incapables de comprendre ce que signifie politiquement le « sionisme » à l’heure du choc des civilisations, et donc incapables d’opposer aux BRICS et aux soutiens chiites du Hezbollah et du Hamas, une autre solution concurrente, une solution à un seul Etat israélien qui accueillerait les palestiniens désireux de cohabiter, et qui réduirait la masse des autres à des diasporas disséminées dans les Etats islamiques de la région. L’incapacité même d’accepter moralement qu’une telle option soit légitime, car perçue comme « nationaliste » et donc « d’extrême droite », empêche l’Occident de jouer son rôle d’« acteur géostratégique » dans la région, selon les termes de Brzezinski. Un rôle qui suppose une volonté de puissance pleinement assumée, une vision du monde bien définie, philosophiquement et politiquement solides. Or, l’Occident tremble ; il a non seulement peur de ses démons, mais il s’enfonce dans une crise du sens de plus en plus profonde. L’ère de la domination occidentale des relations internationales est bel et bien révolue faute d’aura intellectuelle suffisante. Israël a commencé, et devra continuer d’en supporter les conséquences à l’avenir. Il devra opérer, presque seul, la nécessaire montée aux extrêmes en matière de « moyens militaires » face à l’ennemi chiite ; et il devra travailler, presque seul, à clarifier son « intention politique » et à la faire valoir, face à un bloc islamique en pleine résurgence, soutenu par deux blocs civilisationnels dominants, la Russie et la Chine.
Frédéric Saint Clair
Ecrivain, politiste