Kamala Harris. Tout un symbole. Quand la sociologue K. Crenshaw publiait en 1989 sur le concept d’intersectionnalité, elle ne pensait peut-être pas voir un jour la vice-présidence des USA incarnée par une femme. Sans doute, encore moins par une femme métisse élue « à un battement de cœur du bureau ovale », ayant précédemment coché de multiples cases de « Première fois » en tant que femme indo-américaine (procureure de district en 2003, procureure générale de Californie en 2010 et 2014, sénatrice en 2016 et colistière de Joe Biden en 2020).
Bien sûr, Kamala Harris n’est pas le parfait exemple d’une ascension de classe. En effet, ses parents sont tous les deux diplômés de Berkeley – économiste à Standford et oncologue à McGill – mais, ils sont néanmoins loin d’être des « natives » made in the USA. Nés en Jamaïque et en Inde, ses parents ont suivi leur cursus doctoral en Californie dans les années 1960, après leur immigration. De même, elle n’est pas non plus exempte de critiques quant à sa carrière (lien avec Willie Brown, cumul d’emploi et magnanimité pour les acteurs financiers des subprimes) et à sa gestion des discriminations dans ses précédents postes (notamment sur ses positions contradictoires sur l’assurance santé universelle, le harcèlement sexuel au sein de son équipe et le possible emprisonnement des parents de décrocheurs scolaires, souvent issus de minorités).
Pourtant, elle évoque bien les travaux des sociologues américaines des années 2000 qui ont fait du terme « intersectionnalité » un véritable paradigme académique, notamment P. Hills Collins et A.M. Hancock.
Pourtant, Kalama Harris reste plus que jamais une identité hybride, un personnage qui convoque plusieurs histoires, plusieurs parcours de vie. Et aujourd’hui cette – vraisemblable – future VP des USA semble avoir su faire avec des discriminations croisées et enchevêtrées, malgré des systèmes de dominations multiples.
Débats académiques et incompréhensions politiques
Kamala Harris représente ainsi le « Role Model » idéal, sorte d’idéal type à la M. Weber, pour convoquer et illustrer le paradigme de l’intersectionnalité. Elle nous permet – par cette incarnation – de mettre à plat un concept sociologique si malmené ces derniers temps en France, si caricaturé, et ce, au cœur même de l’Etat. Si l’intersectionnalité a des défauts, ils se discutent au cœur des Sciences Humaines et Sociales, à travers de nombreuses publications que ce soit par A.M. Hancock, S. Walby, S. Bilge, L. McCall, P. Hills Collins. Néanmoins, elle continue d’offrir une grille de lecture pertinente… quoi qu’en disent ses détracteurs que ce soit le ministre de l’Education nationale ou globalement les anti-féministes.
Tout d’abord, il s’agit d’un paradigme particulièrement heuristique. L’intersectionnalité permet de prendre en compte les premières trois grandes catégories de discriminations : « genre », « race » et « classe sociale ». L’approche plus contemporaine de l’intersectionnalité étudie d’ailleurs en détail ces catégories qui ne sont pas fermées, ni figées – Kamala Harris en est un parfait exemple, ni noire, ni indienne, ni Jamaïcaine, mais un peu de tout cela. De même, ce paradigme convoque l’approche microsociologique et macrosociologique des processus de construction des iniquités, la petite histoire des dominations et la Grande.
Au-delà de ces catégories, l’approche intersectionnelle autorise à matérialiser une possible cartographie de ces caractéristiques dans une vision plus inclusive dans laquelle on peut retrouver au delà du trio genre-race-classe sociale, les enjeux d’âge, de handicap, d’apparence physique… L’intersectionnalité rassemble et élargit, au lieu de segmenter et donc de réduire la perspective et la mobilisation. En ce sens, ce paradigme autorise enfin à estimer que chacune des discriminations1 actuellement prohibées par des conventions internationales ainsi que par la loi en France (Codes pénal et du travail) puisse être cumulée et ce, de façon éventuellement exponentielle.
La classe sociale mais aussi l’origine et le genre
Ce paradigme intersectionnel prend en compte les discriminations qui ne sont pas uniquement celle de la classe sociale, et c’est là qu’en est tout le bénéfice. Une simple approche par la classe rend invisibles les questions de genre et de race/origines : « gender and race blind ».
Au contraire, l’intersectionnalité permet de comprendre qu’une politique de lutte en faveur de l’égalité hommes-femmes ou des individus d’origine étrangère est tout autant une lutte pour la démocratie que pour l’économie, voire de la croissance.
Briser les stéréotypes de genre ou de « race » est un pas vers un commun plus fort et plus inclusif. L’élection de Kamala Harris permet ici de refaire démocratie en intégrant les « origines différentes », « les femmes », « les femmes d’origine différente » pour un avenir commun et pour tenter une réunification des divisions internes.
Mais l’intersectionnalité est aussi heuristique pour mieux penser la complexité de nos environnements actuels : raisonner de façon intersectionnelle, considérer que classe sociale, origine ethnique, sexe, orientation sexuelle, culture et autres, doivent être pensées ensemble nous permet d’appréhender cette complexité et de sortir du diversity blind comme diraient les anglo-saxons.
Car les inégalités économiques sont enchevêtrées dans des enjeux sociétaux et culturels. C’est le postulat de cette approche. Ni plus, ni moins. Nous considérons avec ce paradigme que l’individu n’est pas une somme de caractéristiques qui se cumulent pour lui donner son identité, mais une entité complexe qui articule diversement ses propres caractéristiques.
Kamala, seconde dauphine
Il s’agit donc de complexifier l’analyse des stéréotypes, d’articuler sans cumuler. Ainsi, quand Libération titre « Kamala Harris, première Dauphine », il renvoie à tout un schème de représentations et de dominations qui ne sont pas sans conséquence, alors même que l’universalisme à la française souhaite les invisibiliser. Ce titre s’inscrit dans la dynamique stéréotypique dominante : femme, concours de beauté, seconde, etc. Cette formule joue aussi diversement sur les strates de la femme métisse, donc encore une fois seconde et putativement infériorisée.
Il se construit bien ici une représentation spécifique de l’objet, qui ne fait pas que cumuler les éléments, mais qui complexifie notre propos. Même en tant que VP des USA, elle reçoit l’injonction de rester à sa place, confirmant ici la nécessité de prendre en compte le sexe (Gender Studies) et l’origine (Race Studies) comme stigmate de la domination, et pas seulement la classe sociale.
Un paradigme indispensable
L’intersectionnalité renvoie donc à une théorie transdisciplinaire visant à appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales par une approche intégrée : elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale (classe sociale, sexe/genre, classe, « race », ethnicité, âge, handicap, orientation sexuelle, etc.). L’intersectionnalité postule leur interaction dans la production et la reproduction des inégalités sociales.
Méthodologiquement, et nous terminerons par ce point, nous voudrions insister sur le fait que si l’on appréhende souvent des problématiques sous un unique angle, ceci peut empêcher d’en saisir toute la complexité.
Ainsi, un individu qui se situe dans plusieurs minorités à la fois ne sera socialement reconnu comme appartenant qu’à une seule de ces minorités – et ce même s’il ne se voit pas comme en faisant partie : c’est le phénomène d’assignation.
Or, il y a une nécessité à décrire les individus comme des entités complexes, aux multiples dimensions, qui s’articulent et nécessitent d’être appréhendées de manière intersectionnelle plus que cumulative.
Finalement en France, à ne pas vouloir regarder les origines ni le genre sous prétexte d’universalisme, nous ne produisons que des clones quand les USA eux, ont élu un Président noir et une femme Vice-présidente.
Pr. Virgnie Martin
Politiste, sociologue
Medialab Kegde Business School
Pr. Katia Richomme-Huet
PhD & HDR
Professeure associée Kedge Business School
Photo : Juli Hansen/Shutterstock.com
- Les discriminations sont des distinctions opérées entre des personnes physiques conduisant à des inégalités de traitement, fondées sur l’un des 23 critères retenus (origine, sexe, mœurs, orientation sexuelle, âge, situation de famille, appartenance ethnique, nationale ou raciale, opinions politiques, syndicales ou mutualistes, convictions religieuses, apparence physique, son patronyme, état de santé ou son handicap) et dans un domaine précis (accessibilité, recrutement, etc.) (article 225-1§1 du Code pénal). ↩