Cliquer sur le site de l’Association Française Transhumaniste – Technoprog donne à voir comme premiers mots : « HOMME AUGMENTÉ ». « L’être humain », y lit-on, « peut “devenir plus humain” grâce à la technologie : vie plus longue, davantage d’intelligence et de créativité… » La définition qui suit du transhumanisme lie indissolublement les deux termes : « Le transhumanisme exprime l’idée que l’humain peut être “augmenté” par la technologie1. »
Ces discours d’aujourd’hui doivent être remis en perspective. D’abord, pour souligner que le terme transhumanisme n’est pas récent. Sa première occurrence est communément attribuée au biologiste Julian Huxley, le frère d’Aldous, le romancier bien connu du Meilleur des mondes, qui l’a utilisé en 1951. Pourtant, douze ans avant le premier directeur général de l’UNESCO, le polytechnicien Jean Coutrot (1895-1941) ingénieur économiste, cheville ouvrière du groupe X-Crise lancé en 1931 et surtout maître d’œuvre du Centre d’études des Problèmes humains (CEPH) et des Entretiens de Pontigny, chantait les louanges du transhumanisme sous les frondaisons de la célèbre abbaye. Coutrot fut un amid’Aldous Huxley, qu’il a associé à Alexis Carrel au patronage de son CEPH, une structure dont le célèbre médecin, auteur de L’homme cet inconnu, reprit l’idée à son compte pour lancer sous l’égide de Vichy sa Fondation pour l’étude des problèmes humains. Cette « étude » est au cœur de l’entre-deux-guerres, où l’heure est à « l’homme » et d’abord à « l’homme nouveau », décliné sous bien des facettes dans des titres de revues, des ouvrages et des idéologies en vogue, du communisme aux fascismes ; sans oublier les régimes démocratiques, notamment la République de Weimar.
On pourrait gloser sur le caractère intemporel de la transformation rêvée de l’homme et rattacher à « l’homme augmenté » nombre d’utopies futuristes, depuis L’Atlantide de Francis Bacon jusqu’à la littérature d’anticipation. On soulignera cependant la nécessité d’articuler ces textes aux réalités scientifiques et technologiques de leur temps et aux possibilités alors offertes.
Avant 1914, l’évolutionnisme, entendu souvent comme un eugénisme, est en vogue. Avec la Première Guerre mondiale, la première « guerre totale », et ses suites, des visions qui n’étaient qu’imagination ou fantasme relèvent dorénavant d’une potentialité envisageable. « L’homme augmenté » existe et peut être considéré comme « un rêve » et un « cauchemar » de l’entre-deux-guerres.
Des enseignements de l’entre-deux-guerres…
Durant l’entre-deux-guerres, « l’homme augmenté » se décline de différentes manières2. Il renvoie tout d’abord au débat sur le technofuturisme qui se développe en Grande-Bretagne. Les jalons sont posés dans une conférence intitulée « Dédale ou la science de l’avenir » prononcée à Cambridge en 1923 par John Burdon Sanderson Haldane, biologiste marxiste qui prophétise l’avènement, pour 2073, du « sélectionnisme », une procréation faite par ectogenèse, l’embryon puis le fœtus se développant dans un utérus artificiel ; une prédiction dont s’est inspiré Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes. En 1934, dans un texte intitulé If I Were Dictator, Julian Huxley campe un biologiste aux pouvoirs tout puissants dont le programme est l’ « humanisme scientifique ». De tels discours rencontrent des soutiens chez John D. Bernal ou Herbert George Wells, tandis que d’autres, comme C. S. Lewis et J. R. R. Tolkien sont beaucoup plus critiques et dénoncent ce culte de la technologie.
Le technofuturisme des biologistes n’est pas seul à devoir être pris en compte pour saisir la diversité des discours prétendant élever l’homme au-delà de sa condition « naturelle ».
À l’échelle du continent européen, d’autres courants mettent l’accent sur une élévation alliant science et spiritualité. Les cosmistes russes jouent en l’espèce un rôle important et d’autant plus notable que certains d’entre eux voyagent en Europe occidentale et y diffusent leurs idées. Ainsi, le minéraliste et promoteur de la géochimie, Vladimir Vernadski (1863-1945), futur « père de la science soviétique » et prix Staline (1943) séjourne-t-il à Paris entre 1922 et 1925. Il y rencontre le philosophe Édouard Le Roy, s’approprie le terme noosphère cher à ce dernier et publie en 1929 en français la seconde édition de son ouvrage intitulé La biosphère. Mais c’est avec Teilhard de Chardin que la noosphère trouve son promoteur le plus connu même si, à cette époque, le jésuite et paléontologue, en froid avec Rome, doit se faire discret et ne peut publier ses textes. À défaut, ils sont précautionneusement distribués, lus et commentés. Ainsi, Jean Coutrot fait de Teilhard une référence majeure de son projet transhumaniste. Vingt ans plus tard, en 1959, Julian Huxley préface la version anglaise du Phénomène humain, un ouvrage qui a marqué la France et l’Europe d’après 1945 au point de voir l’UNESCO, en 1965, célébrer en grandes pompes le dixième anniversaire de la mort de Teilhard et souligner toute l’importance de sa figure de « l’ultra-humain ».
L’homme augmenté dans l’Europe de l’entre-deux-guerres est encore celui de la chirurgie. Cette dernière donne à voir un homme augmenté, réparé par des prothèses. Elles peuvent lui permettre de travailler et d’être adapté à la production de masse et aux chaînes de production tayloriennes qui se développent dans la grande industrie. Ainsi, à l’heure de l’Organisation scientifique du travail (OST), « l’homme augmenté » prend la forme d’un « homme machine » ou d’un « travailleur machine » qui inspire, notamment sous Weimar, des artistes très critiques devant cette transformation.
La chirurgie n’a pas seulement une vocation réparatrice. Elle peut, à travers la chirurgie sexuelle, viser à la régénération nécessaire pour enrayer la dégénérescence supposée de la civilisation occidentale au lendemain du cataclysme de 1914-1918. Les techniques sont variées, de la vasectomie mise au point par le médecin viennois Eugen Steinach, aux greffes testiculaires de singes, proposées par Serge Voronoff, (médecin russe installé à Paris) et pratiquées sur plusieurs milliers d’hommes jusqu’au milieu des années trente. Le « rajeunissement », la « revitalisation » sont ici recherchées et promues par leurs défenseurs qui opposent la force de l’animal à la faiblesse et à la décadence de l’homme européen anémié par le premier conflit mondial. Voronoff ne cache pas ses ambitions : « Un jour, je serai peut-être capable de produire le super homme. » Ce « super homme » annonce-t-il le transhumanisme et « l’homme augmenté » de notre XXIe siècle ? La réponse est plus délicate qu’il n’y paraît même si l’entre-deux-guerres est mise en avant pour pointer des filiations, souvent revendiquées par des transhumanistes actuels, notamment le philosophe Nick Bostrom, un de leurs principaux théoriciens.
Aux défis contemporains
Faire de l’entre-deux-guerres le creuset du discours contemporain sur « l’homme augmenté » est commode mais se heurte à différents écueils. Le premier est d’ordre analogique et téléologique : on ne saurait se contenter de repérer, par exemple, les occurrences du terme transhumanisme depuis les années trente, sans s’interroger sur sa polysémie ; ce qui conduit par conséquent à être attentif au contexte pour bien saisir la teneur des débats sur le transhumanisme lui-même comme sur des enjeux collatéraux mais non directement superposables, à savoir la machine, la technique ou la technologie qui nourrissent les projets d’homme augmenté. En parallèle, il s’agit de prendre la mesure de l’évolution des « progrès » techniques et technologiques enregistrés depuis l’entre-deux-guerres et plus encore à venir et de penser, à cette aune, une question fort classique en histoire, celle des continuités et des ruptures. Jacques Testart et Agnès Rousseau insistent ainsi sur « les ruptures technologiques sans précédent » et la « transformation radicale de l’humain » qui pourraient en découler.
« L’homme du XXIe siècle sera-t-il seulement “réparé” ou amélioré, connecté, hybridé ? » s’interrogent-ils en brossant un panorama des « grandes mutations » promises par les technosciences qui pourraient accompagner l’avènement de « “l’humain augmenté” ».
Au programme, figurent « implants cérébraux, organes de rechange et peau artificielle, prothèses bioélectroniques, bébés à la carte, nanomédecine, techniques d’amélioration cognitive ou de régénération des corps… » La question du corps est à l’évidence centrale quant au fait de savoir si « la fusion charnelle des corps et de la technologie » permettra à « l’homme augmenté » d’être encore humain3.
Les transhumanistes livrent sur cette question un argumentaire différencié. D’une part, ils mettent en avant la « continuité » d’une évolution vers le progrès dont le transhumanisme ne serait qu’une étape supplémentaire. Ses détracteurs sont ainsi ravalés à cette « part stupide de l’humanité qui, de tout temps, a été rétive au progrès4. » Les tenants du transhumanisme mobilisent également l’argument de son inéluctabilité en se qualifiant de « bioprogressistes » et en qualifiant leurs opposants de « bioconservateurs, voire de bioluddites », ce dernier terme faisant référence aux mouvements inspirés par Ned Ludd et apparus en Angleterre en 1811 contre la mécanisation de l’industrie textile. Il n’existerait donc pas d’alternative et les individus comme les États n’auraient pas d’autre choix que de s’y soumettre. Ce discours n’est pas si neuf et fait songer aux propos de Norbert Wiener (1894-1964), le fondateur de la cybernétique qui, non sans une pointe d’inquiétude, proclamait : « Nous avons modifié si radicalement notre milieu que nous devons nous modifier nous-mêmes pour vivre à l’échelle de ce nouvel environnement5. »
Remis en perspective, le transhumanisme s’inscrit bien dans la continuité des discours sur l’homme nouveau ou l’homme augmenté. Il marque cependant une double différence. D’une part, au fil du XXe siècle et au début du XXIe, les potentialités de la science n’ont cessé de se renforcer. Par ailleurs, à l’heure d’un individualisme croissant, le transhumanisme apporte des réponses qui seraient susceptibles de faire de chacun l’acteur de sa propre transformation, ce qui a permis d’interpréter le transhumanisme à l’aune d’une forme de libertarianisme. Le transhumanisme s’inscrirait ainsi, selon le politiste Nicolas Le Dévédec, dans l’ « esprit néo-libéral du capitalisme » en considérant que « l’humain augmenté se profile […] comme un nouveau modèle de productivité qui interroge en bout de ligne l’orientation sociale et politique des sociétés occidentales »6.
Les liens entre le transhumanisme actuel et le néolibéralisme, pour ne pas dire l’ultra-libéralisme, ont assurément marqué une étape du mouvement transhumaniste.
Cette analyse du transhumanisme actuel n’est pas la seule à devoir être prise en compte car d’autres auteurs l’ont rattaché au progressisme. Le philosophe Gabriel Dorthe a ainsi pointé l’émergence d’un transhumanisme « technoprogressiste » en s’appuyant sur la conférence TransVision tenue, à Paris en 2014, et ses prolongements7. On en retiendra la « Technoprogressive Declaration » inspirée par le sociologue et bioéthicien américain James Hughes, auteur d’un ouvrage intitulé, Citizen Cyborg (2004) et fondateur la même année avec Nick Bostrom de l’Institut d’éthique pour les technologies émergentes. La « Déclaration technoprogressiste » s’ouvre par la proclamation du caractère inégalitaire et dangereux du monde contemporain que les transhumanistes seraient en mesure de transformer dans un sens « démocratique » en promouvant des investissements publics dans la recherche médicale consacrée à la lutte contre le vieillissement et en garantissant un accès universel aux produits de cette recherche. Les rédacteurs et signataires réaffirment le droit à l’autodétermination individuelle et soulignent en même temps leur volonté d’articuler leur projet avec ceux de groupes sociaux explicitement cités avec lesquels une alliance serait possible : syndicats, mouvements pour l’extension des droits relatifs à la reproduction, groupes défendant une politique moins répressive sur l’usage des drogues, mouvements militant pour les droits des handicapés, ou encore les groupes représentant les minorités sexuelles ou de genre.
En 2002, paraphrasant un célèbre manifeste, James Hughes proclamait : « Transhumans of all countries, unite! ». Deux décennies plus tard, si de nombreuses initiatives ont vu le jour, à commencer par la Déclaration de 2014 relayée en France par l’AFT qui, sur cette base, défend un « transhumanisme social, solidaire et progressiste », les résultats ne sont pas encore à la hauteur des ambitions affichées, notamment au plan politique, même si les transhumanistes ne cessent de dénoncer des systèmes politiques jugés obsolètes et de militer pour l’avènement de nouveaux clivages. On se gardera cependant de minorer les potentialités du transhumanisme et de son « homme augmenté » en songeant aux investissements entrepreneuriaux consentis et à la quantité de rapports d’instances de financement de la recherche, des États-Unis à l’Europe, promouvant les technologies émergentes, les NBIC ou l’Intelligence artificielle, autant d’éléments qui sont, pour les transhumanistes, le terreau d’un avenir qu’ils jugent radieux quand d’autres l’assimilent à un cauchemar technologique.
Olivier DARD
Professeur d’histoire contemporaine, Sorbonne Université
- Site consulté le 29 octobre 2021. Les mots en italiques et les mots en gras figurent comme tels sur le site. ↩
- Nous nous appuyons ici sur le collectif dirigé par Franck Damour, Olivier Dard, David Doat, L’homme augmenté en Europe. Rêve et cauchemar de l’entre-deux-guerres, Paris, Hermann, 2021. ↩
- Jacques Testart, André Rousseaux, Au péril de l’humain. Les promesses suicidaires des transhumanistes, Paris, Éditions du Seuil, 2018, p. 7-8. ↩
- Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, Desclée de Bouwer, 2018, p. 24-25. ↩
- Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, Paris, Seuil, points, 2014, p. 161 (1950 pour l’édition américaine et 1952 pour la première édition française). ↩
- Nicolas Le Dévédec, « Corps et âme. Le transhumanisme, nouvel horizon politique du biocapitalisme ? », in Florent Le Bot, Olivier Dard, Claude Didry, Camille Dupuy & Cédric Perrin (coord), L’homme machine II. Du travailleur augmenté à l’homme augmenté, L’Homme & La Société. Revue internationale de Recherches et de Synthèses en sciences sociales, n° 207/2, L’Harmattan, 2018, p. 119. ↩
- Gabriel Dorthe, Malédiction des objets absents : explorations épistémiques, politiques et écologiques du mouvement transhumaniste par un chercheur embarqué, thèse de philosophie, université de Paris 1, université de Lausanne, 2019. ↩