L’Empire romain est connu pour être l’un des empires les plus puissants de l’histoire. C’était un véritable symbole de puissance et de grandeur qui a pourtant cédé à plusieurs pressions ayant causé sa chute. Cependant, nos démocraties actuelles se targuent d’être le système de gouvernance par excellence. Dans ce qui va suivre, François Perret explore les failles et les paradoxes de ce système qui se prétend être le modèle de gouvernance par excellence, le plus éclairé et le plus immortel. Une question se pose : celle de l’avenir de nos démocraties modernes.
Notre civilisation est grande. Nos démocraties en sont le ciment.
Notre civilisation a aussi bien enfanté le génie de Léonard de Vinci, loin de s’arrêter à La Joconde et dont on a un aperçu en montant l’escalier à double révolution du château de Chambord. Celui de Rabelais (1494-1553), docteur en médecine, moine et créateur des fabuleux personnages de Gargantua et Pantagruel, débordant tour à tour de sagesse, d’optimisme et de paillardise, qui « grattent l’os pour trouver la substantifique moelle ».
Celui encore de Copernic qui publia en 1523, en latin, un livre subversif, La révolution des astres, dans lequel il affirmait que la Terre n’était pas le centre de l’univers, que ce n’était pas le Soleil qui tournait autour d’elle, mais la Terre qui tournait autour du Soleil.
Notre civilisation est aussi celle de Descartes qui, installé en Hollande, publia le très fameux Discours de la méthode (1637) au moment où Amsterdam abritait déjà Spinoza (1632-1677), après avoir accueilli aussi un autre père fondateur de l’humanisme, Érasme.
Notre civilisation peut s’enorgueillir d’être celle des Lumières, et d’avoir donné naissance au berceau de notre démocratie moderne, quand la Constitution américaine vint à être adoptée ce 17 septembre 1787, en créant une république fédérale dont George Washington fut le premier président.
Tout juste quelques décennies après la publication, de l’autre côté de l’Atlantique, des dix-sept volumes de l’Encyclopédie (1751-1772), dont Diderot et d’Alembert furent les principaux rédacteurs, offrant une synthèse magistrale du savoir humain, et érigeant au passage le français en langue universelle tout en affirmant la prééminence de la raison sur l’obscurantisme.
C’est encore cette civilisation qui a su donner la parole au peuple, en permettant à celui-ci de conquérir des droits fondamentaux dans les pas de Rousseau et Voltaire, puis en dépassant les contradictions de la Révolution française, prise entre octroi de nouveaux droits et Terreur, pour finir par bâtir des institutions qui lui permettent encore aujourd’hui de tirer tous les bénéfices, directs et indirects, de notre système politique : le vote, l’éducation, les politiques sociales, la promotion de nouveaux droits individuels et collectifs, enfermés aujourd’hui dans un « bloc de constitutionnalité » (1789 – 1946 – 1958…), etc.
Notre civilisation est brillante.
Et, bien qu’à plusieurs reprises bafouée et piétinée – comme pendant le second conflit mondial (1939-1945) – elle a toujours su résister, se relever puis se reconstruire. Elle est toujours parvenue à se réinventer, à offrir de nouvelles perspectives ici-bas comme plus haut, comme ce jour du 21 juillet 1969 où les Américains Neil Armstrong et Edwin Aldrin posèrent le pied sur la surface de la Lune.
Tous ces succès ne sont pas sans rappeler une autre époque glorieuse de notre Histoire et dont nous continuons en grande partie à nous inspirer : celle de l’Empire romain. Entre sa fondation en – 753 et sa chute au cinquième siècle de notre ère, Rome aura changé entièrement notre vision du monde. Les Grecs avaient inventé avant elle la philosophie et le théâtre et les Phéniciens, l’alphabet. Mais c’est Rome qui inventa le droit et posera comme règle absolue, qui nous régit encore, la primauté de la loi. Notre civilisation doit beaucoup à l’empire romain qui a aussi inventé l’idée de primauté du pouvoir civil sur le pouvoir militaire. Pour contrôler l’ensemble du monde méditerranéen, dont ils étaient devenus maîtres, les Romains n’engagèrent en moyenne que trente légions (environ 200 000 hommes). L’ordre aux frontières comme à l’intérieur s’y est donc bâti non pas par les armes exclusivement mais par une adhésion certaine des gouvernés au gouvernement. La force des institutions romaines reposait sur un équilibre savamment entretenu entre le Sénat, l’armée (les prétoriens) et les « prolétaires » (la plus basse catégorie d’hommes libres de l’Empire).
Et si Rome a traversé un temps aussi long sans mourir (plus de dix siècles), c’est aussi parce que son administration était redoutablement efficace car les hommes qui la dirigeaient, pour la plupart, avaient un sens aigu du devoir qui peut échapper à certains de nos hommes d’État aujourd’hui.
Le legs de Rome à notre civilisation est donc immense : droit romain, méthode de gouvernement, intégrité, dignité et sens de l’utilité publique qu’on retrouve comme des devoirs absolus sous la plume et les notes personnelles d’un Marc Aurèle (121-180). Sans compter notre calendrier des jours de la semaine.
Ce que notre civilisation a su ajouter à l’héritage romain, c’est principalement la reconnaissance et la protection des droits fondamentaux.
Des droits pour tous. Car l’envers du décor romain, c’était sa cruauté. Au Colisée à Rome, des centaines d’hommes (gladiateurs) étaient régulièrement sacrifiés sur l’autel du sadisme des spectateurs, tandis que la puissance romaine continuait de s’élever en excluant une minorité : les esclaves.
Notre civilisation n’est pas immortelle. Nos démocraties sont fragiles.
La chute de Rome en l’an 410 doit être méditée par l’Europe occidentale, qui n’est pas à l’abri d’un tel écroulement.
On pense toujours le progrès continu à l’échelle de l’Histoire. Le XVIIIe siècle, et avec lui les espérances qu’il fit naître -notamment si l’on se réfère à la vision exagérément optimiste d’un Condorcet qui prophétisait qu’il « arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d’autre maître que la raison » (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795) – ne doit pas nous aveugler. Aucune civilisation n’est à l’abri du déclin, ni même de sa disparition.
Pas même la nôtre. Ce que Paul Valéry, en penseur lucide et désabusé après le premier conflit mondial, avait su constater au travers d’une formule demeurée célèbre : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (La crise de l’esprit, 1919).
Et c’est bien ce qui est arrivé aux Romains, avant qu’ils aient eu le temps de s’en rendre compte et de s’en prémunir.
Pourtant, la disparition de l’empire romain n’est pas le seul fait d’une vicissitude de l’Histoire, orchestrée par un mauvais génie qui aurait amené les envahisseurs à se rendre maitres et possesseurs de ce qui était alors la grande puissance mondiale de l’époque.
L’effondrement de Rome est une alerte de l’Histoire que nos contemporains doivent savoir décoder s’ils entendent éviter que celle-ci se répète avec l’Occident, car elle comporte de nombreuses similitudes avec ce que l’Europe et les États-Unis sont en train de traverser comme épreuve en ce premier quart de XXIe siècle.
Avant de tomber définitivement, Rome est entrée en décadence, probablement dès le IIIe siècle.
Et cette décadence était d’abord civique. La classe dirigeante romaine s’est perdue progressivement dans les égoïsmes individuels, bien loin du bien commun dont Marc Aurèle faisait l’éloge. Je crains que nos démocraties, dans un climat d’individualisme et de clientélisme généralisé, ne soient en train d’être touchées par les mêmes maux. Quand une classe politique, à défaut de majorité parlementaire claire, échoue à trouver les compromis qui seuls rendent possibles son bon gouvernement, elle peut être soupçonnée d’avoir perdu la recherche de l’intérêt général comme principal moteur. Dans ses Mémoires d’outre-tombe (1849, première publication), l’inégalable Chateaubriand avait déjà mis en garde les dirigeants de son époque : « Une classe dirigeante connaît trois âges successifs : l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités. Sortie du premier, elle dégénère dans le deuxième et s’éteint dans le troisième ».
Si la classe dirigeante européenne et, tout particulièrement française, ne parvenait pas à faire face à ses éminentes responsabilités, qui la remplacerait demain et à quel prix ? Après la Révolution française, la bourgeoisie était prête à reprendre le flambeau d’une noblesse à bout de souffle et décimée par la Terreur. En 2025, alors que l’ancienne noblesse d’État – encore affaiblie par la décision de suppression purement symbolique mais inutile de l’École Nationale d’Administration (ENA)- est chahutée, faute aussi d’une réforme en profondeur des fonctions publiques, qu’une partie grandissante des parlementaires adopte par ailleurs un comportement de fronde, voire de « conflictualisation » systématique (à l’instar des troupes de La France Insoumise) du débat, et que notre pays savoure davantage les divisions de toutes sortes que l’unité, au point d’avoir été comparé par Jérôme Fourquet à un « archipel », aucune catégorie socio-professionnelle ni aucun acteur n’arrive vraiment à émerger ni apparaître comme un relais légitime et crédible pour prendre la suite des décideurs actuels.
Notre démocratie, comme à Rome, souffre de l’évaporation du sens civique, mais aussi de la faiblesse de son État pour protéger les siens, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières.
Face à l’envahisseur, l’armée romaine s’est disloquée. Face à la menace russe, à court terme, et probablement chinoise ensuite, il n’est toujours pas d’armée européenne. Et notre défense nationale semble sérieusement affaiblie par les coupes budgétaires successives subies depuis plusieurs décennies. Certaines études mentionnent un rapport de force militaire moyen de 7 contre 1 en faveur des armées russes : avec 2 000 têtes nucléaires, 3 000 chars, 1 200 avions de combat, une cinquantaine de sous-marins, et une force armée d’au moins 1,3 million d’hommes, les armées russes surclasseraient très largement les 350 têtes, 200 chars, 225 avions de combat, 10 sous-marins et 210 000 hommes des armées françaises…
Un État qui n’assurerait plus la sécurité de ses compatriotes serait assurément un État affaibli, voire en danger.
Surtout si la menace extérieure, ravivée depuis l’invasion russe en Ukraine en 2022, était doublée de dangers intérieurs, avec une sécurité considérée comme défaillante. Entre 2016 et 2023, on estime que certaines infractions, telles que les agressions, les violences sexuelles et les escroqueries, ont considérablement augmenté. Avec un sentiment d’insécurité croissant des Français, qui a encore augmenté de 21% sur un an en 2023 rien que dans les banlieues.
Perte du sens civique. Sentiment d’insécurité croissant. Perte de foi dans l’avenir aussi, dans les deux cas. A l’apogée de la grandeur de Rome, la gaulle romaine comptait 10 millions d’habitants. On sait qu’au VIIe siècle, sous les Mérovingiens, elle n’en comptait plus que 3. De son côté, l’Europe contemporaine vieillit et perd des habitants. C’est désormais plus d’une personne sur cinq (20,1% en 2019) qui est âgée de plus de 65 ans, contre seulement 17,5% au début de la décennie 2010.
Lorsque les habitants d’un pays n’ont plus confiance dans l’avenir, ils hésitent à avoir des enfants, mettant ainsi en danger le renouvellement des générations.
On pourrait avancer que la chute de Rome procède autant d’une forme d’autodestruction que de la seule offensive d’une armée étrangère, qui a pu tirer parti de ses faiblesses intérieures. Et il ne faudrait pas que nos démocraties meurent de n’avoir pas pu ou pas su restaurer le sens du bien commun, l’ordre et la sécurité, la foi dans nos valeurs et nos traditions, une plus grande vitalité démographique enfin.
Notre civilisation doit à tout prix se réenchanter. L’avenir de nos démocraties est à ce prix.
Pour retrouver cohésion sociale et foi dans l’avenir, nos démocraties doivent de nouveau placer le bien commun au-dessus de tout.
Un élément fédérateur a commencé à se construire et s’est renforcé depuis quelques années autour d’une priorité qui est de nature à rallier le plus grand nombre : la lutte contre le réchauffement climatique. C’est un axe de travail très important pour rassembler les Européens et les Français. Mais ce n’est pas suffisant. Car si l’Homme se doit de protéger la nature (y compris dans son propre intérêt), il se distingue assurément de celle-ci par son existence propre, par son histoire et sa culture.
Restaurer le sens du bien commun, c’est d’abord faire respecter l’État qui en a la charge première et donner à celui-ci les moyens d’œuvrer pour une vie meilleure des générations qui suivront les nôtres. Avec une dette publique supérieure à ce que notre pays est capable de produire en une année comme richesses (en l’occurrence 3 228 milliards d’euros en 2024, soit 112% du PIB), non seulement l’État est exposé à la sanction des marchés (avec 345 milliards d’émission de dette projetée en 2025), mais il ne peut plus agir aussi fort et efficacement pour préparer l’avenir, alors qu’un gigantesque effort est précisément nécessaire pour réussir la transition climatique, mais aussi adapter les compétences de la population à l’économie et la société de demain. La restauration du bien commun passe donc par une vraie réforme de l’État, c’est-à-dire la recherche d’économies substantielles sur les dépenses publiques, couplée à une plus grande efficacité du fonctionnement des services publics nationaux et locaux. Pour que les citoyens puissent de nouveau croire en la puissance publique et ses représentants, ils doivent être rassurés sur l’efficacité de l’action publique.
Restaurer l’ordre et la sécurité est un second impératif. La mobilisation des forces de Police et de Justice et la réinjection de moyens supplémentaires pour reconstituer une armée susceptible de protéger les Européens face aux menaces extérieures vont nécessiter un abandon de plusieurs illusions dangereuses. D’abord, celle qui consiste à nier le lien entre la non-maîtrise des flux migratoires et l’explosion de la délinquance. Ensuite celle qui consiste à aborder l’avenir de la défense européenne comme restant principalement tributaire de l’allié américain, dans le cadre de l’OTAN.
Les intérêts vitaux européens doivent être protégés par des forces militaires et stratégiques autonomes, donc européennes, dans le cadre d’une alliance atlantique, par ailleurs, révisée.
La confiance en l’avenir, outre le retour un État plus efficace (maîtrise de la dépense publique) et plus protecteur (sécurité), suppose de ne pas non plus troquer nos valeurs contre une hypothétique croyance en un principe d’équivalence (« tout se vaut ») aussi illusoire que dangereux. La laïcité que nous devons viser pour demain est une laïcité exigeante. Pas une laïcité laxiste ou relativiste. Une laïcité qui ne laisse pas place au doute sur le fait que la France peut continuer de s’enorgueillir de ses propres traditions chrétiennes et judéo-chrétiennes. Le monde entier a volé au secours de Notre Dame de Paris quand celle-ci a brûlé en 2019. Les quelque 250 000 visiteurs qui ont déjà franchi le parvis le savent bien : le « chantier du siècle » mené à un rythme effréné, malgré les obstacles de toute nature, venus ralentir les travaux, est un hommage à l’attachement que chaque Française et chaque Français a tissé avec notre patrimoine national et les trésors que l’Église lui a transmis. Entretenir notre patrimoine, c’est renforcer ce lien fait de fierté symbolique entre chacun d’entre nous et le passé glorieux de notre nation.
En étant fiers de leur histoire européenne et nationale, et de ses traditions multiséculaires, rassurés également sur la capacité de l’État à piloter l’avenir et défendre le bien commun, beaucoup de Français gagneront en confiance dans l’avenir. Une politique familiale ambitieuse permettra encore de les conforter dans la possibilité de construire une famille plus nombreuse et heureuse.
Pendant longtemps, Rome a cru en la supériorité de ses valeurs et de sa puissance, avec à la clé une existence millénaire. C’est parce que nous croirons, à notre tour, dans les nôtres (progrès, excellence, démocratie, bien commun…) et que nous les défendrons âprement que nous saurons les protéger contre toutes les agressions et convoitises dont elles font l’objet à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières.
François Perret
Ancien élève de l’ENA
Vice-président du Think Tank Étienne Marcel