À l’heure où la conquête spatiale suscite un regain d’intérêt dans un contexte de compétition mondiale croissante, Jean-Yves Le Gall nous livre son analyse sur les enjeux et les perspectives de la politique spatiale européenne et les priorités stratégiques du CNES.
Revue Politique et Parlementaire – Aujourd’hui, l’espace n’est-il pas devenu médiatiquement banalisé ou est-il toujours porteur de rêve comme dans les années 60-70 ?
Jean-Yves Le Gall – Dans les années 60, l’engouement pour l’espace était essentiellement dû à la conquête lunaire, dont nous venons de célébrer le 50e anniversaire. Mais l’enthousiasme a très vite diminué. Rappelons qu’en 1972, lors du lancement d’Apollo 17, la NASA a dû payer pour que les journalistes viennent à Cap Canaveral. Cela n’intéressait plus personne. Pendant longtemps, l’espace utile a pris l’avantage sur l’espace porteur de rêve. Puis, il y a quelques années, Hollywood s’est emparé du sujet avec des films à succès comme Armageddon, Gravity ou Ad Astra. Enfin, ces derniers temps, nous avons connu de nombreux projets d’exploration.
Des programmes comme Galileo, Copernicus sont utiles mais n’apportent pas vraiment de rêve alors que les vols d’astronautes, l’exploration des comètes ou de nouveaux astres font rêver. Aujourd’hui, nous assistons à un regain d’intérêt pour l’exploration avec les projets chinois et américain pour retourner sur la Lune. Nous sommes donc à nouveau dans une phase de rêve et les astronautes y participent car, grâce aux réseaux sociaux, le grand public devient acteur et non plus simple spectateur. Nous sommes donc dans un nouveau paradigme de la conquête spatiale.
RPP – La conquête spatiale véhicule également des messages politiques. Dans les années 60-70 deux grandes puissances, les États-Unis et l’Union soviétique, voulaient affirmer leur prééminence. Aujourd’hui nous sommes dans un monde multipolaire avec de nouveaux acteurs du spatial. Nous avons le sentiment que sur la scène internationale il y a une hésitation entre d’un côté, la Lune, et de l’autre, Mars. S’agit-il d’une véritable indécision programmatique ou cela traduit-il essentiellement des objectifs politiques ?
Jean-Yves Le Gall – Une mission habitée sur la Lune est beaucoup plus facile à réaliser que sur Mars. Aller vers Mars demandera des dizaines de milliards de dollars et énormément de temps alors qu’on retournera relativement facilement sur la Lune. Pour la Chine, aller sur la Lune relève de l’exploration. Pour les États-Unis qui s’y sont déjà rendus, il y a cinquante ans, c’est une étape vers la mission vers Mars. Pour la NASA c’est très clair, ils veulent s’exercer en allant sur la Lune pour préparer la mission martienne avec des échelles de temps qui sont bien sûr différentes. On parle de retourner sur la Lune en 2024, cette échéance me paraît difficile à tenir, mais cela se fera dans la prochaine décennie. Pour Mars se sera dix ou quinze ans plus tard. Je pense que des hommes et des femmes iront sur la Lune à l’horizon 2025-2030, puis sur Mars vers 2035-2040.
RPP – Pensez-vous qu’il existe une compétition entre les Chinois et les Américains pour être les premiers à retourner sur la Lune ?
Jean-Yves Le Gall – Oui, il y a une bataille entre la Chine et les États-Unis, mais elle est différente de celle que se livraient ces derniers avec l’Union soviétique. Il y a cinquante ans, les États-Unis étaient dans une dynamique très forte alors que l’Union soviétique a très vite périclitée. Les relations entre la Chine et les États-Unis sont de nature différente. La Chine est le premier partenaire commercial des États-Unis et elle est sur une trajectoire ascendante. Mais je pense que les Américains devraient retourner les premiers sur la Lune car ils ont davantage d’expérience et d’expertise.
RPP – L’outil spatial est un outil multi-usages c’est-à-dire à la fois militaire, stratégique, économique, environnemental avec également des applications scientifiques. Aujourd’hui, compte tenu du coût des engins spatiaux et de la nécessité de fédérer des compétences multiples et variées, l’échelon national reste-t-il un échelon pertinent ? L’échelon européen ne serait-il pas davantage efficient ?
Jean-Yves Le Gall – Oui, vous avez raison, l’espace c’est avant tout l’Europe, c’est pour cela que la France a une politique spatiale européenne.
Nous sommes le premier contributeur au budget de l’Agence spatiale européenne (ESA) ainsi que son premier partenaire au niveau des projets.
Parallèlement, nous avons des coopérations avec d’autres puissances spatiales comme les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Russie et quelques autres. Mais, tout ce qui concerne les infrastructures se fait dans le cadre européen.
RPP – Quel est alors le rôle d’une agence nationale ?
Jean-Yves Le Gall – Tout ce qui est lié à la défense et à la souveraineté nécessite une expertise nationale, à la fois technique pour un certain nombre de questions de R&T et programmatique pour tout ce qui est la préservation de nos intérêts, même vis-à-vis du cadre européen. Pour tout ce qui concerne la défense, les questions de R&T très pointues seront toujours traitées dans un cadre national, en revanche pour les infrastructures il faut définitivement agir dans le cadre européen.
RPP – Comment se situe l’Agence spatiale européenne face à l’échelon politique que constitue l’Union européenne. Comment cela doit-il s’articuler à l’avenir ?
Jean-Yves Le Gall – Aujourd’hui ce sujet fait l’objet d’une réflexion. La Commission européenne fait un effort considérable en décidant d’affecter 16 milliards d’euros à son programme spatial dans le prochain cadre financier pluriannuel.
Cela représente une augmentation de 45 % du budget.
Ensuite, de nouveaux programmes sont mis en place comme GovSatCom ou SSA pour la surveillance de l’espace. Enfin, la Commission européenne a décidé que la GSA, l’agence de l’Union européenne actuellement chargée de Galileo, allait devenir l’agence de l’Union européenne pour l’espace et que la coopération avec l’ESA serait amplifiée. Au total, on voit que l’espace attire de plus en plus de budgets, mais il va falloir réussir à harmoniser tout cela entre la Commission européenne et l’ESA.
RPP – Il y a une montée en puissance de l’Union européenne dans tout ce qui touche les utilisations, mais qu’en est-il de l’autonomie d’accès à l’espace ?
Jean-Yves Le Gall – L’autonomie d’accès à l’espace est garantie dans le cadre de l’ESA qui développe des lanceurs que l’Union européenne utilise pour lancer les missions européennes. L’Union européenne est le premier client des lanceurs européens.
RPP – Quels sont les grands enjeux du Conseil ministériel de l’Agence spatiale européenne qui a lieu en novembre ?
Jean-Yves Le Gall – Le premier enjeu concerne la poursuite des programmes engagés pour garantir l’autonomie de l’accès à l’espace. Le deuxième a trait à l’exploration avec notamment la participation de l’ESA, aux côtés des États-Unis et d’autres partenaires, au projet Gateway, future station spatiale qui fera la navette entre la Terre et la Lune. Ensuite, il y a tout ce qui concerne la science, le programme scientifique de l’ESA étant considérable. Enfin, le dernier enjeu porte sur la partie plus applicative. Nous n’attendons pas que de grandes décisions pour de nouveaux programmes soient prises à ce Conseil ministériel, en revanche nous espérons qu’il permettra de consolider tous ces programmes pour les trois ans à venir.
RPP – Quelles sont aujourd’hui pour vous les décisions qui devraient être prises concernant l’autonomie d’accès à l’espace ?
Jean-Yves Le Gall – La décision la plus importante concerne les lanceurs. Il faut continuer à financer le développement d’Ariane 6 et de Vega C. Mais on voit bien qu’il y a un certain nombre d’initiatives publiques et privées avec des approches technologiques différentes qui se développent un peu partout dans le monde. Il faut donc préparer l’avenir. C’est ce que nous attendons du Conseil ministériel de l’ESA.
RPP – Avez-vous une idée de l’enveloppe budgétaire ?
Jean-Yves Le Gall – L’enveloppe totale s’élève entre 13 et 14 milliards d’euros avec pour la France un montant compris entre 2 et 3 milliards, il y a évidemment pour l’instant une marge considérable, mais c’est un peu tôt pour en parler.
RPP – Quels sont les grands enjeux pour l’Europe concernant l’exploration et le programme scientifique ?
Jean-Yves Le Gall – Le principal enjeu concerne notre participation à la poursuite de la station spatiale internationale. Aujourd’hui, la station c’est 400 tonnes placées en orbite basse. L’idée est de faire une station, dénommée Gateway, de 70 tonnes sur une orbite en 8 entre la Terre et la Lune. Ceci permettra, lorsque le Gateway passera près de la Terre, de faire monter du fret à bord puis de le déposer sur la Lune lorsqu’il se trouvera à proximité.
Pour ce qui concerne le programme scientifique, il s’agit de la suite des missions d’exploration lointaines comme JUICE pour Jupiter et un certain nombre d’autres missions qui sont en gestation. Prochainement, nous organisons un séminaire de prospective scientifique pour réfléchir à nos futures actions dans les domaines de la recherche scientifique spatiale.
RPP – Le 14 juillet dernier, le Président de la République a annoncé la mise en place d’un commandement spatial. Où le CNES va t-il se situer par rapport à cette initiative ?
Jean-Yves Le Gall – Le CNES est déjà au centre de la politique spatiale de défense avec des programmes comme Hélios et CSO pour l’observation militaire, CERES pour l’écoute électromagnétique ou encore Syracuse pour les télécommunications spatiales sécurisées.
Mais nous savons que nous devons passer à une nouvelle étape pour deux raisons. La première concerne le changement de nature des menaces. La ministre des Armées a publiquement annoncé que certains de nos satellites font l’objet d’intentions hostiles de la part d’autres puissances spatiales. La seconde raison a trait à la miniaturisation qui permet de développer de nouveaux satellites et de nouveaux systèmes avec des coûts très inférieurs. De nombreuses réflexions sont en cours actuellement.
RPP – Comment arrive-t-on encore à coopérer technologiquement et scientifiquement avec des pays qui peuvent être des menaces pour la souveraineté et l’indépendance de notre pays ?
Jean-Yves Le Gall – Cela a toujours été le cas. Au milieu de la guerre froide il y a eu Apollo-Soyouz, une mission spatiale conjointe entre les États-Unis et l’Union soviétique. Avec la Chine et quelques autres pays nous avons une coopération scientifique.
Je crois que les coopérations entre États sont toujours un peu schizophrènes.
D’un côté on s’aime et de l’autre on s’observe, cela relève de la politique et de la diplomatie.
RPP – Mais n’avez-vous pas le sentiment qu’aujourd’hui, du fait de la multipolarité, les relations sont plus tendues qu’elles ne le furent ?
Jean-Yves Le Gall – On évolue en permanence. Il y a des pays avec lesquels je n’imagine pas qu’on puisse coopérer. Avec la Chine ou la Russie, nous avons des coopérations qui sont encadrées, d’ailleurs des deux côtés, on ne fait pas n’importe quoi. Mais c’était déjà le cas par le passé. Au moment de la guerre froide, les États-Unis et l’Europe coopéraient avec l’Union soviétique.
RPP – Des acteurs privés entrent dans le secteur spatial, cette tendance est-elle amenée à se développer ?
Jean-Yves Le Gall – Certes, il y a des acteurs privés, mais lorsque l’on regarde un peu partout dans le monde on voit que les budgets sont avant tout étatiques. Les acteurs privés travaillent sur des budgets d’État de façon différente. SpaceX, dont on parle beaucoup, est une société privée qui fait des lanceurs pour le compte de la NASA.
RPP – Quelles sont les activités qui pourraient devenir réellement privées, c’est-à-dire qui s’autofinanceraient ?
Jean-Yves Le Gall – Depuis plusieurs années, les télécommunications spatiales sont autofinancées et on remarque qu’il y a de plus en plus d’applications telles que Galileo, Copernicus par exemple. Pour ce qui concerne l’exploration c’est moins évident. Il y a quelque temps, il a été question de privatiser la station spatiale internationale. Mais les investisseurs ne se bousculent pas car le marché n’existe pas et qu’il n’y aurait pas de retour sur investissement.
RPP – Depuis une vingtaine d’années on parle du tourisme spatial. Est-ce un sujet qui aujourd’hui est à la fois porteur de rêve et de réussite économique ?
Jean-Yves Le Gall – Il est effectivement porteur de rêve. Mais à vingt millions de dollars, la semaine dans la station spatiale internationale, je ne pense pas que cela génèrera un tourisme de masse… Pour ce qui est des projets de Virgin Galactic, là encore je ne sais pas si beaucoup de personnes seront prêtes à dépenser 200 000 ou 300 000 dollars pour passer trois minutes dans l’espace.
RPP – Cela relève t-il pour vous davantage de la communication ?
Jean-Yves Le Gall – Cela relève effectivement de la communication et de l’image. Virgin Galactic se fait beaucoup de publicité grâce à cela.
RPP – Le CNES aide un certain nombre de start-ups. Quelles sont les grandes lignes de votre politique dans ce domaine ?
Jean-Yves Le Gall – L’une des conséquences de la miniaturisation, c’est que l’on peut se lancer dans le domaine de l’espace avec un ticket d’entrée dont le coût est de moins en moins élevé. C’est pourquoi, de nombreuses start-ups apparaissent dans ce secteur avec des projets de satellites, de lanceurs, d’applications. Nous avons donc décidé de créer CosmiCapital, un fonds d’investissement dédié au soutien de ces start-ups. Je pense qu’aider à l’éclosion de ces structures très imaginatives et innovantes fait partie des missions du CNES.
RPP – Quelles sont aujourd’hui les grandes priorités stratégiques du CNES ?
Jean-Yves Le Gall – Le CNES a trois grandes priorités. La première est d’être à la pointe de l’innovation sur tout ce que l’on fait, aussi bien en matière de technologie que de méthode. Ceci est essentiel car la technologie comme la méthode évoluent très rapidement. Par exemple, nous développons avec des industriels le projet Angels, le premier nanosatellite industriel français. C’est un mode d’intervention totalement différent de ce que nous faisions il y a quelques années. Il y a également le programme d’observation CO3D réalisé en partenariat avec Airbus, qui nous permet de partager les risques et les bénéfices alors qu’auparavant on achetait les satellites et on les lançait.
Notre seconde priorité est le climat. Sur les 50 variables climatiques essentielles qui permettent de définir le climat, 26 ne peuvent être observées que depuis l’espace. Ce sont les satellites qui ont mis en évidence l’augmentation de la température du globe et celle du niveau des océans. Demain, ce seront les satellites qui mesureront les concentrations de gaz à effet de serre qui sont à l’origine du changement climatique. Le CNES développe deux programmes, MicroCarb dont l’objectif est de cartographier à l’échelle planétaire les sources et les puits de gaz carbonique et Merlin qui permet de mesurer les concentrations en méthane atmosphérique. Les satellites sont centraux dans la lutte contre le changement climatique. C’est pourquoi nous avons créé, avec une trentaine d’agences spatiales du monde entier, l’Observatoire Spatial du Climat. Celui-ci permettra de mutualiser les données spatiales d’étude du climat et de faciliter leur utilisation au niveau scientifique mondial.
Enfin, notre troisième priorité est l’exploration de la Lune et de Mars avec des sondes automatiques et pour le vol habité, la suite de la station spatiale internationale.
RPP – Comment se passe votre relation avec la communauté scientifique ?
Jean-Yves Le Gall – Elle est fondamentale car la communauté scientifique spatiale française est l’une des meilleures au monde. Si autant de puissances spatiales souhaitent travailler avec nous, c’est parce qu’il y a des concours d’idées que nous gagnons la plupart du temps. Dans le cadre des appels à idées lancés par la NASA pour l’exploration de Mars, nous avons réalisé ChemCam, une caméra laser et SEIS un sismomètre. Pour Mars 2020 nous avons livré SuperCam. Nous participons ainsi à toutes les missions martiennes. Et c’est la même chose avec les Chinois et les Indiens.
Jean-Yves Le Gall
Président du CNES
(Propos recueillis par Arnaud Benedetti)