Hugues Clepkens revient sur trois actes récents caractéristiques d’une conception ancestrale de la décentralisation administrative, directement inspirée par les libéraux de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Il plaide pour une toute autre conception.
« Grand diseux, petit faiseux », dit la sagesse populaire ; n’en va-t-il pas ainsi de la décentralisation administrative française ces derniers temps ? Au-delà des déclarations d’intention, trois actes récents en apportent la preuve.
Tout d’abord, le Conseil constitutionnel, suite à une saisine de parlementaires de droite comme de gauche, a confirmé sa vision très étriquée de la « libre administration » des collectivités. Interrogé sur le fait de savoir si la suppression de la taxe d’habitation ne serait pas en contradiction avec ce principe, le Conseil a notamment répondu, qu’ « aucune exigence constitutionnelle n’impose que la suppression ou la réduction d’une recette fiscale perçue par des collectivités territoriales soit compensée par l’allocation d’un montant de recettes comparable. » et qu’en conséquence, « les griefs tirés de la méconnaissance des principes de libre administration et d’autonomie financière des collectivités territoriales doivent être écartés. »
Au passage, il a aussi rejeté l’argument selon lequel les hausses de taux, votées par les collectivités en 2018 et 2019, devaient être prises en compte pour calculer la compensation qui leur sera versée à partir du budget national, puisque « Cette réduction de leurs ressources n’est pas d’une ampleur de nature à entraîner une atteinte aux exigences constitutionnelles » ; Puis, s’agissant plus particulièrement des montants restant à la charge des régions après la renationalisation de l’apprentissage, comme « L’année 2017 est celle où a été annoncée la réforme de l’apprentissage, finalement opérée par l’article 34 de la loi du 5 septembre 2018. En retenant de tels montants, qui rendent compte des dépenses existantes avant la réforme de l’apprentissage, le législateur s’est fondé sur des critères objectifs et rationnels ». L’aspect constitutionnel d’une mesure peut ainsi résulter, non pas de ses caractéristiques juridiques, mais seulement de son impact financier ; de même que la date à laquelle s’apprécie la régularité d’une situation créée par la loi, peut ne résulter que de celle à laquelle sa réforme a été « annoncée »… à l’heure de la communication triomphante, c’est bien la moindre des choses, après tout !
En conclusion, le haut conseil n’a pas estimé non plus que ces réformes fiscales présentaient une atteinte telle à la Constitution qu’il lui aurait fallu en constater l’irrégularité.
Pourtant, rien qu’en ce qui concerne la suppression de la taxe d’habitation, outre que les assemblées départementales élues au suffrage universel, comme les conseils régionaux, ne voteront plus d’impôts directs, ce sont environ 25 milliards d’euros qui seront mis chaque année à la charge d’un budget national déjà déficitaire, du fait qu’il supporte notamment depuis 2010 une autre ponction de 8 milliards annuels, due à la réforme de la taxe professionnelle. Est-ce à dire que la réduction de 33 milliards, opérée sur le budget de l’État chaque année, est équilibrée par une hausse de recettes fiscales – au moment où l’on réduirait aussi l’impôt sur le revenu – ou qu’elle sera compensée par une diminution des dépenses nationales à due concurrence ? Mais dans quel secteur d’activité ? La santé ? l’éducation ? La justice ? La défense ? Les transports ?…
En second lieu, le ministre de l’Intérieur a pris l’étonnante initiative de bouleverser les conditions dans lesquelles seront identifiées les listes de candidats pour les prochaines élections municipales.
D’après son titre, ce texte vise à permettre « l’attribution des nuances politiques aux candidats » par les préfets. Grâce à deux listes si détaillées que l’on n’y recense pas moins de 22 « nuances politiques » différentes, ceux-ci sont appelés à étiqueter les candidats, étant rappelé par le ministre que « La grille des nuances est dépourvue de tout effet juridique. Elle ne vise qu’à agréger et présenter les résultats obtenus par les différents candidats et listes de candidats », selon la jurisprudence. Nul doute que Raoul Volfoni aurait aimé ainsi éparpiller, disperser, ventiler, ces résultats afin d’en rendre impossible l’appréhension synthétique au plan national ; privant les élections municipales de toute signification politique intelligible.
Et ce, d’autant plus que le ministre a décidé que seules les listes présentées dans les communes de plus de 9 000 habitants seraient visées, car, dans toutes les autres il n’y aura plus d’identification, comme c’était le cas pour les seules communes de moins de 1 000 habitants, auparavant ! Pour la moitié des individus vivant dans 97 % des communes, on ne disposera donc plus d’informations officielles quant à l’orientation politique du vote des citoyens… puisque les élections municipales ne présenteront plus un caractère politique identifiable, à quand la suppression de l’élection des sénateurs par les délégués de ces conseils ? C’est donc à juste titre que le président du Sénat a considéré que « la circulaire Castaner n’est pas conforme aux valeurs démocratiques » et ce, quoique l’on puisse en penser aux plans juridique et pratique.
Enfin, le Premier ministre apporte sa contribution en diffusant aux préfets de région une autre circulaire ayant pour objet « de déterminer les principes directeurs de la concertation territorialisée sur la répartition et l’exercice des compétences entre l’État et les collectivités territoriales ».
Après plus de deux siècles de décentralisation administrative, on aurait pu croire que tout avait été dit et écrit à ce sujet mais cela ne semble pas le cas puisque ce nouveau texte ne compte pas moins de 53 pages…
Il est vrai que la plupart sont occupées par la présentation d’une foule de compétences des plus variées, allant du sport à la culture en passant par les voies navigables.
Le plus significatif tient aux développements introductifs, signés du chef de gouvernement.
S’il a fallu aborder à nouveau ce sujet, on le devrait au « besoin d’une plus grande proximité » qu’aurait révélé le Grand débat national et dont le président de la République aurait su tirer les enseignements dans sa déclaration du 25 avril 2019. Il s’agit maintenant « d’identifier » de nouvelles compétences à transférer, « quand il existe de bonnes raisons d’estimer que la politique publique serait mieux exercée par une collectivité que par l’État ». Il n’y a rien là qui puisse émouvoir puisque, depuis au moins le décret du 25 mars 1852 sur la décentralisation administrative (sic), on sait « qu’on peut gouverner de loin, mais qu’on n’administre bien que de près ; qu’en conséquence, autant il importe de centraliser l’action gouvernementale de l’État, autant il est nécessaire de décentraliser l’action purement administrative » et tous les régimes et gouvernements ultérieurs ont pratiqué ainsi, y compris ceux de Vichy.
La question est de s’entendre sur le cadre dans lequel cette noble intention est mise en œuvre. Du haut vers le bas, il ne s’agit pas de mobiliser le pouvoir politique dont les citoyens disposent au sein de leurs collectivités car, justement, le Premier ministre entend « également repenser la manière dont la décentralisation doit être conçue. » et d’énumérer les quatre principes qui doivent y concourir :
- des compétences clairement identifiables par loi,
- la liberté de choix des objectifs par la collectivité… « dans les bornes fixées par la loi »,
- le choix des priorités localement grâce aux « leviers de financements » disponibles… c’est-à-dire, déterminés par la loi,
- l’adaptation aux « spécificités de chaque territoire (sic) » dans le respect du principe d’égalité.
Il n’est donc pas question de reconnaître aux collectivités une capacité d’initiative au titre du principe de compétence générale et juste limitée par les interdictions qui résulteraient d’un usage raisonné de la loi, comme l’y invite l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; Déclaration dont l’application aux collectivités n’a toutefois pas manqué d’être rappelée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27 décembre, déjà évoquée… mais seulement au titre de son article 16. Nulle allusion, non plus, à un changement radical de pratique dans l’élaboration et le vote de la Loi, qui reconnaîtrait enfin au Parlement son rôle prééminent en la matière en cantonnant le pouvoir exécutif à celui énoncé dans la Constitution et à celui-ci seulement.
Accessoirement, ou presque, le signataire de la circulaire regrette que « le pouvoir réglementaire des collectivités (soit) peu mobilisé, à l’exception historique (?) des communes ». Constat surprenant tant cette démarche reste inspirée de la conception très centralisée, qui a conduit au tournant des années 1970-1980, à rejeter l’interprétation plus libre de la Constitution – dans sa rédaction d’alors – et selon laquelle les collectivités auraient pu user de ce pouvoir réglementaire propre, pour s’administrer librement « dans les conditions prévues par la loi »… et par elle seule.
Finalement, ces trois actes sont caractéristiques d’une conception ancestrale de la décentralisation administrative, directement inspirée par les libéraux de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle : rien de nouveau sous le soleil d’hiver, donc ; une toute autre conception est possible, laquelle remettrait la République… en marche.
Hugues Clepkens