Au lendemain des élections législatives, interview croisée de Martial Foucault, directeur du Cevipof – Sciences Po, et Axel Dauchez, président de la plateforme de mobilisation citoyenne Make.org.
Quels enseignements tirez-vous des résultats des élections législatives au regard du fonctionnement de notre démocratie ?
Martial Foucault : Le premier enseignement est que nous nous enfonçons dans des records d’abstention, et que cette abstention a des motivations très variables. Il n’y a pas un phénomène unique qui explique pourquoi les très jeunes s’abstiennent, ou pourquoi les territoires d’Outre-Mer s’abstiennent davantage que l’Hexagone. J’en conclus que si se mobiliser pour élire nos représentants ne suffit plus, alors nous sommes arrivés au bout d’un cycle de la démocratie électorale.
L’expression des droits civiques ne se manifeste plus uniquement par l’acte de vote, à l’exception des personnes âgées, qui restent la catégorie qui vote le plus : 70% de participation en moyenne sur les cinquante dernières années aux élections législatives. La question est donc : comment reconstruire notre démocratie représentative, qui n’est pas morte, en ponctuant le cycle de la démocratie électorale avec d’autres processus ?
Que peuvent produire nos institutions pour ne pas donner le sentiment que l’engagement politique se résume à une heure tous les cinq ans pour se rendre dans un bureau de vote ?
Le deuxième enseignement, c’est que, contrairement à ce que peuvent dire certains observateurs, la démocratie représentative n’est pas en crise. Quand bien même les résultats des élections législatives nous mettent dans une situation inédite, la 5e République a une plasticité telle que l’on peut imaginer toutes les formules, et qu’elles se mettront au diapason. Lors de la première cohabitation en 1986, nombre de constitutionnalistes prédisaient la fin d’un régime, et finalement, on y a tellement pris goût qu’on a connu trois périodes de cohabitation et cela n’a pas mis à terre la 5e République !
Donc, selon moi, ce n’est pas une crise de régime. En revanche, il y a une vraie crise des pratiques de la démocratie représentative. Les citoyens ont un regard extrêmement sévère sur la manière dont les représentants les représentent. Il ne s’agit pas de blâmer les élus : aucun d’entre eux ne souhaite tenir les citoyens à l’écart du jeu politique ; leur tort est simplement de ne pas avoir su anticiper cette mise à distance. C’est pourquoi il faut aujourd’hui imaginer d’autres formules pour ponctuer le cycle électoral, comme cela a pu se faire par exemple en Islande ou en Colombie britannique, au Canada.
Il faut souvent une période de choc pour rendre possible ces expérimentations, et je pense qu’en France, nous sommes dans un moment opportun. Mais il ne faut pas tomber dans la béatitude de toutes les promesses de la démocratie participative, et surtout ne pas l’opposer à la démocratie représentative. Ce n’est pas binaire. Il faut inventer, comme en cuisine, l’appareil qui va permettre de lier plusieurs aliments.
Axel Dauchez : Après les élections législatives, tous les regards se sont fixés sur la géographie de l’Assemblée nationale et sur le taux d’abstention. Sur le premier point, on peut soit penser que le pays sera ingouvernable, ou au contraire voir cela comme une démocratie qui fonctionne.
Ce qui me semble nouveau, c’est que l’abstention n’en est pas vraiment une : c’est devenu un véritable choix politique.
Aujourd’hui, un certain nombre d’abstentionnistes sont extrêmement engagés et font le choix délibéré de ne pas voter, parce qu’ils ne veulent plus de ce système tel qu’il est. Réciproquement, énormément de votants votent uniquement par réflexe, par habitude, par culture, mais n’accordent plus réellement de poids à leur vote. Donc le rapport entre la population et les institutions ne peut plus s’expliquer uniquement par le vote.
J’y vois plusieurs causes, notamment le fait que les partis politiques ne font plus leur travail comme avant : l’envie d’aller voter ou pas dépend de l’existence d’offres compréhensibles, différenciées, stables, sur lesquelles se construit une appropriation des idées et l’envie de s’engager politiquement.
Si on regarde les conséquences de cette abstention, on est obligé de se poser la question complexe et très effrayante du consentement à la société et aux institutions. Quand 70% des jeunes s’abstiennent, cela signifie : je ne me reconnais plus dans ce système, donc je ne consens pas aux décisions qui vont en émaner. Et ne votant plus, je vais trouver d’autres moyens d’action et de contestation, qui sont potentiellement extrêmement violents. Et là, nous sommes vraiment dans une situation très très fragile.
La conclusion, c’est que le vote n’est plus le début d’un chemin d’appropriation institutionnelle qui voudrait qu’à 18 ans, on devient citoyen, on a le droit de voter, et c’est le premier pas vers l’appartenance à une société à laquelle on va contribuer à son niveau. La situation actuelle nous oblige à voir les choses de façon diamétralement inverse : le vote est désormais l’étape ultime qui consacre le consentement ou le non-consentement à la société.
Donc le sujet n’est pas le vote en lui-même, mais la façon dont on crée de l’appropriation individuelle des processus collectifs, des décisions collectives, et cela arrive bien avant le vote. Pour moi, c’est là que se situe la recette de cuisine : la démocratie participative est là pour créer de l’empreinte, de l’adhésion, de l’appropriation des processus et des institutions ; et la démocratie représentative est là pour décider.
Quelles sont concrètement, selon vous, les conditions de cette réappropriation de la démocratie et des institutions par les citoyens ?
Martial Foucault : L’idée que le vote n’est pas le premier pas, mais qu’il vient sanctionner une procédure, des étapes de consentement, est très intéressante pour légitimer la place de la démocratie participative. J’y vois néanmoins deux limites, qui sont tout à fait surmontables. La première : quelles garanties peut-on avoir sur l’engagement de citoyens qui ne sont pas acculturés aux espaces publics de confrontation d’idées, à la capacité à argumenter et contre-argumenter, à réviser leurs propres croyances ? C’est surmontable, mais cela demande beaucoup de pratique.
Si à la clé, il y a l’idée que l’idée individuelle peut produire une idée collective, c’est déjà un magnifique résultat.
La seconde limite, également surmontable, c’est la forme que peuvent prendre ces processus de démocratie participative. Pendant le Grand Débat National, on a par exemple beaucoup parlé de démocratie consultative. C’était une forme de réflexe sondagier aigu à ciel ouvert, mais cela ne produit pas de l’engagement. Et puis il y a la démocratie délibérative, chère à Habermas. On se trompe en pensant que lorsqu’on a épuisé toutes les controverses d’un sujet, quand on n’est plus en situation de confronter des arguments, cela produit du consentement et de l’appropriation totale. La vraie limite, c’est de ne pas donner le sentiment aux citoyens qu’ils vont participer à des “trucs” ou à des “machins” proposés sur un plateau par le pouvoir en place. Il faut trouver des formes de médiation, peut-être de nouveaux corps intermédiaires, en charge de cette nouvelle démocratie.
Axel Dauchez : Je suis d’accord, changer aujourd’hui les règles de la démocratie représentative ne résoudrait pas le problème, et ne créerait pas davantage d’appropriation. Il faut ré-intermédier le lien entre la pensée, l’action individuelle et le bien commun. Le sujet, c’est vraiment d’inventer ces processus d’appropriation, et nous sommes au début du chemin.
Un processus d’appropriation se compose de deux jambes : d’une part il faut se reconnaître d’accord sur un certain nombre de points ; de l’autre il faut voir comment circonscrire les points sur lesquels nous ne sommes pas d’accord.
Sur le premier point, on commence à avoir des solutions. Il est possible, à l’échelle de très grands corps sociaux, non seulement d’identifier les points d’accord, mais que les citoyens aient le sentiment d’avoir réellement contribué à leur élaboration et s’en sentent propriétaires.
En revanche, sur la partie des controverses, des sujets qui nous séparent, nous sommes au tout début du chemin.
Ce ne sont pas des conférences de consensus à petite échelle qui vont créer de l’appropriation à grande échelle. C’est là qu’il faut réinventer quelque chose et que les corps intermédiaires sont peut-être nécessaires.
Martial Foucault : La première étape, c’est en effet comment on crée ces processus, et la seconde comment on les transforme dans l’offre politique. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est que nos institutions ont été capables de produire un niveau de polarisation affective, d’émotions négatives, de ressentiment qu’aucun responsable politique n’a pu anticiper. Donc ces formes à inventer doivent être aussi une sorte d’exutoire pour que les affects sortent de l’arène politique. Rien de plus compliqué que de gouverner un peuple en colère ou anxieux. Or, aujourd’hui, aucune institution ne permet d’y répondre, et au contraire, celà engendre un certain nombre de dégâts, dont la mise à distance des procédures démocratiques.
Il est donc important de produire du consentement, mais cela ne suffit pas : il faut que ce consentement soit épuré de toute forme de ressentiment. Il y a une urgence démocratique à ne pas laisser ces émotions grossir en dehors de formes d’intermédiation. Les partis politiques, comme les syndicats, ont une responsabilité très grande : je ne demande pas que ces acteurs deviennent des psychologues, mais si un citoyen n’est pas d’accord avec une position commune, il faut que cela ne produise ni défiance, ni colère, ni mal-être.
Axel Dauchez : Pour moi, l’enjeu n’est pas simplement que les citoyens ne ressentent pas le désaccord comme un drame. La condition de l’appropriation est au contraire de recréer de l’affect positif autour des consensus, et de donner l’envie de s’engager sur les points d’accord. Et la clé de cela est liée à la capacité d’action qui en résulte. Quand on est d’accord sur le constat, sur les pistes pour résoudre le problème, et qu’il faut se mettre en mouvement pour y arriver, il y a énormément d’énergie. Ce qui fait que les différentes expériences de “grands débats” sont considérées par certains au mieux comme des “gadgets” et au pire comme des “manipulations”, c’est la connexion entre le processus et la décision, l’action qui en résulte.
C’est dans cet ancrage entre la participation, la vision commune, et l’action que se recrée non seulement l’apaisement, mais également l’engagement.
Que répondez-vous, justement, à ceux qui critiquent ces expérimentations de démocratie participative, qui les accusent d’être inutiles, voire même de détourner les citoyens des urnes ?
Martial Foucault : Ce qui a été inventé pendant ce dernier quinquennat a été une combinaison du meilleur et du pire. Le meilleur du Grand Débat National, c’est le fait d’avoir réussi à mobiliser des dizaines de milliers de Français en un temps aussi court. Certes, ils ne se sont pas tous précipités dans ces réunions, mais certains citoyens de 50-60 ans disaient que c’était la première fois qu’ils se déplaçaient pour un débat. Il y avait déjà eu beaucoup de propositions de démocratie participative à l’échelle locale, mais les gens s’en détournaient un peu. Là, il y avait une urgence à venir au moins écouter.
Dans la colonne du pire, il y a l’usage que l’on fait de ces procédures. Le bilan du Grand Débat et de la Convention citoyenne pour le Climat a été beaucoup trop rapide, ce qui a donné le sentiment d’une manipulation. Il ne faut pas promettre que ces procédures vont nécessairement se transformer en séquence législative et produire immédiatement du changement. Ces procédures demandent du temps, comme des plats qui deviennent meilleurs au fur et à mesure qu’on les réchauffe. Il faut les laisser reposer, et parfois probablement recommencer.
Axel Dauchez : En effet, le Grand Débat a généré un élan d’engagement inédit et réjouissant, de ce point de vue-là, c’est remarquable. En revanche, la synthèse n’en était pas une, elle ne s’est même pas appuyée sur la totalité des contributions, et la suite a été complètement raccourcie, ratatinée, comme si le travail était fini. Cela a généré in fine chez certains plus de frustration que cela n’a généré d’engagement collectif.
Que pensez-vous des dispositifs fondés sur le tirage au sort ?
Martial Foucault : A l’origine, j’étais plutôt dubitatif sur les vertus du tirage au sort, mais j’ai été plutôt impressionné par sa capacité, dans les conférences citoyennes régionales, non pas à produire un échantillonnage parfait, mais à attirer des gens que je ne voyais jamais avant dans les réunions.
Le tirage au sort donne de la légitimité à la procédure. Mais le bilan que je tire, par exemple, de la Convention Citoyenne pour le Climat, c’est que 150 citoyens ne sont pas suffisants pour produire ce qui était attendu, c’est-à-dire des lois.
Le tirage au sort devrait fonctionner comme une gare de triage : on y produit quelque chose, et après on le met dans les mains d’autres publics, des corps intermédiaires, des partis politiques, des élus, des syndicats, des collectivités territoriales, et même pourquoi pas des représentants religieux… Et on voit comment cela évolue, on observe le degré de maturation. Mais il faut être honnête avec les gens : il ne faut pas promettre qu’il en sortira nécessairement des propositions, ou qu’elles seront nécessairement suivies d’effets, sinon cela crée des déceptions considérables. Si on entretient cette illusion, on laisse entendre que le processus va se substituer à la démocratie représentative. Un certain nombre des conventionnels pensaient que la France était mûre pour la démocratie directe. Or ce n’est pas le sujet.
Axel Dauchez : Sur la Convention Citoyenne pour le Climat, les 150 personnes tirées au sort, nourries par des experts, ont fait un travail rafraîchissant. Mais il y avait un péché originel à penser que le tirage au sort allait créer de l’appropriation. Le tirage au sort donne de la légitimité au processus, pas au résultat. Ce péché initial, qui s’est exprimé dans la promesse du “sans filtre” [le Président de la République s’était engagé à ce que les propositions de la Convention soient soumises “sans filtre” soit à référendum, soit au vote du parlement, soit à application réglementaire directe, NDLR], a créé, encore une fois, plus de frustration que de résultat.
Le Grand Débat et la Convention citoyenne sont deux très belles initiatives, mais dans les deux cas, on a raté l’occasion d’en faire des modèles vertueux. Finalement, tout est dans la promesse : à quoi ça sert, pourquoi, comment, et après ? Quand cette promesse est mal établie, on part sur des malentendus et c’est un échec. Parfois la promesse ne doit être que la conversation, parfois la proposition, le projet de loi, parfois la décision : ce sont des choses différentes et on ne peut pas simplifier, on est obligés de chercher cette recette de cuisine.
Comment ces initiatives de démocratie participative auraient-elles pu, selon vous, être couronnées de succès ?
Martial Foucault : On se demandait comment ré-intermédier notre corps social et donc notre corps politique ? A l’issue de la Convention Citoyenne pour le Climat, on aurait pu imaginer qu’elle voyage un peu : tantôt chez les syndicats, tantôt auprès des partis politiques, tantôt dans des collectivités territoriales…. pour débattre, pour expliquer comment on est arrivé à cette proposition. Et à l’issue de ces pérégrinations, sans doute la Convention aurait-elle pu revenir avec 30 voeux que tel ou tel parti politique se serait engagé à inscrire dans sa matrice programmatique. Cela me semblerait plus opérant et plus compatible avec notre démocratie représentative. Si cette Convention citoyenne avait eu lieu en Suisse, elle aurait pu aboutir immédiatement à un référendum sur chacune des propositions, car cela correspond à un cadre institutionnel donné et bien compris des citoyens suisses.
Mais en France, nous devons garder à l’esprit que nous sommes une démocratie représentative, et rien n’indique que l’on ira dans une autre direction.
Axel Dauchez : D’autant qu’en Suisse, la démocratie directe est très intermédiée par les partis politiques, qui décident eux-mêmes des questions soumises aux votations. De la Convention citoyenne, je garderais en effet la mixité et la diversité du tirage au sort, et la richesse des échanges, qui, en aval, doivent infuser et réarmer le débat au sein des corps intermédiaires. Mais en amont, ces sujets doivent être partagés par beaucoup plus de 150 personnes, ils doivent s’inscrire dans une conversation nationale entre des millions de citoyens. Sinon le risque est d’en faire une boîte noire de plus.
Martial Foucault : Et pour que ces procédures soient des succès, il faut les rendre très désirables. Quelles que soient leurs origines, leurs convictions, il faut donner l’envie à tous les citoyens d’y participer.
Comment la démocratie participative peut-elle aider à apaiser la situation actuelle ?
Axel Dauchez : Dans nos consultations, notamment au niveau européen, nous constatons qu’il y a souvent plus de consensus entre les citoyens qu’entre les gouvernements ou les partis politiques. Au-delà des clivages qui fragmentent, les citoyens arrivent plus facilement à se mettre d’accord grâce à la démocratie participative. La situation actuelle au Parlement peut nécessiter de trouver des majorités nouvelles sur certains textes, et les citoyens peuvent aider à trouver des consensus. Ils peuvent agir comme catalyseurs de consensus pour avancer sur des mesures importantes à leurs yeux, et résoudre ainsi d’éventuels blocages.
Martial Foucault : Elle doit avant tout être pensée comme un processus correctif de la verticalité du pouvoir présidentiel imposé par le fait majoritaire. La France reste un pays où la culture de la décision prise à la majorité absolue laisse peu de place, voire aucune, aux oppositions. Les voix d’opposition, ou les voix dissonantes, apportent souvent un regard neuf lorsqu’il est mûri. Car le pire des scénarios pour le bon fonctionnement d’une démocratie serait de ne pas entendre ces voix, quitte à les déconstruire pour mieux les reconstruire et ainsi leur donner une forme nouvelle de légitimation. C’est vers cet horizon participatif qu’il faut converger. Et ainsi pourrons-nous envisager un lien de confiance restauré à l’endroit de nos représentants élus et des décisions qu’ils prennent.