Le « cher et vieux pays » se réveille au lendemain d’une élection présidentielle à nouveau par défaut comme en 2017, mais dans une configuration explosive totalement différente où jamais les démons de la division, des dissensions et de la frustration n’auront été plus exacerbés, porteurs de toutes les incertitudes pour l’avenir proche et plus éloigné.
En bref, une situation où les Français plongent dans l’inconnu le plus déroutant, alors que cette joute aurait dû apporter les propositions les plus claires en réponse à la somme des préoccupations qui les assaillent au terme d’une saison 1 largement décevante pour un grand nombre de ceux qui ont cru au mirage du « en même temps », et les autres qui n’y ont pas adhéré – les Gilets jaunes en particulier- et qui ont profondément souffert sous ce quinquennat dont la page se tourne au terme d’un scrutin paradoxal et dégageant une forte odeur de décomposition…
Si incontestablement, au soir du 24 avril 2022, l’exécutif reconduit peut revendiquer la victoire de son camp, c’est au prix d’une campagne électorale qui n’aura pas été à la hauteur des enjeux, menée sans débats d’idées suffisants, où tous les coups auront été permis pour diaboliser l’adversaire et caricaturer de manière outrancière son projet au détriment d’une démocratie française minée par des maux anciens qui la mettent en péril mortel, en prenant le risque de l’affaiblir un peu plus, éloignant ainsi 14 millions de citoyens des urnes avec un record de 28,3% d’abstention !… Depuis des lustres, rien ne fonctionne plus correctement dans la conduite des élections présidentielles et autres en France, du financement des partis au parrainage des candidatures, en passant par un mode de scrutin obsolète qui ne permet plus de refléter correctement l’expression des sensibilités et des opinions, faute d’y avoir introduit une dose suffisante de proportionnelle, promesse hélas jamais tenue pour le plus grand malheur du pays ; sans parler de l’éthique d’un personnel politique qui, lorsqu’il a maille à partir avec la justice de son pays, estime correct de ne pas se mettre entre parenthèses en attendant d’être lavé de tout soupcon ou condamné, contribuant à dégrader la perception que les citoyens ordinaires ont de leurs élus, s’autorisant toutes les dérives dans certains cas, quand ils n’obtiennent pas purement et simplement l’absolution du pouvoir en place sur fond de lenteur chronique du traitement de leurs affaires judiciaires…
A cela, il faut ajouter un matraquage par des instituts de sondages qui influencent d’une manière insidieuse mais certaine les intentions de vote jusqu’à la dernière minute, une pratique qui mériterait certainement un examen approfondi…
Alliés à des médias de moins en moins objectifs, qui répercutent les moindres rumeurs propagées par les réseaux sociaux à la vitesse de l’éclair et aux pratiques contestables de la « familia grande » signataire de tribunes de presse, pétitions et autres vecteurs pour influencer ceux à qui on dénie en quelque sorte la capacité de se forger leur propre et intime conviction -cette caste de privilégiés détentrice de la « vérité unique » au sein du système appelle donc à partager le secret de son vote pour tel ou tel candidat, se posant en éclaireur condescendant de consciences supposées égarées-, tous ces artifices pernicieux ont largement contribué à éloigner un peu plus au fil des élections les Français de leurs mandataires politiques. La fracture s’est considérablement et irrémédiablement aggravée depuis le référendum confisqué de 2005 sur le traité instituant une Constitution pour l’Europe, et, à moins d’une révision de fond en comble de nos institutions, elle finira tôt ou tard par conduire la France à sa perte si on continue à différer cette nécessaire transformation.
L’exécutif, qui s’apprête à entamer une saison 2 suite à une victoire nette mais ambiguë dans un contexte où trois blocs de force quasi équivalente vont plus que jamais continuer à s’affronter de manière violente sur les décombres des anciens partis de gouvernement, n’a pas, loin s’en faut, bénéficié d’un vote d’adhésion (en dehors de celui des soutiens de sa majorité parlementaire LREM, consorts et transfuges ex LR ou PS qui ont abandonné leurs formations, contribuant à leur effondrement), au vu des motivations de vote éloignées du contenu de son projet qui expliquent en grande partie sa victoire. C’est un handicap de départ majeur pour un président dont le destin in fine sera de s’effacer au terme des cinq ans de « sursis » accordés par la fraction majoritaire du bloc de gauche, dont il est devenu de facto une sorte d’otage qui entendait d’ores et déjà l’acculer à une cohabitation le soir même de sa réélection, et auquel il sera bon gré mal gré contraint de donner des gages avant les législatives de juin.
Son adversaire dite d’extrême droite enregistre pour sa part une progression historique par rapport à 2017 et aspire à incarner l’opposition principale à la politique « new look » aux contours encore flous promise par celui qui a été reconduit, et à rassembler le camp de la droite nationale avec des accents quasiment gaulliens, notamment dans sa vision de l’Europe, totalement opposée à l’approche social-démocrate de son rival. Elle a bénéficié dans tout l’Outre-mer français laissé singulièrement à la dérive par la rue Oudinot depuis la violente crise de novembre 2021, qui attend toujours l’amorce d’un traitement tangible, d’un référendum impressionnant et inattendu de rejet de la politique et des propositions de l’exécutif sortant ; la même observation est valable pour la Corse tout autant en attente d’une prise en compte effective de ses difficultés présentes. Tout cela dans un océan de difficultés d’une rare amplitude d’où émerge principalement le drame qui perdure en Ukraine ; améliorations rapides à apporter dans les domaines de l’éducation, la santé et pouvoir d’achat à restaurer autrement que par des chèques de replatrage ; réformes d’ampleur -celle des retraites a avorté lors de la saison une- à conduire pour lesquelles sans adhésion forte, l’échec est malheureusement plus que prévisible…
La France est profondément divisée, clivée, désemparée au lendemain de cette élection présidentielle hors norme, et les attentes sont immenses en terme d’amélioration de sa situation qui s’est considérablement dégradée au fil des crises qui l’ont secouée et meurtrie lors des trois quinquennats précédant la séquence ouverte le 25 avril 2022.
Une moitié de sa population au bas mot est désabusée, frustrée ou simplement mécontente du résultat célébré par les vainqueurs au Champ de Mars, un lieu hautement symbolique dans l’imaginaire national. Ironie du sort, les riverains de cet espace unique dans une capitale qui résume assez bien la dégradation de la situation du pays par la saleté endémique de nombre de ses artères et une insécurité préoccupante (sans entrer dans le détail des travaux et chantiers entrepris pour y réduire la circulation automobile ou d’une gestion des finances municipales largement contestée, critiques reflétées dans le score incroyablement faible de son édile, candidate malheureuse à la présidentielle…) se sont récemment insurgés contre le coupe-gorge que devenait leur parc à la tombée du jour…
Ce haut lieu où le Roi Louis XVI a prêté serment à la Nation lors de la Fête de la Fédération le 14 juillet 1790 dans un élan où les Francais, toutes conditions confondues, ont cru leur Révolution aboutie, avant de traverser deux ans plus tard les affres des massacres de septembre 1792 dans les prisons de Paris et de sombrer dans la Terreur, a donc servi de cadre prestigieux à la liesse d’un soir d’élection présidentielle au pied de la tour Eiffel, contrepoint de l’Ecole militaire, chef-d’œuvre architectural d’Ange-Jacques Gabriel… L’hymne à la joie retenu par les organisateurs de la soirée pour saluer le vainqueur n’a toutefois certainement pas été repris par les manifestants qui ont exprimé leur colère comme au soir du premier tour dans des villes comme Rennes, Lyon ou Nantes alors même que ces métropoles venaient pourtant d’accorder largement leurs suffrages à l’exécutif reconduit…
Bienveillance et fraternité, louable formule, contrastant avec le silence et aucune parole de compassion pour le prêtre et la religieuse blessés à coup de couteau par un déséquilibré le matin même en l’église Saint-Pierre-d’Arène de Nice, sans doute pour ne pas jeter une ombre sur la liesse tout sauf populaire des « happy few » participant à la célébration de la victoire du jour… Il y a décidément bien une fracture palpable dans ce lendemain d’élection présidentielle par défaut pour une partie trop importante des électeurs, et il faudra à celui qui a l’obligation de la réduire pour tenter de réconcilier les Français avec leur démocratie plus que les formules attrayantes d’un soir de gloire éphémère et insuffisamment partagée, des actes concrets et rapides pour redresser la barre.
Cinq années, c’est très long quand rien ne change réellement comme ce fut le cas dans la mandature achevée, mais c’est très court pour relever les défis immenses d’une maison France à restaurer, voire rebâtir de fond en comble pour la sauver, dans un contexte qui n’est pas sans rappeler les prémices des épisodes révolutionnaires et secousses qui ont périodiquement secoué le « cher et vieux pays », avec « les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même » quand il estime qu’il n’est pas traité et respecté à sa juste valeur… Pour ceux qui ne se résignent pas à revivre les traumatismes de la période écoulée, qui s’estiment frustrés par cette élection et ne se reconnaissent pas dans son résultat, il y a la perspective des législatives dans moins de cinquante jours pour reprendre le chemin des urnes, faire entendre leur voix et influer sur le cours de leur destinée, après avoir observé si entre-temps leur situation s’est améliorée ou au contraire n’a cessé de se dégrader. Il y a toujours un épilogue aux situations les plus dramatiques, une espérance dans tous les combats, ceux que l’on gagne et ceux que l’on perd et à toute nuit finit par succéder la lumière du jour. C’est ce que l’on peut rappeler à la France en souhaitant qu’un jour plus ou moins proche elle parvienne enfin à se réconcilier avec elle-même…
Eric Cerf-Mayer