Deux mouvements sociaux d’ampleur ont jalonné le quinquennat de François Hollande, élu le 6 mai 2012 président de la République Française : La Manif pour tous et le mouvement social contre la loi travail dont Nuit debout est l’une des traductions les plus médiatisées et les plus emblématiques.
Le premier est né au cœur de la France « la plus catholique », celle qui, au confluent des familles du traditionalisme et des communautés post-conciliaires charismatiques, pourtant longtemps frontalement opposées, s’était au fil des dernières décennies adaptée1 aux mutations de la société française, celle dont la jeunesse s’était formée à l’appel de deux papes – Jean-Paul II et Benoit XVI – et qui d’une opposition au projet de loi ouvrant droit au mariage entre personnes de même sexe façonna un mouvement social philosophiquement conservateur inédit depuis 1945. Le second, fut celui relatif à la loi El Khomri, une loi modifiant considérablement (dans sa première version au moins) les cadres juridiques du marché du travail. Le 31 mars, Nuit debout naissait ainsi à l’issue d’une manifestation syndicale contre le projet de loi travail et retint l’attention des médias des semaines durant.
La Manif pour tous comme Nuit debout révèlent que la crise économique de 2008 se prolonge, comme dans d’autres pays d’Europe, par une crise idéologique et une crise de régime.
La défection des deux groupes sociaux par rapport au régime politique de la Ve République est au cœur de ces deux mouvements de contestation. Cette crise de régime qui puise ses sources bien avant le quinquennat de François Hollande, a néanmoins été révélée au cours d’un quinquennat tenu pour achevé bien avant son terme institutionnel fixé à mai 2017.
Ce que disent ces mouvements : mutations du militantisme, effets de la crise
Contestataires des deux bords partagent la même capacité d’exploitation des révolutions technologiques pour mener leur combat dans la société. Les Veilleurs issus de La Manif pour tous et Nuit debout issu du mouvement anti-loi El Khomri présentent quelques similitudes dans la forme, comme l’occupation de l’espace public articulée à une utilisation intensive du 2.0, par-delà les divergences idéologiques. Les Veilleurs (et les autres groupes issus de LMPT) s’emparèrent de lieux comme l’Esplanade des Invalides mais l’occupation de lieux emblématiques de Mai 68, comme la Place de la Sorbonne, fut probablement révélatrice d’une réelle compétence dans l’utilisation et le retournement de symboles au profit d’une entreprise idéologique et politique conservatrice. Nuit debout s’installa Place de la République, symbolique à bien des égards, lieu de rassemblement spontané au soir du 7 janvier 2015 après l’attentat visant la rédaction de Charlie Hebdo, puis point de départ de l’immense cortège en hommage à ces mêmes victimes ainsi qu’à celles de Montrouge et de la Porte de Vincennes, également lieu de rassemblements d’hommage aux victimes des attentats de novembre 2015. Pourtant, cette réelle habileté stratégique, fortement connectée et qui dit beaucoup des nouvelles formes de mobilisations induites par les mutations technologiques, ne doit pas éclipser un trait commun aux deux mouvements qui dit plus de l’ampleur de la crise de régime que de la seule fragilisation de François Hollande : les effets de la crise sur deux groupes sociaux jusque-là acquis à un relatif consensus au sein de la société française sur ses institutions et l’essentiel des choix économiques et sociaux faits depuis une trentaine d’années.
Les deux groupes sociaux au cœur de ces mouvements ont été préalablement soumis aux conséquences de la crise de 2007. Les moments de crise sont souvent des moments de désarticulation des éléments qui faisaient antérieurement la cohérence d’un bloc historique. Le bloc historique « néolibéral », né au tournant des années 1980, a été fragilisé par la crise financière de 2007-2008. Le bloc historique « néolibéral » fragilisé, cela veut dire qu’une partie des évidences d’hier ne le sont plus aujourd’hui. L’adoption des outils forgés par Antonio Gramsci (1891-1937) est primordiale pour comprendre la France de 2016.
Ces deux mouvements disposent de réseaux de militants et sympathisants dans toute la France, mais leur théâtre d’opérations le plus médiatisé est principalement confiné dans la capitale et dans quelques métropoles (on en trouve des déclinaisons rurales également mais à l’ampleur limitée). À l’évidence leur sociologie diverge profondément. Il suffit de se reporter à ce qu’est aujourd’hui la sociologie du catholicisme français2, fortement mobilisée par LMPT, et à ce qu’est celle de Nuit debout3pour constater qu’elles émanent de deux France ou, en l’occurrence, et pour l’essentiel, de deux Île-de-France. Moments de contestation d’une loi, mais également de définition par leurs plus jeunes animateurs d’un discours politique remettant en cause jusqu’à la légitimité des institutions françaises de la Ve République et la démocratie représentative, LMPT et Nuit debout ne sont pas de simples mouvements sociaux, mais les moments de défection de groupes sociaux vis-à-vis de ce qui a constitué jusqu’ici le consensus économique, social et institutionnel entre les partis de gouvernement de la Ve République. Soulignons que ces deux groupes ont été parmi les plus imperméables électoralement à la progression du Front national. Il convient d’en saisir les contours…
La Manif pour tous : quand l’enfant paradoxal de Vatican II et Mai 68 pousse les ralliés à la défection
Après le Concile Vatican II, le conflit qui naquit à propos de la réforme de l’Église opposa le tenant d’une lecture traditionnelle, attachés notamment à la liturgie du rite selon Saint Pie V (« rite extraordinaire » ou « messe en latin ») aux tenants du Concile et des conséquences qui en furent tirées par Paul VI en matière liturgique. En 1988, la crise entre le Vatican et Monseigneur Marcel Lefebvre aboutit à l’excommunication de celui-ci et de ceux qui ont fait le choix de le suivre après qu’il eût sacré quatre évêques. La relative et progressive « résolution » de ce conflit interne au monde catholique trouve son point d’orgue dans Motu Proprio Summorum Pontificum de Benoit XVI. Dès lors, si la fronde contre Rome cesse, la pression exercée par les fidèles sur le clergé français ne va cesser de s’accentuer. Cette intense pression sur le plan liturgique s’exprime notamment via des sites et des forums internet dédiés qui vont, le moment venu, contribuer à « forcer la main » à un clergé jugé par certains fidèles « trop timide » face au nouveau pouvoir socialiste. Toutefois, si « spectaculaire » fut l’opposition traditionnaliste à Vatican II, il ne faut pas mésestimer les autres aspects de la mutation du monde catholique. L’essor du nombre de communautés post-conciliaires « charismatiques »4, c’est-à-dire néo-pentecôtistes, parties d’Amérique du Nord pour se développer ensuite en Europe et particulièrement en France, sous l’impulsion notamment des fondateurs de la Communauté de l’Emmanuel, va contribuer à la mutation décisive du monde catholique français. S’il est avéré que des prêtres proches du Renouveau charismatique ont parfois appuyé La Manif pour tous, si Paray-le-Monial a bien accueilli une rencontre des chrétiens en politiques en novembre 2012, il faut souligner que c’est davantage un « esprit » insufflé par les communautés post-conciliaires qu’un mot d’ordre lancé par l’Église de France, qui a joué un rôle décisif dans l’essor du mouvement de contestation anti « mariage gay ». La prière du 15 août a en effet joué un important rôle mobilisateur, mais c’est de l’autonomisation déjà ancienne des croyants, de leur implication plus grande dans la vie de la communauté des chrétiens et dans la vie de la cité que nait la dynamique de La Manif pour tous.
Individualisation de la pratique, émulation entre jeunes croyants, désir de ne pas simplement faire vivre une « communauté » chrétienne, mais au contraire d’aller dans la société, sont des caractéristiques propres au catholicisme post-Vatican II, que le catholicisme français a aussi développées dans le contexte qui est celui de la société française. Ces évolutions, peu perceptibles pour qui s’en remettait à une lecture purement institutionnelle de l’Église de France, sont donc explicatives de l’intensité de la mobilisation de La Manif pour tous. Le fait que François Hollande et les cabinets fraichement arrivés au pouvoir en mai-juin 2012 les ignorent explique l’absence de stratégie de la gauche au pouvoir autant que la véritable incurie qui ont été celles du pouvoir face à ce mouvement au cours de l’année 2012-2013. Le mouvement, parti de la France la plus catholique, connut vite un succès que n’avaient anticipé ni ses initiateurs, issus des franges les plus différentes du catholicisme, ni les responsables gouvernementaux et élyséens. Marginalisés dès le début du mouvement, les membres de Civitas firent cortège à part, laissant ainsi de vastes cortèges « roses et bleus » investir plusieurs fois les rues de Paris. À partir de mars 2013, on assiste à une efflorescence d’initiatives émanant des militants les plus jeunes de ce mouvement. Veilleurs, Hommens, Camping pour tous, rejoignent des mouvements déjà existants comme les Antigones dans leur contestation plus vaste à la fois du système politique et du système productif, diffusant une vision du monde, philosophiquement conservatrice, au sens où Karl Mannheim put l’entendre, c’est-à-dire « un traditionalisme devenu conscient ».
Si le monde catholique a muté, la « France de droite » est, en 2012, privée de chef légitime et de ligne politique claire. Nicolas Sarkozy battu, la droite française est livrée à elle-même. Ses chefs mènent un combat fratricide pour le contrôle de l’UMP. La disponibilité d’un peuple de militants et de sympathisants est alors totale. Partie de la « France la plus catholique », rencontrant les aspirations d’un peuple de droite en mal de chef, confrontée à une gauche victime de son incurie stratégique, LMPT révèle surtout la défection de la France des ralliés, non pas vis-à-vis de la République (affaire tranchée) mais vis-à-vis, précisément du régime politique de la Ve République tel qu’il existe depuis une vingtaine d’années (post-Maastricht). Parmi les jeunes militants investis dans LMPT ou les mouvements qui naissent au printemps 2013, on ne compte pas les enfants de la bourgeoisie catholique souvent diplômés et victimes de déclassement. La dégradation des conditions de vie d’une grande partie d’entre eux après 2007-2008 ne diffère pas de celle du reste de la société. Elle produit des effets idéologiques qui sont propres à ce milieu social.
Nuit Debout, l’hypothèse post-marxisme et la perspective du « populisme de gauche » ?
Parce qu’il n’est pas la simple projection de revendications matérielles immédiates, parce qu’il opère une forme d’hybridation entre combat social et aspirations démocratiques, parce qu’il éclate au cœur de la ville-monde, parce qu’il cherche mais peine à s’étendre à la France périphérique, parce qu’il est un lieu de rencontres de traditions politiques et militantes différentes, parce qu’il se destine à devenir un foyer d’irradiation de la vie politique et sociale française, parce qu’il souffre d’un relatif et initial vide théorique, mais que ses jeunes militants découvrent jour après jour la nécessité de redéfinir un horizon politique, c’est-à-dire un projet et une stratégie, ce mouvement revêt une importance qu’il ne faut pas mésestimer.
Réforme structurelle portant modification du marché du travail, presque idéal-typique des « réformes » considérées comme nécessaires au sein de l’Union européennne (UE), ressemblant en cela au Jobs Act voulu et promu par Matteo Renzi en Italie, le projet de loi El Khomri suscita dès son annonce une opposition virulente. Si son article 2 portant sur la « hiérarchie des normes » fut un des points cruciaux d’affrontement entre plusieurs centrales syndicales traditionnelles – dont la Confédération Générale du Travail et la CGT-Force Ouvrière – ainsi que l’Union Syndicale Solidaire d’une part et le gouvernement d’autre part, d’autres aspects de la loi firent l’objet d’âpres oppositions. Les syndicats ont reproché au projet gouvernemental d’instituer un « cadre légal variable » visant notamment le temps de travail ou la rémunération, provoquant une forme d’insécurité pour le salarié et sapant une architecture sociale qui préservait jusqu’ici les syndicats. Une pétition, initiée notamment par une ancienne membre des cabinets ministériels socialistes – Caroline De Haas – recueillit en peu de temps plusieurs centaines de milliers de signatures. Des tribunes multiples mirent en garde contre les effets contreproductifs potentiels du projet de loi5, un collectif de youtubers lança #Onvautmieuxqueça, réalisa et diffusa des vidéos vues des centaines de milliers de fois, dénonçant l’esprit de la loi et ses conséquences. Après le projet de constitutionnalisation de la déchéance de la nationalité, la loi travail accentuait la fracture entre une partie de l’électorat de gauche (mais pas seulement) et la présidence de François Hollande ainsi que l’exercice gouvernemental de Manuel Valls.
Contestation de l’indifférenciation des politiques menées, défection de groupes sociaux, crise de régime…
À l’issue de ce quinquennat, La Manif pour tous et Nuit debout apparaissent comme des moments de défection de deux groupes sociaux jusque-là acquis au consensus portant la Ve République. C’est là la véritable signification politique de ces deux mobilisations, qui explique que chacun d’eux soit difficilement réductible au clivage gauche-droite mais, au contraire, qu’ils reflètent l’effritement ou l’effondrement des identités politiques traditionnelles. Si l’un est nettement « de droite » de par les origines électorales de ses participants et l’autre « de gauche », les réponses qu’ils apportent à la crise idéologique du pays ne sont pas réductibles au clivage gauche-droite et traduisent, à la manière de chacun de ces mouvements, des questionnements transversaux dans la société française. Malgré d’évidentes divergences idéologiques, il n’est donc pas impossible de trouver, par exemple, quelques préoccupations communes entre « Veilleurs » et « Nuitdeboutistes », comme la contestation du productivisme et la mise en avant de thèses écologistes. De part et d’autre, cette contestation est d’abord le fait de jeunes intellectuels proches des deux mouvements, mais elle rejoint une contestation globale, latente dans la société, reliant préoccupations écologiques, critique économique et sociale (de l’austérité) et contestation de la nature pleinement démocratique des institutions de la Ve République puisant sa force dans la perception d’une indifférenciation des politiques menées par les gouvernements successifs depuis deux décennies en France.
Ces mobilisations apparaissent comme le négatif l’une de l’autre, à la fois idéologiquement et géographiquement, mais révèlent dans les faits une forme de complémentarité…
La jeunesse catholique de l’Ouest parisien s’est mobilisée et a trouvé, dans les réseaux militants du printemps 2013, une école de formation, un lieu de solidarité et de quoi affermir une vision du monde. À Nantes, Lyon, dans d’autres villes de province, des groupes de Veilleurs ont vu le jour au cours du mois de mai 2013, marquant l’opinion publique par leur capacité à occuper, livre en main, les places de ces villes. L’aspect générationnel de Nuit debout ne saurait être non plus mésestimé, même si nombre de participants au mouvement de la Place de la République avaient plus de trente ans et qu’il ne s’agit pas d’un mouvement estudiantin. Pour l’essentiel issus du Nord-Est parisien, les participants reflètent souvent le destin de « l’intello précaire »6 fragilisé par la crise de 2007-2008. La complémentarité de ces mobilisations se concrétise par l’introduction dans le débat public via deux groupes sociaux distincts, entre le printemps 2013 et l’été 2016, d’une remise en cause de la légitimité des institutions et, en particulier, des institutions nationales.
Les modifications de la structure économique du pays ont eu, très tôt, un impact sur les représentations collectives qui se sont notamment traduites par des mutations des alignements électoraux. Le vote ouvrier de classe a été « enterré vivant »7. Alors que les électeurs ouvriers les plus âgés privilégiaient encore une logique de « classe » et votaient à gauche, les nouvelles générations privilégiaient d’autres logiques (notamment sur les questions liées à l’immigration ou à la sécurité) et s’éloignaient du vote ouvrier de classe. Les partis communistes et la social-démocratie européenne perdirent progressivement de larges pans du vote ouvrier, souvent au profit des nouvelles droites radicales. Depuis 2011, cette évolution s’est accélérée dans l’électorat ouvrier et prend une dimension paroxystique dans le Nord et le Nord-Est de la France, laissant présager des réalignements électoraux d’ampleur8.
En observant et analysant La Manif pour tous et Nuit debout, on prend conscience des conséquences idéologiques et politiques de la crise de 2007-2008 au sein de groupes sociaux qui, jusque-là, constituaient à tous points de vue, des groupes plutôt acquis à un relatif consensus quant au cadre institutionnel et aux politiques économiques menées dans le pays. D’un point de vue militant, c’est l’investissement dans la vie politique, intellectuelle et sociale de jeunes générations appartenant à des groupes sociaux frappés par la crise de 2007-2008. La fragilisation sociale de milieux jusque-alors plutôt préservés a probablement contribué à la mobilisation des fractions générationnelles les plus jeunes de La Manif pour tous. Quant à la Place de la République elle a été occupée par des assemblées plus diplômées que l’ensemble du pays mais comprenant une proportion de chômeurs au double de la moyenne nationale, ainsi qu’un nombre d’ouvriers nettement plus élevé que celui de la population parisienne…
La crise de régime, c’est maintenant !
Les enfants de la bourgeoisie catholique se faisant arrêter sur l’Esplanade des Invalides et embarquer au commissariat de la rue de l’Évangile (!), les jeunes diplômés opposés à la loi travail recevant du gaz lacrymogène Place de la République ou sur les Boulevards ont révélé une dimension nouvelle de la crise : la crise de régime. De part et d’autre, on conteste certes la légitimité des projets de loi gouvernementaux sur le devenir de l’institution du mariage ou sur celui du code du travail, mais les choses vont plus loin. Subrepticement, c’est en effet la contestation de la légitimité des institutions qui se fraye un chemin dans ces mouvements, quittant les marges politiques auxquelles elle semblait confinée, pour s’adresser à des groupes sociaux qui jusqu’ici étaient emblématiques de la France des ralliés ou d’une France de gauche qui n’avait jamais fait défaut à une gauche gouvernementale qui s’était acclimatée à la Ve République et au néolibéralisme.
Lorsque le 24 mars 2013, Frigide Barjot demanda à défiler sur les Champs Elysées et que les manifestants puissent se rendre au Palais de l’Elysée pour « parler à François Hollande », se rendait-elle compte que, dans n’importe quel pays, cette simple phrase aurait été prise pour un appel à marcher sur le palais présidentiel ? Il n’y eut, malgré les rêves de quelques activistes, probablement aucun risque de 6 février 34 dans LMPT pas plus que « l’ultra-gauche » n’est consubstantielle aux rassemblements et délibérations de Nuit debout, ni représentée par eux. Il y eut cependant les ingrédients rassemblés d’une forme de décrochage politique d’une France jusque-là marquée par la modération et le refus marqué du basculement vers le vote national-populiste. On pourrait, en forçant nettement le trait, qualifier ainsi La Manif pour tous : l’UDF qui lance des pavés. Bien qu’il n’y eût aucun jet de pavés cependant. Quant à Nuit debout, il s’agit plutôt de la France des classes moyennes des villes-centres, qui a cru à l’ascension par les diplômes – ou au moins à son rôle de bouclier social – qui était le cœur de la « révolution silencieuse » des valeurs post-matérialistes décrite par Ronald Inglehart à la fin des années 1970. L’assimilation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution à un instrument de « dictature » est symptomatique d’une défiance désormais endémique envers les institutions, renforcée par la montée en puissance du 2.0 comme contournement de la démocratie représentative ou – au moins – élément décisif la complétant. Si le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) avait déjà été marqué par la puissance de la crise financière de l’été 2007 et de ses déploiements ultérieurs, le mandat de François Hollande a été celui d’une révélation de la profondeur de la crise idéologique qui frappe la France. Ce sont les prolongements institutionnels de cette crise qui font la signification politique du quinquennat Hollande.
En effet, engagé dans une interminable partie de cache-cache politique avec les Français, sous-estimant grandement la puissance de l’idéologie, négligeant les dynamiques propres à des groupes sociaux qu’il tenait pour privés de volonté collective, constamment confiant dans un économicisme et un discours aux accents techniciens incompréhensible pour l’immense majorité des citoyens, étranger à ce qui fait l’essence des institutions – l’incarnation présidentielle – mais refusant paradoxalement de changer le système institutionnel fondé en 1958, le Président Hollande aura donc moins marqué par la continuelle faiblesse de sa propre popularité que par sa capacité à révéler les mutations profondes du paysage idéologique français et, a fortiori, la crise de régime qui frappe désormais la Ve République. Le destin électoral qui sera le sien en avril et mai 2017 est finalement très relatif par rapport à ce que son quinquennat a révélé : cette crise de régime qui amène à envisager sérieusement la fin de la Ve République.
Gaël Brustier
Chercheur en science politique, membre de l’Observatoire des radicalisés politiques de la Fondation Jean Jaurès
Photo : Ycare, Wikipédia
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- Gaël Brustier, Le Mai 68 conservateur, Paris, Le Cerf, 2014. ↩
- Jérôme Fourquet, Hervé Le Bras (préface de Emmanuel Todd), « La religion dévoilée, une nouvelle géographie du catholicisme », Fondation Jean Jaurès, avril 2014. ↩
- Stéphane Baciocchi, Alexandra Bidet, Pierre Blavier, Manuel Boutet, Lucie Champenois, Carole Gayet-Viaud et Erwan Le Méner, « Qui vient à Nuit Debout, des sociologues répondent », Reporterre, 17 mai 2016. ↩
- Olivier Landron, Les Communautés nouvelles, Le Cerf, 2004. ↩
- Cédric Durand, Razmig Keucheyan, « Le projet El Khomri ne ferait » qu’aggraver la crise économique ». En savoir plus sur https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/03/04/le-projet-el-khomri-ne-ferait-qu-aggraver-la-crise-economique_4876730_3232.html#vGJY53kjdz6lRQVc.99, Le Monde, 4 mars 2016. ↩
- Anne et Marine Rambach, Les intellos précaires, Paris, Fayard, 2001. ↩
- Voir Une droitisation de la classe ouvrière en Europe ?, sous la direction de Jean-Michel de Waele et Mathieu Vieira. Paris, Economica, 2011. ↩
- Jérôme Sainte-Marie, Le nouvel ordre démocratique, Éditions du Moment, août 2015. ↩