Avec la résurgence de la question nationale et la mise en accusation pour « nationalisme exacerbé » durant la dernière décennie du siècle passé, la Serbie était non seulement en dehors de la mondialisation naissante mais servit de parfait contre-exemple dans un monde devenu « post-historique ». Pourtant, si les trajectoires entre les Balkans et le monde furent si divergentes dans les années 1990, il n’est plus certain qu’un point de convergence n’ait pas été atteint à présent.
Une remise en perspective démontre en effet que la Serbie, toujours tourmentée par la question nationale, fait moins office d’exception dans le monde actuel. La raison en réside dans le fait que les questions identitaires et nationales ont été remises à l’honneur, apparaissant ainsi comme des constantes que la mondialisation – principalement dans son versant idéologique – voulut ignorer et condamner.
Le constat ne fait malheureusement pas l’ombre d’un doute : aujourd’hui en 2018, les questions qui se posent à la Serbie et les défis auxquels fait face la nation serbe ne diffèrent pas sensiblement de ceux qui étaient d’actualité au début de la dernière décennie du siècle passé.
En effet, les problèmes géopolitiques, au sens fort du terme de rivalités de pouvoir sur un territoire1, continuent de secouer non seulement la Serbie mais presque l’ensemble des pays issus du démembrement de la fédération Yougoslave. Ainsi, la Macédoine dont l’identité est triplement contestée (la langue par les Bulgares, l’église par les Serbes et le nom même du pays par les Grecs2) fait face à la question de la minorité albanaise qui est une source de tensions et de conflits permanents depuis 2001. Le Monténégro poursuit pour sa part une construction identitaire inédite avec l’invention d’une « nouvelle » langue qui se veut distincte du serbe et d’une église autonome qui n’est au demeurant pas reconnue par les plus hautes autorités ecclésiastiques du monde orthodoxe. Faute d’une véritable légitimité historique, la Bosnie-Herzégovine quant à elle vacille en tant qu’État depuis les accords de Dayton de 1995 qui instaurèrent un système institutionnel dont la complexité n’a d’égal que l’hétérogénéité du pays et le peu d’allégeance citoyenne de la part de ses ressortissants. Au final, même la Croatie, pourtant membre de l’Union européenne, demeure arrimée au contexte délicat des Balkans, tant par le fait que son identité s’est pour une grande partie construite en opposition avec les Serbes, que par la présence de Croates au sein de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. De fait, presque trente ans après le début des conflits yougoslaves, la région semble toujours engluée dans « l’histoire » tant les questions identitaires, linguistiques, religieuses et territoriales demeurent des enjeux de premier ordre.
En ce sens, il s’agit d’une région qui de prime abord semble fortement détonner avec le monde post-historique de la mondialisation, commerciale et multiculturelle qu’on a longtemps pensé comme étant une mondialisation heureuse. Ce fut particulièrement le cas au cours des années 1990 durant lesquelles la situation tragique dans les Balkans fut assez souvent présentée, non sans une certaine suffisance, comme une guerre entre « ethnies » moins civilisées pour ne pas dire barbares. Il est vrai cependant que dans le « village planétaire » qui se mettait en place avec la fin du monde bipolaire, le conflit yougoslave s’apparentait réellement à un trou noir en Europe.
Les Balkans : un reliquat d’histoire dans un monde « post-historique » ?
En effet, la fin de la guerre froide provoqua dans les Balkans une réaction à contretemps du mouvement général et représenta une importante bifurcation historique.
La fin de la guerre froide comme condition de l’ouverture du monde
L’internationaliste Robert Jervis avait écrit que les gens considèrent toujours l’époque dans laquelle ils vivent comme étant unique. Toutefois, ajoutait-il, il est fort probable que les générations ultérieures auront partagé cette même perception en ce qui concerne les années 1990 car jamais la politique mondiale n’avait été aussi fondamentalement réagencée en l’absence d’une guerre majeure3. Et de fait, au-delà des évènements historiques précis et concrets qui jalonnent cette période – de la réunification allemande à la dissolution de l’Union des républiques socialistes soviétiques – la fin de la guerre froide a, avant tout, permis l’unification du système international en le rendant homogène, pour reprendre une catégorie de Raymond Aron4. Une des conséquences fondamentales de cette victoire de la vision libérale, tant en politique qu’en économie – la démocratie représentative et l’économie de marché ayant été adoptées par toutes les anciennes démocraties populaires de l’Europe de l’Est – fut que la création « d’un marché mondial unique pour les biens, les services, le capital et le travail » qui définit le phénomène de mondialisation, devint pleinement possible. Autrement dit, malgré les progrès accomplis dans le domaine de l’électronique avec la miniaturisation et par voie de conséquence dans ceux de l’informatique et des télécommunications, la mondialisation n’aurait jamais pris son plein essor sans l’ouverture des frontières et l’extension de la logique du libre marché à, peu ou prou, la planète entière.
Parallèlement à cette victoire matérielle et idéologique du monde occidental, qui semblait avoir une portée universelle, se déroulait une étape très importante dans le cadre de la construction européenne avec la signature du Traité de Maastricht en 1992. Union européenne, monnaie unique, politique étrangère et de sécurité commune semblèrent autant d’avancées sans précédent dans la voie d’une intégration supranationale des États européens.
Ainsi se dessinait dans les faits concrets une évolution historique cohérente : la planète rétrécissait ; les frontières n’avaient plus leur importance d’antan ; les identités nationales pareillement ; le concept de souveraineté était dépassé et tout ceci constituait un mouvement universel.
La meilleure illustration de cette vision d’essence libérale fut livrée dans le retentissant ouvrage de Francis Fukuyama – La fin de l’histoire et le dernier homme5 – qui restera sans aucun doute le meilleur témoignage sur l’époque en question et la perception dominante qui en a été faite. Fukuyama y constatait le triomphe de la démocratie libérale sur les idéologies rivales6 et donnait une réponse positive à la question de savoir « s’il est raisonnable, en cette fin de XXe siècle de continuer à parler d’une histoire de l’humanité cohérente et orientée, qui finira par conduire la plus grande partie de l’humanité vers la démocratie libérale »7. La victoire de la démocratie libérale marqua aux yeux de l’auteur une étape cruciale dans l’avènement d’un « État universel et homogène » qui ne pourra qu’apporter une pacification dans les relations internationales conformément à l’un des postulats fondamentaux du libéralisme, à savoir que les sociétés démocratiques capitalistes sont résolument pacifiques (la théorie de « peace-loving democracies »). Pour autant, le monde n’avait pas encore atteint l’état de paix perpétuelle. Fukuyama précisa en effet qu’une division était apparue entre un monde « posthistorique » et un monde resté dans l’histoire8. Dans le premier, l’axe principal d’interaction entre les États devait être économique et les anciennes règles de la politique de puissance étaient censées perdre de leur importance. Le second, retenu dans l’histoire, ou plus précisément au regard du contexte yougoslave, retenu par l’histoire, continuait à être régi par les anciennes règles de la puissance, d’intérêts nationaux et de lutte pour les territoires. Ce deuxième monde était plus que jamais celui des Balkans au début de l’après-guerre froide.
La fin de la guerre froide comme condition de la désintégration de la Yougoslavie
Au moment d’accorder l’agrément soumis par les autorités yougoslaves pour leur nouvel ambassadeur en France en 1962, le général de Gaulle aurait dit que la Yougoslavie était devenue un État « qui sait se faire respecter au-dedans et au-dehors »9. Pourtant, derrière la façade de cet État communiste relativement ouvert, qui jouissait d’une bonne réputation internationale en raison de sa position originale de non-alignement durant la guerre froide mais aussi, dans certains cercles de gauche du moins, en raison de son modèle d’autogestion, les choses étaient passablement plus compliquées et la cohésion « nationale » chancelante, y compris sous le règne de Tito. Les constitutions successives (1946, 1953, 1963, 1974) qui affaiblirent systématiquement le lien fédéral ; l’épisode nationaliste et séparatiste du « printemps croate » de 1971 ; le mouvement sécessionniste des Albanais du Kosovo qui réussirent grâce à un fort taux de natalité à changer en une génération (1961-1981) l’équilibre démographique de la province serbe du Kosovo et de la Métochie à leur profit et ce avec une visée géopolitique ouvertement affichée dès cette époque ; le très faible nombre de mariages mixtes, notamment en Bosnie-Herzégovine, constituent autant de faits significatif de la fragilité de l’ensemble étatique et de l’idée yougoslaves. Avec la chute du communisme, le seul véritable facteur de la cohésion des « Slaves du sud », la Fédération était condamnée à disparaître. Cet éclatement devait-il nécessairement se produire avec une telle violence est une autre question.
Le fait est que la géopolitique interne du pays était peu propice à une solution pacifique et elle l’était d’autant moins si on incluait dans l’équation l’histoire tourmentée de la région. En effet, aucune des républiques fédérées, mis à part la Slovénie, n’était homogène (en Croatie vivaient des Croates et des Serbes, en Bosnie-Herzégovine vivaient les Musulmans, Serbes et Croates, en Serbie vivaient des Serbes et des Albanais et en Macédoine vivaient des Macédoniens slaves et des Albanais et tous avaient juridiquement, cela va sans dire, la nationalité yougoslave) ce qui, avec la fin de l’État fédéral, ouvrit inévitablement la question des frontières.
Le fait est aussi que la gestion occidentale des crises yougoslaves fut pour le moins maladroite et erronée. Au demeurant, le simple constat que trente ans après le début de la crise dans les Balkans de graves problèmes subsistent toujours – pose problème. La première action et l’erreur de départ des puissances occidentales fut la reconnaissance des indépendances unilatéralement proclamées (25 juin 1991) par les républiques de Slovénie et de Croatie. Sous l’impulsion de la diplomatie allemande10, cette reconnaissance a mis fin à tout espoir de négociation globale et donc de règlement pacifique de la crise en faisant disparaître du jour au lendemain le problème des 600 000 Serbes vivant en Croatie et neutralisant de fait leur propre droit à l’autodétermination. Plus encore, elle a permis la reconnaissance dans les mêmes formes de la Bosnie-Herzégovine, qui devenue État indépendant et souverain sans accord préalable de ses peuples constitutifs ne pouvait que sombrer dans une guerre civile terrible. Cette erreur initiale a conditionné la gestion ultérieure de la crise tout en contribuant à l’essor même des conflits. Une fois la Bosnie-Herzégovine reconnue indépendante, la communauté internationale ne pouvait plus faire marche arrière et s’est donc acharnée à préserver cet artifice en forçant trois communautés (musulmane, serbe et croate) à vivre ensemble alors que celles-ci, manifestement, ne le désiraient pas. Pourtant, quand le problème du Kosovo arriva à l’ordre du jour il en alla autrement une fois encore. La primauté fut redonnée au droit des peuples à l’autodétermination en faveur des Albanais au détriment de l’intégrité territoriale de la Serbie.
Ainsi, le bilan de la mondialisation de l’immédiate après-guerre froide fut terrible pour la nation serbe. Il apparut à la fois que les Serbes, en tant que peuple (de Croatie, Bosnie ou du Kosovo), n’avaient pas droit à l’autodétermination à la différence des Croates, Musulmans de Bosnie ou Albanais du Kosovo et que la Serbie, en tant qu’État (comme jadis la Yougoslavie), n’avait pas droit au respect de son intégrité territoriale à la différence de la Croatie, Bosnie-Herzégovine et aujourd’hui, du moins aux yeux des pays qui le soutiennent, du Kosovo. Accusé d’avoir porté la guerre dans les Balkans et de « nettoyage ethnique », le peuple serbe en fut la plus grande victime avec 300 000 Serbes chassés de la région de la Krajina en août 1995. Cruel destin pour une vielle nation européenne qui paya un lourd tribut aux côtés des Alliés lors des deux guerres mondiales et qui, à la différence de ses peuples voisins, n’avait jamais eu de division SS.
Au-delà pourtant des défaites géopolitiques, la Serbie fut, au cours de cette dernière décennie du siècle passé, mise au ban des nations et du monde civilisé. État paria, nation barbare avec des luttes d’arrière-garde dans un monde mondialisé à l’identité multiculturelle, la Serbie servit de parfait contre-exemple pour l’idéologie de la mondialisation dont elle fut totalement écartée.
Écartée idéologiquement certes, mais matériellement aussi car divers embargos et sanctions mis en place entre 1991 et 1995 d’abord, puis entre 1996 et 2000 exclurent de fait la Serbie des échanges mondiaux et du commerce international.
Hyperinflation, désindustrialisation et paupérisation générale de la population, avec leurs corolaires habituels – corruption généralisée et affaiblissement des institutions – marquèrent l’histoire serbe de la dernière décennie du XXe siècle. Ce n’est qu’avec les changements politiques intervenus suite à l’élection présidentielle d’octobre 2000 que la Serbie fut progressivement réintroduite dans la mondialisation matérielle.
La mondialisation : une idéologie dans un monde resté historique ?
Qu’en est-il pourtant de l’autre versant de la mondialisation ? Car au-delà de sa matérialité, qui se caractérise par l’augmentation des flux commerciaux, de personnes et d’informations, il existe indéniablement un versant idéologique du phénomène. En d’autres termes, il faut savoir faire la distinction entre la mondialisation et le récit de la mondialisation. D’ailleurs, l’un des ténors de l’approche réaliste en relations internationales, Kenneth Waltz, ne disait-il pas de la mondialisation (globalization) qu’elle n’avait été qu’une mode des années 1990 et qu’elle avait été fabriquée aux États-Unis11. Poursuivant dans ce sens, force est de constater que le début du nouveau millénaire fut le moment où le récit enchanté de la mondialisation – comprise comme un dépassement, pour ne pas dire une déconstruction, des États, des frontières et des nations au profit d’un individualisme et d’un multiculturalisme heureux s’approchant de l’état de paix perpétuelle – commençait sensiblement à pâlir.
Une balkanisation de l’Europe – ou du retour de l’histoire ?
En ce sens, le contretemps serbe des années 1990 apparaît en effet moindre aujourd’hui. D’une part parce que le pays est devenu un élève appliqué dans le domaine économique en épousant le dogme libéral dominant sans discussion : investissements étrangers, privatisations et concessions (l’aéroport international de Belgrade a ainsi récemment été donné en concession au groupe français Vinci), arrangements financiers avec le Fond monétaire international, rigueur budgétaire, libéralisation du marché du travail… Encore qu’il ne soit pas certain que l’application en 2018 du modèle en question – à savoir le consensus de Washington – ne représente pas en soi un nouveau contretemps.
Il apparaît moindre aussi parce que les élites ont ancré le pays sur la voie de l’intégration européenne. Après avoir signé l’Accord de stabilisation et d’association en 2008 avec l’Union européenne, la Serbie a obtenu le statut officiel de pays candidat à l’adhésion en 2012. Les négociations d’adhésion débutèrent formellement en 2014 et depuis lors douze chapitres sur trente-cinq furent ouverts. Là aussi cependant, il n’est pas évident que le zèle du pouvoir serbe à faire accéder le pays à l’UE ne puisse être considéré de nouveau comme un contretemps ou une volonté déphasée du réel tant l’UE est actuellement en crise et tant un élargissement éventuel n’est pas à son ordre du jour12. Toutefois, que la Serbie, à nouveau, ne soit pas nécessairement en phase avec son temps en raison du retard accumulé dans les années 1990 et que ses classes dirigeantes n’aient pas pris la mesure des changements géopolitiques et idéologiques intervenus entre-temps – qu’il s’agisse de l’économie ou du devenir de l’Union européenne – n’est pas un fait décisif car l’essentiel se trouve ailleurs.
En effet, le point de convergence principal qui, d’une certaine façon, remet en phase la Serbie et les Balkans avec le monde réside dans le fait que les questions identitaires et par conséquent nationales et territoriales déteignent beaucoup moins dans le paysage idéologique actuel que cela ne fut le cas dans les années 1990.
Et de fait, malgré une économie conforme au dogme néolibéral et au-delà du processus d’intégration européenne subsiste toujours l’épineux problème du Kosovo. Province serbe et cœur historique, culturel et cultuel du royaume puis de l’empire serbe médiéval, le Kosovo a fait sécession le 17 février 2008 avec le soutien d’un certain nombre de puissances occidentales. Reconnu depuis en tant que pays indépendant par une centaine d’États et contesté par les autres, le statut du Kosovo est toujours régi en droit international par la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies de juin 1999 qui mit fin à la guerre menée par l’Otan contre la République fédérale de Yougoslavie.
Depuis 2010 cependant, un processus dit de « normalisation » des relations entre Belgrade et Pristina a été mis en place dans le cadre de l’intégration européenne de la Serbie. Celui-ci a abouti en avril 2013 à la signature d’un « Premier accord de normalisation » prévoyant en substance divers renoncements de la part de la Serbie – en matière de justice notamment – au profit du Kosovo. L’étape suivante, telle qu’elle est définie par le cadre des négociations d’adhésion de la Serbie à l’UE adopté fin 2013, suppose la signature d’un accord international « juridiquement contraignant » entre Belgrade et Pristina, c’est-à-dire entre la Serbie et le Kosovo13. Cet accord à venir a été pensé sur le modèle du traité fondamental entre les deux Allemagnes de 1972 qui permit une reconnaissance mutuelle des deux États allemands ainsi que leur adhésion à l’Onu en tant que 133e et 134e États membres14. Cependant, ce scénario demeure assez délicat à mettre en œuvre. Bien que le pouvoir actuellement en place en Serbie, incarné par le président de la République Aleksandar Vučić, a laissé entendre qu’un accord entre Belgrade et Pristina était souhaitable, la teneur de celui-ci reste un objet de discorde. De plus, au plan juridique formel, la Constitution serbe devrait être révisée en ce cas et un référendum sur la question devrait être tenu. Étant donné qu’une grande majorité de la population serbe demeure toujours opposée à une quelconque reconnaissance de la sécession du Kosovo et que l’Église orthodoxe serbe a pour sa part adressé le 10 mai dernier un message au pouvoir politique en place lui enjoignant de ne jamais donner son accord à la sécession du Kosovo – certains évêques déclarant même publiquement que dans le cas contraire il s’agirait tout simplement de haute trahison – il est difficilement imaginable que la question puisse se résoudre sans nouvelles tensions.
Au demeurant, même une reconnaissance du Kosovo ne mettrait pas nécessairement un terme aux tensions géopolitiques dans les Balkans. Bien au contraire, de nouvelles questions pourraient émerger : création d’une Grande Albanie, déstabilisation de la Macédoine, du Monténégro, devenir de la Bosnie-Herzégovine… constituent autant de problèmes géopolitiques qui se poseraient en cascade. Comme il a été indiqué en introduction, la fameuse poudrière des Balkans est loin d’être entièrement à l’abri de nouvelles flammes.
Pourtant, à la différence des années 1990 – et c’est précisément là que réside la grande nouveauté – les problèmes géopolitiques des Balkans n’apparaissent plus comme étant les vestiges d’un temps révolu. C’est que d’évidence, l’Histoire est revenue taper à la porte du monde post-historique – si tant est que celui-ci ait jamais réellement pris forme tellement les contradictions étaient nombreuses et la réalité internationale complexe comme le souligne le professeur Charles Zorgbibe en parlant des « illusions de l’après-guerre froide »15.
Les évènements du 11 septembre 2001 avaient en effet déjà sonné le glas de la première décennie de l’après-guerre froide. Les guerres d’Afghanistan et d’Irak et de manière générale les conflits et tensions au Proche et Moyen-Orient remirent du réalisme et de la politique de puissance dans les relations internationales. Mais c’est du monde post-historique européen que vint véritablement la nouveauté. D’une part, il s’avéra que le projet d’intégration européenne n’était pas à sens unique. De façon inédite dans l’histoire de la construction européenne, un État membre et non des moindres – la Grande-Bretagne – décida de se retirer de l’UE en 2016 en choisissant formellement de donner l’avantage au cadre national au détriment du cadre européen. D’autre part, il apparut clairement que des forces centrifuges profondes s’exercent au sein même de certains États membres. Il en va ainsi tout particulièrement de l’Espagne qui fait face actuellement à la volonté d’indépendance de la Catalogne. Après un premier référendum en novembre 2014, une partie de la population catalane confirma son désir d’indépendance lors du référendum de 2017. Il serait erroné de penser que la volonté d’indépendance en question est uniquement le résultat du déséquilibre historique entre le poids politique et militaire de la Castille et le poids économique de la Catalogne. Cette volonté découle principalement du fait de l’identité propre des Catalans qui se considèrent comme constituant une nation16. Il s’agit donc avant tout d’une question identitaire.
La Belgique a dû pareillement faire face dans les années 2000 à des tensions identitaires entre Wallons et Flamands, à tel point, qu’à deux reprises (2007/2008 et 2010) le gouvernement n’a tout simplement pas pu être formé durant six mois dans le premier cas et presque deux ans dans le second.
Nous pourrions ainsi multiplier les exemples de tensions identitaires qui existent actuellement eu Europe17, y compris en prenant le cas de la France où la question de l’identité française est aussi délicate qu’elle est, pour la plupart du temps, admirablement passée sous silence18. Mais ce qui a été dit suffit à démontrer que dans pareil contexte, la situation générale dans les Balkans ou bien la lutte du peuple serbe pour préserver son identité, son territoire et sa province du Kosovo et de la Métochie19, semble apparaître bien moins d’arrière-garde qu’il y a vingt-cinq ans.
La permanence des identités – ou de l’idéologie de la mondialisation en souffrance
Qu’il semble lointain en effet le temps où l’on pouvait affirmer, dans le sillage de Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, eux-mêmes prenant appui sur James Rosenau, que l’ancien modèle interétatique était entré en crise profonde en raison de l’accroissement de divers flux transnationaux qui mettait tant à mal l’État nation, rongé d’en haut par les constructions supranationales, érodé d’en bas par les individus aux allégeances désormais multiples20. États-Unis, Iran, Turquie, Israël, Russie, Pologne ou Hongrie… démontrent tous que l’État demeure bien présent avec ses frontières, sa politique de puissance, son identité nationale et même ses murs (israélien, hongrois ou celui ardemment souhaité par le président des États-Unis Donald Trump à la frontière avec le Mexique).
Mieux encore, l’identité collective, fondée sur des éléments objectifs tels que la langue, la religion, un héritage culturel commun ainsi qu’une histoire commune et qui – d’évidence – s’exprime le mieux dans le cadre d’une entité étatique, s’est avérée être d’une vraie résilience.
La faillite de la construction d’une identité européenne et celle du modèle théorique de patriotisme constitutionnel cher à Jürgen Habermas ainsi que les revendications identitaires et territoriales en Europe même semblent le démontrer. Le fait que les États culturellement, linguistiquement et autrement hétérogènes connaissent souvent des tensions et un « vivre-ensemble » pour le moins délicat, tendent de même à le confirmer empiriquement. Comment interpréter alors le phénomène ?
L’explication de cette prégnance des identités collectives fondées sur des éléments objectifs et non abstraits peut être double. D’une part, l’on pourrait l’interpréter comme une réaction à la vacuité du modèle idéologique dominant, individualiste, consumériste et postmoderniste. Comme le dit récemment Régis Debray, « l’ouragan de l’indifférenciation techno-économique crée partout un déficit d’appartenance culturelle, donc un trou d’air où s’engouffre le retour à des sources identitaires plus ou moins fantasmées. La mondialisation heureuse, c’est à l’arrivée une balkanisation furieuse »21.
Il se pourrait pourtant que l’explication soit plus simple. Nous pourrions en effet avancer la thèse d’une permanence du fait national (qui en soi témoigne de la nécessité pour tout groupe humain de disposer d’une identité collective) qui remonte à une histoire plus ancienne que celle des XVIIIe et XIXe siècles et qui, le temps du mirage idéologique de l’après-guerre froide, fut mis entre parenthèse et ce, qui plus est, uniquement en Occident d’où un effet d’optique ethnocentrique qui déforme la réalité et en fausse la perception.
Allant dans ce sens, des auteurs, tel Éric Hobsbawm, n’ont pas tout à fait exclu la possibilité de sentiment national ou « protonational », qui pour être « construit » n’est pas nécessairement artificiel. Ainsi de l’Angleterre des Tudor où « existait quelque chose de proche du patriotisme moderne » ou des Serbes, auxquels « il n’y a pas de raison de refuser tout sentiment protonational d’avant le XIXe siècle, non parce qu’ils étaient orthodoxes alors que leurs voisins étaient catholiques ou musulmans – cela ne les auraient pas distingués des Bulgares –, mais parce que le souvenir de l’ancien royaume vaincu par les Turcs avait été préservé dans les chants, les récits héroïques et, peut-être de façon plus pertinente, dans la liturgie quotidienne de l’Église serbe, qui avait canonisé presque tous ses rois »22.
Quoi qu’il en soit, le constat suivant s’impose : l’aspect matériel de la mondialisation mis à part – à savoir les flux de capitaux et d’informations ainsi que les nouveaux moyens de communication –, la mondialisation comprise comme émergence d’une culture globale et cosmopolite ; comme création d’une communauté politique globale qui engendre une transformation d’allégeances en faveur d’entités infra ou supra-étatiques ; comme développement d’une « culture du risque » face aux défis globaux tels que les épidémies ou l’environnement23 est loin d’avoir tenu ses promesses. Le fait national, le fait étatique, le réalisme et la géopolitique ont indéniablement continué à jouer un rôle fondamental en relations internationales. Plus encore, le besoin pour des communautés politiques de posséder une identité collective qui ne peut reposer que sur des valeurs concrètes, culturelles, linguistiques, pour ne pas dire objectives, demeure de toute évidence vital. En ce sens, la Serbie avec ses problèmes ancrés dans l’Histoire apparaît aujourd’hui plus en phase avec le reste du monde qu’en tout début de l’après-guerre froide. Ainsi, faute d’avoir mondialisé les Balkans, il se peut que nous assistions présentement, par une ironie de l’histoire, à une balkanisation de la mondialisation.
Miloš Jovanovic
Maître de conférences à la Faculté de Droit de l’Université de Belgrade
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- Yves Lacoste, « La géographie, la géopolitique et le raisonnement géographique », Hérodote, 2012/3, p. 14. ↩
- La dispute portant sur le nom du pays fait en ce moment l’objet de négociations finales entre la Macédoine et la Grèce et un accord est apparemment sur le point d’être trouvé. Plusieurs noms comme « Gornja Makedonija » (Haute-Macédoine), Macédoine-Ilinden, Macédoine-Skopje ou encore « Republika Severna Makedonija » (République de Macédoine du Nord) ont été évoqués jusqu’à présent, ce dernier partant favori selon certains médias. Un référendum sur la question devrait avoir lieu en Macédoine à l’automne prochain. ↩
- Robert Jervis, « A Usable Past for the Future », in Michael J. Hogan (ed.), The End of the Cold War, Its Meaning and Implications, Cambridge University Press, 1992, p. 257. ↩
- Voir aussi Charles Zorgbibe qui, citant André Fontaine, parle de la « réunification de la langue » politique, Une histoire du monde depuis 1945, Éditions de Fallois, Paris, 2017, pp. 201-212. ↩
- Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Éditions Flammarion, collection Champs, Paris, 1993. ↩
- « Au fur et à mesure que l’humanité approche de la fin du millénaire, les crises jumelles de l’autoritarisme et du socialisme n’ont laissé en lice qu’un seul combattant comme idéologie potentiellement universelle : la démocratie libérale, doctrine de la liberté individuelle et de la souveraineté populaire », Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, op. cit., p. 67. ↩
- Ibid., p. 13. ↩
- « Le monde posthistorique est celui dans lequel le désir d’une préservation confortable de soi a pris le pas sur le désir de risquer sa vie dans une bataille de pur prestige, et dans lequel la reconnaissance universelle et rationnelle a remplacé la lutte pour la domination. », ibid., p. 320. ↩
- Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 1, Éditions de Fallois/Fayard, Paris, 1994, p. 296. ↩
- L’Allemagne fut la première à reconnaître les deux républiques sécessionnistes yougoslaves le 23 décembre 1991 malgré le désaccord de la France. ↩
- Kenneth Waltz, « Globalization and American Power », The National Interest, n° 59, 2000, p. 47. ↩
- Le président français Emmanuel Macron n’a pas manqué de souligner ce fait au sommet de Sofia du 17 mai : « Enfin je pense que ce processus ne peut et ne doit aboutir, en termes d’accession à l’adhésion à l’Union européenne pour les uns ou élargissement pour les autres, que si l’Union européenne se réforme au préalable. L’Union européenne à 28 aujourd’hui, 27 demain, dans ses règles de fonctionnement actuelles, on le voit bien, ne sait plus prendre de décisions suffisamment stratégiques et fortes hors la pression des événements. Si nous voulons avoir une Union européenne plus forte et plus unie, il nous faut aussi moderniser l’Union européenne et la zone euro et pour moi, c’est un préalable à toute adhésion supplémentaire », transcription de la conférence de presse du président de la République Emmanuel Macron à Sofia (Bulgarie), Internet, https://www.elysee.fr/declarations/article/transcription-de-la-conference-de-presse-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-a-sofia-bulgarie/. ↩
- Le cadre de négociation tient également compte de la détermination dont la Serbie continue de faire preuve et des mesures qu’elle prend pour améliorer de manière visible et durable ses relations avec le Kosovo. Ce processus permet aux deux pays de poursuivre leur marche respective vers l’UE, tout en évitant qu’une partie puisse bloquer l’autre dans ces efforts, et devrait progressivement mener à la normalisation complète des relations entre la Serbie et le Kosovo, sous la forme d’un accord juridiquement contraignant avant la fin des négociations d’adhésion de la Serbie, avec pour perspective que les deux parties puissent exercer leurs droits sans restrictions et assumer pleinement leurs responsabilités », conférence d’adhésion à l’UE – Serbie, position générale de l’UE, Bruxelles, le 9 janvier 2014. ↩
- L’idée d’un accord international sur le modèle du Traité fondamental de 1972 avait déjà été explicitement énoncée lors des négociations sur le statut final du Kosovo et de la Métochie conduites sous l’égide de la Troïka internationale présidée par le diplomate allemand Wolfgang Ischinger du mois d’août au mois de décembre 2007. ↩
- Charles Zorgbibe, L’avenir de la sécurité internationale, Presses de Sciences Po, Paris, 2003, pp. 12-19. ↩
- „Som una nació” était d’ailleurs la parole des manifestations de 2010, suite à la décision de la Cour constitutionnelle espagnole de déclarer inconstitutionnelles certaines dispositions du statut d’autonomie de la Catalogne. ↩
- Le cas de l’Écosse en est une autre illustration bien que l’opposition entre Édimbourg et Londres ne soit pas aussi profonde comme c’est le cas actuellement entre Barcelone et Madrid et qu’au référendum de septembre 2014 les Écossais avaient majoritairement choisi de se maintenir dans le cadre du Royaume-Uni. ↩
- Dans le silence des élites politiques, il arrive que les écrivains reprennent le flambeau. Soumission de Michel Houellebecq en donne une parfaite illustration que nous avions commentée avec grand intérêt. Internet, https://www.causeur.fr/houellebecq-soumission-serbie- 31570. ↩
- L’Église orthodoxe serbe a adressé ainsi le 10 mai dernier un message au pouvoir politique en place lui enjoignant de ne jamais donner son accord à la sécession du Kosovo et certains évêques déclarèrent publiquement que dans le cas contraire il s’agirait tout simplement de haute trahison. ↩
- Bertrand Badie, Marie-Claude Smouts, Le retournement du monde, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques/Dalloz, Paris 1995. ↩
- « La mondialisation heureuse, c’est à l’arrivée une balkanisation furieuse », entretien avec Régis Debray, Le Figaro, 2 mai 2018, p. 16. ↩
- Éric Hobsbawm, Nations et nationalismes depuis 1780, Gallimard, Folio histoire, 1992, p. 144. Le professeur anglais Antony D. Smith conférait lui aussi une plus longue continuité historique aux phénomènes d’appartenance nationale. ↩
- Voir l’introduction d’un manuel en relations internationales emblématique de l’époque : John Baylis, Steve Smith, (eds.), The Globalization of World Politics, Oxford University Press, Third ed. 2005, pp. 1-13. ↩