Pendant une quinzaine d’années à partir de 1789, ainsi qu’à partir de 1871, puis pendant peu d’années à partir de 1936, puis de 1944, et encore de 1959, comme après 1981… que nos ancêtres n’ont-ils pas été capables d’inventer, de créer et mettre en œuvre pour répondre aux défis de leur époque et du futur, tant au plan politique qu’institutionnel ? Si nous observons avec le même regard les trente années qui viennent de succéder à la mort de François Mitterrand, qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous réussi ? Que prévoyons-nous de déterminant et de concret ? Rien ou presque. Beaucoup de mots et quelques idées, beaucoup d’erreurs dues essentiellement au manque de perspective et à l’obsession de l’immédiateté électronique. À un point tel que dans sa chronique du 18 février sur France Culture, Stéphane Robert s’est demandé : « Comment sortir de l’atonie politique ? ».
A force de confondre réformes sociétales de détail et refonte en profondeur de nos institutions européennes, nationales et locales, on a laissé la place aux plus contestables des évolutions au gré des modes plus que des convictions. Et comme toujours en de telles circonstances, seuls les plus riches, les plus puissants et les plus « malins » y trouvent leur compte. Nul besoin d’évoquer ici encore l’absolue nécessité de réformer réellement notre système local, ce site et la Revue politique et parlementaire ont déjà suffisamment accueilli nos observations et nos propositions sans qu’il soit indispensable de les rappeler… quoique ! La dégradation accélérée de notre système politique national ainsi que l’impuissance qui caractérise l’Union européenne autant pour notre défense militaire que pour celle de nos droits sociaux, devraient suffire à alerter et mobiliser les énergies de tous ceux qui croient, encore, à la prédominance de la puissance publique pour garantir notre sûreté et notre sécurité collectives. Et on entend toujours des voix pour prétendre que notre petit pays doit, car il le pourrait, assurer seul sa protection face aux démences menaçantes qu’elles viennent de l’Est ou de l’Ouest…
Contrairement au constat que faisait si judicieusement Pierre Vianson-Ponté dans son fameux article du Monde du 15 mars 1968 : « Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde », nous ne nous ennuyons pas, nous sauvons les meubles, de préférence les nôtres. Pourtant, d’autres faits contemporains ressemblent fort à ceux qu’évoquait l’auteur : « Le général de Gaulle s’ennuie. Il s’était bien juré de ne plus inaugurer les chrysanthèmes et il continue d’aller, officiel et bonhomme, du Salon de l’agriculture, à la Foire de Lyon. Que faire d’autre? Il s’efforce parfois, sans grand succès, de dramatiser la vie quotidienne en s’exagérant à haute voix les dangers extérieurs et les périls intérieurs. A voix basse, il soupire de découragement devant « la vachardise » de ses compatriotes, qui, pourtant, s’en sont remis à lui une fois pour toutes. »…avec cette différence que les thuriféraires de l’actuel occupant de l’Élysée ne peuvent même pas espérer que « Ce qui fait d’ailleurs que la télévision ne manque pas une occasion de rappeler que le gouvernement est stable pour la première fois depuis un siècle. » ! Sans omettre d’insister sur le fait que « Seuls quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer, ni d’ailleurs le cœur à manifester et à s’agiter. Et ils ennuient tout le monde. La télévision, qui est faite pour distraire, ne parle pas assez d’eux. Aussi le calme règne-t-il. »
… « ni d’ailleurs le cœur à manifester et à s’agiter » ! Comment ne pas voir là ce qui est pourtant le plus étonnant dans la situation atone actuelle ? Personne ne semble à même de porter – et ne le revendique même pas d’ailleurs – un programme sérieux et solide propre à réformer notre société, s’il en est encore temps. La lecture attentive et objective des programmes des différents partis ou « mouvements » (sic) ne manque pas d’étonner à cet égard, tellement ils manquent de profondeur et d’ambition à la hauteur des menaces qui s’entassent de toutes parts. Comment ne pas s’étonner que certains soit disant responsables…s’étonnent des décisions et des propos déments des nouveaux dirigeants américains, comme des postures provocantes de ceux de l’Est ?
Dans la mélasse médiatisée actuelle, attisée par les réseaux asociaux et autres ramassis de fake news, on peine à trouver l’information vérifiée comme l’impose la charte professionnelle que tout journaliste digne de ce nom est censé respecter ; et c’est bien compréhensible puisque leurs patrons ne sont que des hommes d’affaires dont les objectifs n’ont rien à voir avec ce que l’on est en droit d’attendre d’une presse libre et compétente. Quelques voix s’élèvent, quelques propos s’écrivent, rares et précieux comme ceux qu’on rencontre sous la signature d’une Émilie Aubry[1], de Stéphane Robert[2] (déjà cité) ou dans la présente Revue politique et parlementaire. Mais à côté de ces pépites, combien de propos sans intérêt, non étayés d’informations vérifiées, offerts en pâture à des lecteurs-auditeurs-téléspectateurs pressés et convaincus d’abord par leurs a priori ?
À défaut d’inspiration actuelle adéquate, n’hésitons pas à relire quelques uns de ceux qui nous ont laissé leur témoignage, y compris celui de leurs échecs, pour que nous en tirions des enseignements enrichissants. Tel celui qu’écrivit Léon Blum, en 1941[3], : « La vie en commun serait impossible aux hommes si l’intérêt spécial et momentané de l’individu ne s’inclinait pas devant l’intérêt général et permanent d’un groupe, mais le problème est d’obtenir de chaque groupe politique ou social ce qu’on exige de l’individu, c’est-à-dire la subordination volontaire à l’intérêt général et permanent de la nation ou de l’économie, et de chaque nation ce que l’on exige du groupe, c’est-à-dire la subordination volontaire à l’intérêt général et permanent de l’Humanité. L’obstination « partisane », l’étroitesse corporative, le chauvinisme, sont de même essence que l’égoïsme personnel.»
Alors, espérons-le, la crainte si pertinemment énoncée par Günther Anders ne se réalisera-t-elle peut-être pas ?
Hugues Clepkens
* L’obsolescence de l’homme, Günther Anders, 1956
[1]Le dessous des cartes, Arte
[2]France culture
[3]À l’échelle humaine, Gallimard, 1945, p. 172