Dans un petit village breton qui, tout comme le reste de la France, aspire légitimement à cette accalmie des vacances méritée en dépit des semaines gaspillées depuis le 24 avril 2022, les estivants ont fait leur apparition saisonnière en bousculant la routine habituelle du marché hebdomadaire et il est frappant de constater combien l’atmosphère générale a changé par rapport à l’été précédent. Ces mondes local et extérieur qui se croisent dans les allées entre les étals colorés de poissons, de fruits et de légumes sans vraiment communiquer ni partager l’espace commun sont à des années lumières de la bonhomie tolérante qui prenait le dessus sur les difficultés du moment, avant l’exacerbation des clivages et fêlures engendrés par la séquence 1 de la mandature précédente sous le règne du « En même temps », et rien de ce qu’il est advenu depuis les débuts du second quinquennat n’est réellement en mesure de dissiper le malaise ambiant perceptible dans les remarques échangées entre habitués et dans les propos des visiteurs. Une vieille dame se félicite d’avoir un potager pour compléter ses ressources alimentaires devant la montée du prix des haricots verts et courgettes pourtant abondants, effarée par une inflation qui frappe toutes les denrées du quotidien, sous le regard indifférent des « bobos » (forcément Parisiens !) caricaturaux qui embarrassent la circulation avec leurs trottinettes ou leurs vélos omniprésents sur la place et dans les ruelles du centre- bourg auquel ils confèrent une touche citadine inédite… Beaucoup de touristes passent leur chemin sans rien acheter en se contentant du spectacle des emplettes de langoustines et d’espadrilles rayées assorties aux tentes de plage des premiers de cordée qui ont fait grimper les prix de l’immobilier d’une manière artificielle dans le village, accaparant les rares biens encore disponibles et chassant de plus en plus à l’intérieur des terres les jeunes autochtones qui évitent le marché l’été venu…
Le fossé s’est creusé de manière accélérée et irréversible, balayant la relative harmonie d’antan et ce n’est pas la célébration de la fête nationale qui réconciliera ces populations divergentes dans leurs préoccupations et leurs attentes, somme toute représentatives des trois blocs qui ont émergé à la suite des élections présidentielle et législatives d’avril et juin 2022…
Le souvenir de l’émeute du 14 juillet 1789 avec la prise de la Bastille, événement majeur et inaugural de la Révolution française que la Troisième République a choisi d’ériger comme célébration nationale en 1880 dix ans après le désastre de Sedan, a perdu de sa force fédératrice en raison de la dureté des temps dans le petit village breton comme dans beaucoup d’autres en France. Les crises des Gilets jaunes, sanitaire avec la pandémie, la guerre en Ukraine sont passées par là et la morale des intérêts l’a définitivement emporté sur celle des devoirs abandonnés aux imbéciles pour paraphraser Chateaubriand, le magicien qui repose bercé par les flots sur un rocher au chevet des remparts de la cité corsaire, non loin du microcosme breton dont il est question…
Moins de feux d’artifices ou de bals populaires dans de nombreuses localités du « cher et vieux pays » qui a en ce soir de fête nationale le cœur serré et tourné vers les pompiers qui luttent héroïquement contre les flammes qui ravagent les forêts de Gironde… Le défilé du 14 juillet 2022 accueillant les drapeaux et soldats de 9 pays de l’Est de l’Europe limitrophes de la Russie et de l’Ukraine aura eu une tonalité particulière, nous rappelant la menace d’autres incendies tout autant dangereux, meurtriers, appelés à s’inscrire dans une durée au delà de l’été, ceux des combats dans le Donbass qui se prolongent en emportant dans leur intensité les perspectives de tout cessez-le-feu et enfoncent l’Union européenne dans une situation de « drôle de guerre » de facto, nonobstant une posture affirmative de non belligérance démentie par l’incapacité collective à relancer un processus sérieux de recherche de paix…
Pour se perdre, un homme n’a besoin que de lui-même, et nos dirigeants en sont la triste illustration dans un monde où l’actualité politique souligne pourtant la précarité et la dangerosité des situations d’exercice du pouvoir en temps aussi troublés que ceux que nous traversons actuellement, sous les latitudes les plus proches comme les plus éloignées ; assassinat de Shinzo Abe, ancien Premier ministre japonais lors d’un meeting électoral à Nara, envahissement du palais présidentiel par la foule à Colombo et fuite de son occupant incapable d’enrayer la crise économique qui a provoqué l’effondrement du Sri Lanka, démission de Boris Johnson au Royaume-Uni, la mort et la chute sont souvent inscrites dans cet exercice du pouvoir qui n’est qu’une phase dans une destinée individuelle au regard d’une histoire tragique par essence… Dans notre « cher et vieux pays », il est question pour le deuxième gouvernement Borne laborieusement composé et désigné, ayant esquivé sans gloire l’épreuve du vote de confiance et échappé à la motion de censure de la Nupes de bâtir des compromis pour sortir de la crise de régime actuelle en déniant le partage de valeurs républicaines à celle qui est arrivée en deuxième position de la présidentielle et en établissant au sein de la représentation nationale une distinction entre ennemis et adversaires – ces derniers tout juste susceptibles de collaborer à l’élaboration du programme gouvernemental ! Après les mensonges et défaillances inqualifiables mis en lumière dans le rapport du Sénat sur le fiasco du Stade de France, en guise d’événement inaugural de la saison 2 de la mandature reconduite par défaut, on peut s’interroger avec inquiétude sur la signification de ces propos pour la suite d’une croisière entamée sous de tels auspices !
5,8 % d’inflation ! L’annonce d’un plan de sobriété énergétique en prévision de l’aggravation de la guerre d’attrition que nous vaut la tragédie en Ukraine, dans le cap esquissé par l’exécutif à l’occasion de son échange journalistique à l’issue du défilé du 14 juillet, est le fait marquant plus que préoccupant à en retenir, avec pour arrière plan cette incompréhension flagrante de ce que les électeurs viennent de renvoyer comme signal fondamental au sein de l’Assemblée nationale, une majorité relative !
Il faudra bien pour nos dirigeants s’en accommoder ou en tirer d’autres conséquences avec tous les risques et périls que cela peut comporter… Mais la France confrontée aux périls actuels, dans l’état d’affaiblissement de ses finances publiques au sortir de la crise sanitaire et de décennies de dérives budgétaires, avec un besoin de redressement drastique de l’ensemble de ses fonctions régaliennes, de son système hospitalier, de sa sécurité intérieure et extérieure, ne pourra pas restaurer le pouvoir d’achat au cœur des préoccupations des Français ni entamer les réformes nécessaires pour son rebond, sans parler de la préservation de ses intérêts vitaux sur la scène internationale, si elle continue à dériver dans une atmosphère de provocation à la quasi guerre civile évoquée par les dérapages sémantiques de ses dirigeants…
Il faut souhaiter ardemment que la fumée des incendies qui a jeté une ombre funeste sur ce 14 juillet 2022 déjà obscurci par la guerre en Ukraine soit dissipée avant une rentrée annoncée comme difficile, qui s’avèrera vraisemblablement houleuse si la température ne redescend pas à un degré plus tempéré que celui des postures et propos actuels à tous les niveaux de l’échiquier politique…
Eric Cerf-Mayer