Psychiatre, clinicien, docteur en neuroscience, Patrick Lemoine se lance dans une « folle entreprise historico-psychiatrique » selon ses propres termes. Il s’interroge sur la santé psychique de ceux qui mènent le monde, sur leur équilibre mental, leurs fragilités. Il se demande si leurs fonctions les exposent à des déséquilibres ou bien si leurs fragilités leur ont permis de conquérir le pouvoir ? « Serait-ce parce que ces hommes et ces femmes ont été capables de maîtriser, d’utiliser, voire de surmonter leurs fragilités qu’ils ont conquis le pouvoir ? Le pouvoir est-il une maladie dangereuse ou bien serait-ce le pouvoir qui attire et sélectionne les plus « originaux » ?
Sur le divan, sont auscultés tour à tour dix-neuf grandes figures qui ont été au sommet du pouvoir et ont infléchi le cours de l’histoire. Biographies décortiquées, symptômes dressés, Patrick Lemoine établit son diagnostic.
Se gardant bien d’analyser au sens psychiatrique les gouverneurs actuels, son choix s’est porté sur les modernes (Charles de Gaulle, Winston Churchill, Adolphe Hitler, Joseph Staline, Napoléon Bonaparte, Maximilien de Robespierre, Marie Antoinette, Catherine de Russie, Louis XIV) et sur les anciens (Charles Quint, Jeanne d’Arc, Jésus Christ, Jules César, Alexandre Le Grand, Bouddha, le roi Salomon).
Deux hommes d’État ont eu droit à une fiche psychiatrique saine : Charles de Gaulle et le roi Salomon.
L’auteur ne cache pas son admiration pour Charles de Gaulle qui, selon lui, porte bien son nom (Charles = Carolus « homme fort ») de Gaulle (« puissante muraille »). L’homme de l’Appel du 18 juin, le chef de la Résistance à l’occupant allemand et du gouvernement en exil, fondateur de la Ve République, dont il fut le premier président de 1959 à 1969, a effectivement été le « rempart de la Nation ». Un bémol cependant, ce fin stratège et tacticien n’a pas réussi à comprendre la portée de Mai 1968. C’est « un grand homme pas un surhomme » souligne l’auteur réfutant tout ce qui a été dit sur les failles psychologiques de cet homme d’exception. Idéaliste passionné, ses traits d’humour contestent l’idée d’une paranoïa. On lui prête une hyper rigidité, propre à tout militaire qui se respecte, mais sa désobéissance à sa hiérarchie à Verdun puis en juin 1940 prouve le contraire ; il savait bien manier l’autodérision pour être mégalomane, aussi haute qu’était son idée de lui-même elle s’effaçait toujours devant sa conception glorieuse de la patrie et la grandeur de la France. La dépression récurrente que certains lui attribuent était plutôt de la tristesse, du chagrin justifié (le handicap de son enfant et deuil de sa disparition). « Voilà un ouvrage qui démarre mal, écrit l’auteur, car je suis incapable de trouver une quelconque pathologie au sens psychiatrique du terme au général de Gaulle. L’ouvrage s’achève également avec un personnage sain hors du commun : le roi Salomon, équilibré, plein de talents, fin politique, remarquable administrateur de son royaume, élégant avec ses épouses respectant leurs croyances.
À l’opposé et sans surprise pour le lecteur, deux personnages portent en eux-mêmes les manifestations de maladies graves en psychiatrie et méritent selon le neuropsychiatre d’être internés dans un Spdre (soin psychiatrique à la demande d’un représentant de l’État), une hospitalisation d’office de longue durée dans une unité pour malades difficiles. Il s’agit bien entendu de Hitler et Staline. Hitler, issu d’un grand père inconnu probablement juif, son père enfant illégitime, a pris le nom de jeune fille de sa mère. Ce qui explique en quelque sorte pourquoi la question de sa généalogie compliquée, embrouillée est au centre de son destin, lui « le grand théoricien de la pureté des origines ethniques aryennes » écrit l’auteur. Bon orateur certes, mais artiste médiocre, soldat raté, il souffre de plusieurs et graves pathologies : simulation, hystérie de conversion, hystérie utilitaire, pathomimie ?
Staline, seul survivant d’une fratrie de trois, « élevé dans un climat de grande angoisse de mort… sa plus grande ennemie. Son père alcoolique abandonne sa famille ». Il a été à la quête d’un nom qui ne soit surtout pas celui du « traitre » qui les a abandonnés. Ce qui pourrait bien traduire chez Staline un trouble de l’identité ou même une contre identification à cette mauvaise image paternelle. Il souffre de psychoses chroniques ; schizophrénie et paranoïa. Il est l’image de la terreur et du « tyran ordinaire » « et comme souvent dans un premier temps, la paranoïa appelant la paranoïa, Staline et Hitler font alliance, c’est le pacte germano-soviétique signé en 1939 à Moscou ; jusqu’à ce que le plus fou des deux craque et attaque l’autre en l’envahissant ».
Parmi d’autres hommes de pouvoir auscultés : Napoléon Bonaparte qui souffre d’un « possible trouble bipolaire dans le cadre d’un œdipe non résolu » et Winston Churchill, un « gamin de grande famille très peu choyé », un homme de la situation quand la patrie est en danger, il possède « le génie bipolaire, lien très fort probablement génétique entre trouble bipolaire, intelligence et créativité ».
Dans sa panoplie, les femmes sont peu représentées et ne constituent pas de cas cliniques graves : Marie-Antoinette, Catherine de Russie et Jeanne d’Arc. Nous relevons une certaine tendresse pour Jeanne d’Arc chez qui il détecte une anorexie mentale dans le contexte d’une phobie du dépucelage. « Marie Antoinette n’a fait que s’adapter aux situations où elle était plongée : sage et innocente à la cour impériale d’Autriche, frivole délurée et dépensière dans une cour de France frivole… ». Le clinicien ne pense pas qu’elle soit très malade sur le plan psychiatrique à part une addiction au jeu et des achats compulsifs. Catherine II de Russie, quant à elle, est une « monarque éclairée femme (très) libre : sexe, amour et politique sont indissociables chez elle comme partout dans le monde » convient-il. Catherine de Russie, dite la Grande, possède l’intelligence politique, lectrice assidue de Machiavel en plus de Tacite, Montesquieu, Voltaire. Comment comprendre, d’un point de vue clinique, que cette femme intelligente, cultivée, engagée, humaniste à certains égards – puisque pour introduire la vaccination contre la variole, elle montre l’exemple en se faisant inoculer la première et qu’elle tente, par ailleurs, en vain, d’abolir le servage malgré son autoritarisme – elle ait pu à ce point gaspiller tant d’argent ? C’est là tout le mystère de la dépendance, sinon aucune autre fragilité psychologique n’apparait chez la grande Catherine.
Après avoir distingué dictateurs sanglants et nuisibles pour l’humanité et démocrates, Patrick Lemoine, en bon psychiatre, donne sa recette magique : « Ce n’est pas parce qu’on est affecté de telle ou telle maladie que l’on n’en est pas appelé à accomplir de grandes choses ; après tout, n’est ce pas sa phobie du dépucelage alliée à son anorexie mentale qui a permis à Jeanne d’Arc d’arracher la France aux griffes de la perfide Albion, n’est ce pas son trouble bipolaire qui a donné à Winston Churchill cette invraisemblable énergie qui a sauvé le monde entier du nazisme ou son impulsivité qui a insufflé à Alexandre le courage ou l’inconscience de conquérir l’Asie : qui sait ! […] peut-être après tout ce sont les petits symptômes qui font les grands destins ! » rassure le psychiatre.
La santé psychique de ceux qui ont fait le monde se lit comme un roman saupoudré de multiples anecdotes mais nous permet surtout de mieux cerner la dépendance à cette drogue nommée le « pouvoir » et comment certaines névroses peuvent favoriser la réussite dans le domaine politique comme dans tant d’autres.
La santé psychique de ceux qui ont fait le monde
Patrick Lemoine
Odile Jacob, 2019
304 p. – 22,90 €
Katia Salamé-Hardy