Le 7 octobre, trauma majeur pour une société israélienne déjà bien fragilisée. Les effets du 7 octobre n’en finissent pas de fissurer la société israélienne. Inquiétudes sur le sort des otages— on ne compte plus les manifestations pour exiger du premier ministre une négociation afin de préserver la vie des otages encore en vie —et un net effondrement des convictions au sein du camp pacifiste.
Face à face, deux Israël s’opposent : une vision extrémiste, majoritairement ultra-religieuse, militante pour une stratégie aujusqu’-boutiste dans la lutte contre le Hamas, quitte à mettre en danger les otages encore vivants qui sont encore entre ses mains, et une vision sans aucune porte de sortie hormis un règlement politique. Parfaitement conscient de la chose, le Hamas, pour qui la vie humaine ne compte guère, considère la question des otages comme le mur porteur d’une stratégie visant clairement à fragiliser la société israélienne tout entière. À cela s’ajoute une guerre des images fondée sur l’affect, orchestrée par un Hamas contrôlant les médias — les journalistes occidentaux devant se contenter des images que le Hamas leur envoie, ce qui n’est pas le cas en Israël où les journaux n’hésitent jamais à mettre en cause le pouvoir, Haaretz étant le symbole de ce pluralisme médiatique.
Depuis 1948, l’État d’Israël en particulier et le monde juif en général ont considérablement changé.
Entre la société israélienne et les Juifs du reste du monde, le fossé est beaucoup plus grand qu’on l’imagine. Car, si la diaspora exprime pleinement sa solidarité au gouvernement de Jérusalem, les Israéliens, eux, subissent la guerre de plein fouet. Autant dire qu’ils ne se posent pas trop la question de savoir s’ils sont les avant-postes de la défense des valeurs occidentales. Pour eux, c’est avant tout une question de survie.
En poussant Netanyahou dans une guerre sans fin, le mouvement terroriste qu’est le Hamas cherche à radicaliser plus encore la société israélienne au risque de la désagréger davantage. Les ultra-religieux ne représentent à peine que 20 % de la population, très majoritaires dans les implantations en Cisjordanie, mais possèdent suffisamment de députés pour contrôler une formation gouvernementale. Il faut rappeler que depuis 1948 les 70 députés de la Knesset sont élus au scrutin à la proportionnelle, ce qui a eu pour conséquences que depuis près de 80 ans, aucune majorité parlementaire n’est sortie des urnes au bénéfice des «petits partis», parfois composés de deux ou trois députés, qui, au gré des marchandages politiques, contrôlent ou défont les coalitions. À gauche comme à droite, personne n’a jusqu’à présent remis en cause cette situation plus ou moins scabreuse, chacun trouvant son compte selon les situations politiques du moment.
Le débat socio-politique entre juifs religieux, plutôt favorables au Likoud, et juifs laïcs, plutôt proches des travaillistes, existe depuis que le pays existe. Cependant, le conflit israélo-palestinien a considérablement brouillé les pistes. Des sondages démontrent que de plus en plus d’électeurs du Likoud se détachent de Netanyahou, tout en se refusant à voter à gauche. Ces électeurs préfèrent une droite capable de rompre avec une extrême droite aux accents un peu trop suprémacistes. Pour exemple, certains électeurs de droite n’hésitent pas à rappeler qu’il fut un temps où les députés de la Knesset, y compris ceux du Likoud, quittaient l’hémicycle quand le rabbin Méir Kahane, alors député ouvertement raciste, traitant publiquement les Arabes de «sales chiens», prenait la parole. La Cour suprême l’a rendu inéligible à vie.
Quant à la jeunesse israélienne de la quatrième génération…
Elle ressemble à tous les jeunes du monde occidental. À leur instar, elle se méfie de la classe politique dans laquelle elle ne se reconnaît pas. Aussi, les participants à la rave party Supernova étaient-ils à des années lumières de leurs grands-parents, plus encore de leur arrière-grands-parents. Cette jeunesse préfère la «trans-goa» aux danses folkloriques des ancêtres encore très en vogue en diaspora pour animer les bar-mitsva ou u les mariages. Pour la jeunesse israélienne, ce sont des «Juifs de l’étranger», pas des Israéliens, et cela change tout dans leur perception du monde.
Un auteur a justement rappelé que sans le 7 octobre, ces participants auraient été considérés par la majorité des Israéliens, et plus encore par les ultra-religieux, comme des jeunes à la dérive, voire des drogués, en tous les cas des marginaux. Le massacre du 7 octobre a radicalement modifié les choses. Ces jeunes sont devenus malgré eux des héros. Les victimes devenaient les enfants de tout un peuple. Avec les otages, c’était tout Israël qui était pris en otage. L’heure était à la solidarité. Mais croire que cette union dans l’épreuve durera encore longtemps, c’est mal connaître la société israélienne. Les manifestations quasi journalières des familles exigeant la libération des otages, les heurts entre ultra-religieux qui refusent la cessation des combats quitte à jouer avec la vie même des otages, tout cela ne peut que renforcer la pression contre un premier ministre qui, même au sein du Likoud, perd chaque jour un peu d’appui.
La diagonale du diable du Hamas.
Il ne faut jamais perdre à l’esprit qu’Israël est un État démocratique, même s’il connaît avec l’extrême droite religieuse un sérieux risque de basculement. Or, le Hamas joue pleinement sur ce risque de basculement ; mieux, il a besoin de la démocratie israélienne pour mener à bien ses objectifs. En massacrant une jeunesse plutôt proche du camp pacifiste, le Hamas a délibérément visé une jeunesse anti-religieuse, plutôt pacifiste et disposée à une solution à deux États. Autrement dit, il a concrétisé «sur le terrain» ce qu’il théorise dans sa charte : la suppression pure et simple d’Israël.
La stratégie de déstabilisation du Hamas procède en trois étapes clés. D’abord l’état de choc, ensuite la colère, enfin, un ébranlement des convictions pacifistes. La riposte israélienne non seulement était attendue par le mouvement terroriste, mais désirée en intégrant cette riposte dans une stratégie fondée essentiellement sur l’affect : une guerre des images qu’il maîtrise parfaitement. Utilisant ses réseaux majoritairement fréristes en Occident à travers leur entrisme au sein des partis d’extrême gauche, fortement clientélistes en direction des populations en Europe issues de l’immigration, le Hamas est arrivé à se montrer comme un mouvement de résistance avec une vision politique qui trouve ses racines dans le discours postcolonial, alors qu’il suffisait de regarder les vidéos prises par les massacreurs eux-mêmes pour se persuader du contraire. L’extrême gauche européenne a enclenché un processus mental de déni de la chose comme les négateurs des chambres à gaz, malgré les centaines de films sur le sujet.
Le Hamas est en Israël ce que l’islamisme opère en Europe. Dans les deux cas, il s’agit de percer le bouclier démocratique en ouvrant la brèche par laquelle se faufilent les populismes identitaires.
Quid de l’ordre mondial islamiste ?
L’islamisme répond à une vision du monde totalitaire fondée sur le suprémacisme religieux et de tendance ethnocidaire, autrement dit à l’éradication des valeurs occidentales des Lumières. Par nature, la géopolitique est perpétuellement forgée par une multitude de vents idéologiques contraires. La réélection de Donald Trump imposant à l’Europe une autre vision-du-monde idéologique, notamment en ce qui concerne son indépendance militaire, la guerre en Ukraine dont l’issue se joue entre Washington et Moscou, tout cela a-t-il un impact sur les ambitions d’une mondialisation islamiste ? Dans tous les cas de figure, l’éventualité d’un conflit généralisé n’est plus du domaine du fantasme. La vraie question est avant tout de savoir quelle serait la place de l’islamisme dans un tel conflit. Pour autant, le cœur même de l’islamisme reste Téhéran. En finir avec les mollahs, et ce serait un coup terrible, voire insurmontable, porté contre les islamistes. La question est de savoir si Washington est vraiment disposé à en finir avec le régime des mollahs ? Beaucoup d’Iraniens ont encore en mémoire le lâchage du Shah d’Iran par son plus fidèle allié, les États-Unis, avec cette loi géopolitique fondamentale : les États n’ont pas d’amis, pas d’ennemis, seulement des intérêts à défendre.
C’est ce qu’on appelle jouer avec le feu.
Michel Dray