La récente pandémie a déclenché une réelle prise de conscience de la dépendance des économies occidentales envers certains fournisseurs étrangers, au premier rang desquels, la Chine. De fait, on constate aujourd’hui le retour en grâce, notamment en Europe, de la notion de souveraineté. Or, jusqu’à une période récente, la simple évocation de cette idée, suscitait irrémédiablement la moquerie. En effet, le libre-échange a longtemps été considéré, non pas comme un simple principe d’économie politique, mais comme un véritable dogme.
Le libre-échange, souvent associé à la mondialisation, défend l’ouverture au commerce international en supprimant les barrières à la circulation des biens et services, mais aussi des facteurs de production (travail et capital).
Un des principes fondamentaux du libre-échange est la clause de la nation la plus favorisée, qui stipule que si l’on accorde un privilège quelconque à un pays, on doit l’étendre à l’ensemble des autres pays avec qui l’on commerce.
La genèse du libre-échange remonte au début du XIXe siècle, dans la doctrine de l’avantage comparatif et de la spécialisation, développée par l’économiste anglais David Ricardo. En théorie, le libre-échange augmente la taille des marchés, ce qui est favorable à l’innovation, l’investissement et la concurrence. In fine, cela crée un bénéfice pour la société, en réduisant les coûts pour les consommateurs.
Cependant, l’interpénétration des économies nationales induit à la fois l’effacement des frontières, un affaiblissement des régulations nationales et surtout une certaine dépendance des économies nationales vis-à-vis de l’extérieur. Ainsi, le libre-échange est tour-à-tour accusé par ces détracteurs de creuser les inégalités, de nuire à l’environnement, de désindustrialiser certains pays ou encore de faire reculer la sécurité alimentaire. Car, en pratique, les gains de l’échange ne sont pas toujours mesurables par les populations, qui ne voient pas dans le commerce international un gain de pouvoir d’achat, mais une source d’externalités négatives. Enfin, le libre-échange priverait également les États de leur souveraineté, c’est-à-dire de la capacité à maîtriser son destin, à n’être « obligé que par sa propre volonté », comme le définissait, le juriste Louis Le Fur.
Si le libre-échangisme a dominé à partir de 1850, le protectionnisme a été de mise après la crise de 1929.
Puis, la fin du deuxième conflit mondial va redonner de la vigueur au mouvement de libéralisation des échanges. Sous l’impulsion des Etats-Unis, des cycles de négociations multilatérales s’engagent dans le cadre du « General Agreement on Tariffs and Trade » (GATT) et vont aboutir, en 1994, à la signature des accords de Marrakech, puis à la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1995. L’adhésion de la Chine à l’OMC en décembre 2001, est un véritable tournant va lui permettre une ascension économique absolument fulgurante et inédite dans l’histoire : en 1980, le PIB chinois n’était que de 1,9 milliards de dollars, puis il a été multiplié par deux tous les dix ans, permettant à la Chine de devenir la première économie mondiale en 2014, devançant ainsi les Etats-Unis.
Car, la Chine est incontestablement la grande gagnante de l’essor du libre-échange au niveau mondial depuis quarante ans. Et le problème, c’est qu’elle en est objectivement la seule véritable gagnante. Ainsi, les nombreuses victoires de Pékin dans ses offensives pour conquérir le monde interrogent maintenant les Etats-Unis quant à leur degré de dépendance à ce mastodonte économique, qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer.
En conséquence, la Chine est devenue ces derniers mois la cible de nouvelles politiques, dites de « containment » orchestrées par les États-Unis.
Le terme est d’ailleurs particulièrement fort, puisqu’il renvoi directement à la politique américaine envers l’Union soviétique pendant la guerre froide. Cependant, le virage protectionniste des Etats-Unis se manifeste également contre l’Europe, au travers de l’« Inflation Reduction Act » (IRA), dont l’enjeu n’est bien sûr pas de réduire l’inflation, mais bien d’instaurer des mesures comprenant à la fois des subventions à des industries d’avenir, et des incitations à la consommation de produits fabriqués sur le territoire américain.
Si elle peut surprendre, la position protectionniste des Etats-Unis s’explique en fait aisément.
Si la Chine et l’Europe affichent généralement des excédents commerciaux, les exportations dépassant les importations, les États-Unis accusent de lourds déficits commerciaux depuis des décennies.
Par exemple, pour la seule année 2022, la Chine a bénéficié d’un excédent de 400 milliards de dollars dans son commerce avec les Etats-Unis. C’est pourquoi Washington considère les relations commerciales comme hautement stratégiques. En outre, il y a une autre différence majeure entre américains et européens : l’Europe ne cherche pas un leadership stratégique dans la région Asie-Pacifique et n’a pas de position hégémonique à défendre.
Au milieu de ces tensions commerciales croissantes entre les États-Unis et la Chine, l’Europe se retrouve dans un rôle charnière assez avantageux, grâce à ses liens économiques et commerciaux forts avec chacune des parties.
En effet, elle est courtisée par les deux camps : pour les Etats-Unis, la réduction des risques vis-à-vis de la Chine, ne peut réussir sans le soutien de l’Europe. Dans le même temps, Pékin espère que l’assouplissement de la position de l’Union Européenne (UE) viendra contrebalancer les intentions américaines. La Chine a d’ailleurs dénoncé la « soumission de l’Europe » à l’égard de la stratégie de « containment » des Etats-Unis, après le sommet du G-7 à Hiroshima en mai dernier.
Justement bâtie sur l’idéologie même des bienfaits du libre-échange (le marché unique), l’UE a historiquement donné la priorité à la politique de concurrence et ne s’est pas particulièrement préoccupée de sa souveraineté économique.
C’est clairement en train d’évoluer : la Commission propose aujourd’hui le contrôle renforcé des investissements étrangers et des exportations de biens sensibles hors des frontières communautaires, et le contrôle des investissements des entreprises européennes dans des pays tiers, qui faciliteraient des fuites de technologies. D’aucuns noterons l’ironie de cette volte-face, car l’UE, après avoir organisé des transferts de souveraineté, semble vouloir se parer d’atours souverainistes, dont elle a voulu priver ses propres membres.
Si la théorie suppose que libre-échange, en créant des dépendances réciproques, tend à équilibrer les rapports de force entre les pays, en pratique, cependant, si la Chine a le monopole de nombreuses productions, comment diversifier son approvisionnement ?
Aujourd’hui de nouvelles questions de souveraineté se posent avec acuité, concernant par exemple la dépendance dans les métaux rares, les données ou les systèmes d’information.
Ainsi, la notion de « souveraineté technologique », notamment, connait un succès grandissant des deux côtes de l’Atlantique.
A l’heure ou trois blocs vont se concurrencer, celui des Etats-Unis, de la Chine et de l’Union européenne, le souverainisme, ne s’oppose pas au libre-échange. En effet, il semble que les responsables américains ont finalement troqué le « containment » pour le « de-risking » promu par l’Europe. Washington et Bruxelles ont donc trouvé une formule commune pour une politique plus coordonnée vis-à-vis de Pékin. Il s’agit-là d’une forme de souveraineté intelligente, qui n’est pas du protectionnisme. Car, si la souveraineté entend limiter la dépendance aux technologies étrangères et protéger les capacités internes dans certains secteurs considérés comme stratégiques, elle n’a pas vocation à empêcher les échanges, ce qui, de surcroit, serait une chimère. Le découplage avec la Chine n’est donc pas envisageable.
Ainsi, même la taxe carbone européenne, qui a pour objectif d’inciter les partenaires commerciaux de l’UE à accroître leur « ambition climatique », est conçue pour être en totale conformité avec les règles de l’OMC. Loin d’entraver le libre-échange, la souveraineté serait donc verte.
Guillaume du Cheyron
Spécialiste de la Finance d’Entreprise
Président de G2C Corporate Finance