Guillotine, massacres et terreur d’un côté, Danton, Marat et Robespierre de l’autre : ces deux triades illustrent et incarnent toujours la violence politique de la Révolution française, au risque de l’exagération et de la sidération !
Peut-on rappeler que la guillotine avait été adoptée pour limiter la brutalité des supplices que tous les pays européens – Toscane exceptée – faisaient subir aux condamnés à mort ? Étant installée sur un échafaud, qui redonnait à la mise à mort toute la perversité d’un spectacle, elle avait perdu sa signification initiale. Alors que les massacres d’août et de septembre 1792 avaient permis la deuxième révolution et installé la République, Danton avait ensuite mis la répression sous le contrôle des députés. Il avait eu certes, avec Marat, sa part de responsabilités dans ces violences, qu’il avait finalement échoué à encadrer – jusqu’à en mourir !
De plus, si la Convention avait refusé, à plusieurs reprises, de mettre la Terreur à l’ordre du jour, elle avait toutefois dû passer un compromis avec les sans-culottes et laissé ses représentants les plus déterminés et les militants sans-culottes diriger le ministère de la Guerre, prendre des mesures radicales en Vendée, à Nantes, à Lyon, à Marseille… Elle avait certes réussi à conserver le rôle prééminent dans l’exercice de la force, avant que Robespierre reprenne la main, fasse exécuter les principaux meneurs de cette mouvance et réaffirme, jusqu’à son dernier discours, son refus de la Terreur. Ce qui n’empêcha pas qu’au lendemain même de sa propre décapitation, il devienne aux yeux de la France, puis du monde, l’unique inspirateur du « terrorisme » – le mot est inventé pour l’occasion – qui aurait régné sur le pays jusqu’au fameux 9 Thermidor an II, 27 juillet 1794. Parmi les journées qui firent la France, cette date fatidique continue de fixer le sens ordinairement retenu pour comprendre ces violences : l’utopie révolutionnaire ne pouvait que dévorer ses enfants et se perdre dans la terreur.
Au nom d’une nouvelle façon de faire de la politique
Ce qui s’est effectivement passé ne peut donc pas se résumer à quelques idées simplistes et slogans définitifs. Il n’est pas question d’admettre que les droits de l’homme valent des sacrifices, au nom d’un équilibre entre pertes et profits. Dit brutalement, la violence imputable à l’ensemble de la période révolutionnaire, 1789-1799, coûte la vie à 200 000 personnes, à peu près, lors de la guerre de Vendée, au moins autant aux frontières, et sans doute au total à un million de Français. Le nombre des emprisonnés, pour une raison ou une autre, pour quelques jours ou plusieurs mois, doit avoisiner les 500 000. Toutes ces estimations demeurent imprécises et ne font l’objet, sinon d’un accord entre courants historiographiques, au moins d’une sorte de consensus – peut-être de paix armée – que depuis quelques années. C’est dire que l’établissement des bilans a été difficile à établir ! Sans entrer dans une polémique de diversion, ne faut-il pas s’intéresser aussi à la période consulaire et impériale et le coût des guerres menées par Napoléon si l’on veut évaluer le bilan humain de la Révolution ? En ne prenant en compte que les soldats français, c’est un peu moins d’un million d’hommes qui disparaissent pour la gloire de l’empereur, auxquels il faut ajouter autant de soldats venus d’autres nations, sans parler des ennemis et des civils victimes des passages des troupes.
Le scandale de la violence révolutionnaire ne réside sans doute pas dans le nombre des disparus mais dans son originalité irréductible : son emploi a été explicité, voire revendiqué, au nom d’une nouvelle façon de faire de la politique.
Il convenait de rompre avec la violence de la monarchie, avec les procédures échappant à la publicité, avec les châtiments spectaculaires et les répressions brutales, surtout avec la justice rendue au nom du roi dans le secret des délibérations. Après 1789, les punitions n’ont pour but que d’assurer l’établissement d’un nouvel ordre social, plus juste et plus fraternel. Elles doivent même inaugurer le bonheur sur terre, si l’on en croit une formule célèbre de Saint-Just ; autant de proclamations qui font toujours trembler tant elles semblent bien loin de la réalité : suspects jetés en prison, fusillades de Lyon et noyades de Nantes. On dira malgré tout que ces violences ne servirent pas à un seul homme.
Les violences se déploient selon les conjonctures politiques
Il faut pouvoir apprécier cette suite d’éléments contradictoires sans se livrer à des études factuelles toujours décevantes, puisque, en définitive, les jugements reposent sur des valeurs personnelles. Pour cela, il faut faire de l’histoire, revenir aux faits, ou plutôt établir les faits dans leurs complexités.
La violence de la période se comprend mieux en étudiant les conflits et les massacres qui eurent lieu dans les îles des Antilles, Martinique, Guadeloupe et surtout Saint-Domingue. L’entrée progressive et inattendue de la monarchie française en révolution libère toutes les tensions qui traversaient les sociétés coloniales. Les insurrections des esclaves sont à la hauteur des atrocités qu’ils subissaient, les mots d’ordre et les principes que la révolution diffuse, ayant fait littéralement exploser le fragile équilibre social. S’il est inadéquat de parler, comme c’est souvent le cas, de politisation, ce que nous retenons comme politique a été à la fois la poudre et le détonateur appliqués à une situation intenable. Ne cherchons pas trop de cohérence et ne nous étonnons pas de voir Toussaint Louverture mener les insurgés au nom du roi avant de se rallier à la République. Deux cents ans plus tôt, les convictions religieuses, ou plutôt les appartenances aux groupes religieux, conditionnaient les guerres de religions, marquées par des violences pires encore que celles de la révolution. Après 1789, les références politiques servent à qualifier les prises de positions.
Les violences se déploient alors selon les conjonctures politiques. Ainsi les révoltes paysannes de 1789 échappent au classement binaire révolution/contre-révolution, qui s’applique à celles de 1793 interdisant toute indulgence. La Vendée naît de ce climat aggravé par la rivalité mortelle entre les factions révolutionnaires qui manipulent la guerre pour conquérir le pouvoir. Les principes ont été instrumentalisés dans les luttes pour le pouvoir, souvent au prix de contorsions. Faut-il rappeler les revirements de Robespierre à propos de la liberté d’opinion ou la peine de mort ? Constater n’est pas juger : acceptons de penser que faire de la politique exige de s’adapter aux circonstances, jusqu’à se déjuger.
Cette situation n’explique pas l’augmentation des violences.
Si 1789 ruine toutes les structures qui tenaient la société française, l’aggravation vient de ce que les hommes au pouvoir furent incapables d’assumer leurs responsabilités.
En premier lieu, le roi qui mena un double jeu catastrophique ; puis les « patriotes » de 1789-1790 qui réglèrent leurs comptes avec les nobles en utilisant imprudemment les mécontentements populaires, enfin les révolutionnaires qui, après 1792, se déchirèrent dans des guerres inexpiables. Il n’y a pas eu une « table rase » qui aurait tout précipité dans le vide ; jusqu’en 1791, ce sont bien les réformes lancées par la monarchie depuis les années 1770 qui sont mises en place. C’est le vide du pouvoir, provoqué par les surenchères politiciennes et par les lectures binaires qui s’imposent à partir de 1790, qui fracasse la cohésion sociale.
Les violences « révolutionnaires » n’annoncent pas les utopies sanglantes du XXe siècle
Tout cela donne le sens à la phrase prononcée par Collot d’Herbois assurant qu’il n’y a pas d’innocent parmi les aristocrates. Il ne s’agit pas d’un propos annonçant un génocide quelconque, mais une lecture brutale qui désigne « patriotes » et « aristocrates » à coup d’anathèmes et de stigmatisations. Si bien qu’aucun groupe politique révolutionnaire échappa à la qualification de « contre-révolutionnaire », tous furent punis comme tels à un moment ou un autre de 1791 à 1795, sans-culottes et robespierristes compris !
Ce que j’ai décrit depuis des décennies comme « vide d’État » a littéralement aspiré toutes les forces qui se sont brisées les unes contre les autres jusqu’en 1794 avant qu’un groupe hétérogène de révolutionnaires confisque le pouvoir et charge ses rivaux, vaincus et exécutés, d’être responsables de la « terreur ». C’est ce groupe, divisé mais uni par le besoin de contrôler le pays, qui établit un régime fondé sur la force armée et finit par livrer le pays au sabre – en l’occurrence Napoléon – indispensable à la stabilisation politique.
Dans cette mise en perspective, les violences « révolutionnaires » ne trouvent ni justifications ni excuses et les bilans humains demeurent dramatiques, mais ne peuvent pas être liées à une utopie qui aurait failli et n’annoncent pas les utopies sanglantes du XXe siècle.
Elles n’ont pas été non plus décidées par quelques hommes qui les auraient planifiées ; rappelons que ni Robespierre, ni Saint-Just n’avaient été suivis par leurs collègues députés quand ils avaient exigé l’exécution du roi sans procès et qu’ensuite, ils s’opposèrent à tout « régime de terreur » !
On m’objectera que je rabats bien bas les revendications les plus nobles en les ravalant à des jeux politiciens. Je conclurai simplement sur la réalité de la vie politique qui doit savoir traiter des affaires les plus banales et les plus triviales. C’est finalement ce que Danton, voulant éviter le retour des massacres en créant le tribunal révolutionnaire, ou Robespierre tournant la demande de terreur sans y céder, essayèrent de faire sans réussir. C’est sans doute la leçon la plus difficile à accepter de la révolution : La violence, outil sûrement inévitable dans l’exercice du pouvoir, doit être tenue scrupuleusement à l’écart des non moins inévitables querelles politiciennes. Est-ce envisageable ? Si l’on en croit la langue allemande qui désigne par un seul mot die Gewalt la violence et le pouvoir, la chose est sans doute impossible !
Jean-Clément Martin
Historien
Spécialiste de la Révolution française, de la Contre-révolution et de la guerre de Vendée
Dernier ouvrage paru : L’exécution de Louis XVI, Perrin, 2021