Dans cette analyse, que nous publions en six parties, Mariame Viviane Nakoulma interroge le lien entre laïcité et aumônerie.
I. Laïcité et aumônerie : une relation d’inclusivité
Il faut partir d’un postulat : l’État laïque n’est ni un État athée, ni agnostique ni panthéiste, ni hylozoïste; quoiqu’en tant qu’entité sociologique, il prenne sa source dans la société, elle-même peuplée d’individus aux croyances ou convictions diverses et variées ; eux-mêmes, protégés par cet État. La laïcité comme principe séparateur[1] n’est pas (ou ne devrait pas être) le « phagocyteur » des religions. En France, en remontant aux origines de la laïcité et de l’aumônerie, on retrouve une relation filiale. D’où l’intérêt d’en retracer brièvement l’historiographie[2] (A) et les manifestions à travers la figure de l’aumônier et son cadre juridique (B).
A – Du parcours historique de la laïcité à son expression contemporaine
Restituer le parcours historique de la laïcité ainsi que sa forme et son contenu juridiques contemporains est, au cœur du sujet qui nous intéresse, un préalable épistémologique.
Le principe de séparation de l’État des religions émane de cadres socio-philosophico-juridiques différents selon les pays, hormis les contextes où la loi de l’État infuse ou se confond avec celle de la religion.
Le parcours historique du couple laïcité-aumônerie revient tout d’abord à retracer celui de la laïcité avant d’analyser la connexion historique qui existe entre elles. L’histoire de la laïcité prend sa source au moins dans la pensée des philosophes de l’Antiquité[3], notamment en Grèce ou à Rome. La Renaissance, la Réforme[4], l’Édit de Nantes[5], les Lumières et les idées modernes[6] lui ont, soit inspiré, soit imprimé des traits. Avec les philosophes modernes ou des Lumières, on apprend que la séparation des Églises et de l’État est, d’une certaine manière, garantie par la liberté de conscience elle-même. Pour Denis Lacorne, la notion de « contrat social » (Locke) fut aussi particulièrement influente dans les colonies américaines, et dans la rédaction consécutive de la Constitution des États-Unis, par la ratification du Premier amendement qui institua « un mur de séparation entre l’Église et l’État »[7]. Catherine Kintzler dans Penser la laïcité[8] soutient aussi que « le lieu naturel de la laïcité est la pensée des Lumières relayée par la pensée républicaine ».
Toutefois, dans la trajectoire de l’histoire des idées politiques, peut-être faut-il remonter plus loin pour saisir la césure entre le spirituel et le temporel.
Selon une interprétation exégétique, elle apparaît dans la célèbre réponse que Jésus formule aux Pharisiens venus lui poser une question captieuse : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »[9]. Cette réponse de Jésus est examinée, étudiée et tenue comme l’un des points de départ de la laïcité, c’est-à-dire de la séparation entre le spirituel et le temporel.
Pivot de la portée de la Révolution française, la laïcité a consisté à soustraire le politique de l’influence du « pouvoir spirituel » en termes d’immixtion, de surveillance ou de contrôle.
La sécularisation (qui signifie « rendre au siècle, au monde ») a consisté à soustraire le domaine public de l’influence des institutions religieuses. Une telle soustraction n’a pas sacrifié « le spirituel » sur l’autel du « temporel »[10]. La sécularisation, elle-même, émerge avec les traités de Westphalie signées en 1648 par les Puissances européennes pour mettre fin aux violences religieuses[11]. C’est dans ce contexte que l’État, entité privilégiée d’organisation politique[12] au double sens sociologique et juridique, devient l’acteur unique des relations internationales. Ce qui signe la fin des oligarchies féodales et de la suzeraineté papale, car la monarchie de droit divin reposait sur des fondements religieux avec un lien institutionnel fort entre l’État et l’Église. C’est la naissance de l’État moderne[13], bien que la religion continuât de contribuer à la légitimité des rois[14].
C’est la Révolution française qui imposa une idée nette de l’État laïque qui veut s’affranchir de l’Église et être indépendant de toute conception théologique[15].
Elle donnera formellement corps et sens à l’idée d’État laïque, au sens moderne. On le sait, les implications sont nombreuses : égalité de tous les Français devant la loi, liberté de tous les cultes, constitution de l’État-civil et du mariage civil en 1792, etc. Dans l’un des textes épiques de la Révolution, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’article premier rappelle que « [l]a France est une République laïque […] Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». L’article 10 prévoie que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu que leur manifestation de trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Il faut néanmoins faire observer que si le terme « laïque » existe, celui de « laïcité »[16]n’apparaît nulle part, expressis verbis, dans le negotium de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.
Au surplus, l’Histoire se souviendra que quelques années plus tard, soit le 15 juillet 1801, sous Napoléon, Premier consul, aboutissent les négociations d’un concordat avec le pape Pie VII[17], par lequel, la « religion catholique, apostolique et romaine, sera librement exercée en France. Son culte sera public, en se conformant aux règlements de police que le Gouvernement jugera nécessaires pour la tranquillité publique »[18]. En outre, les biens ecclésiastiques vendus depuis 1790 (avant la Révolution) seront considérés comme définitivement aliénés. En compensation, le clergé sera financé par l’État[19].
Au fond, le Concordat n’a pas pour effet de faire de la religion catholique la religion de l’État de France mais comme celle « de la grande majorité des citoyens français ».
Le régime concordataire[20] reconnaîtra, en 1802, les cultes luthérien et réformé ; et, en 1808, le culte israélite.
On le voit, la laïcité ne s’origine de façon exclusive ni dans la loi 1905, ni avec l’apparition du terme « laïcité » dans le vocabulaire politique. Il conviendra de découvrir naturellement cette loi ainsi que d’autres textes qui font écho à l’expression contemporaine de la laïcité.
[1] Cf. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL).
[2] Sans prétendre à l’exhaustivité.
[3] Pour éviter tout piège réductionniste, il faut considérer les écrits de penseurs tels qu’ÉPICURE 341-270 av. J.-C. ou encore Marc AURÈLE (121-180 ap. J.-C.).
[4] Pour Jean-Michel DUCOMTE, « [l]a pluralité religieuse, imposée par la Réforme, rend nécessaire l’établissement des conditions d’une coexistence acceptable. C’est que réalise en France l’Édit de Nantes », Les essentiels Milan, 2001, p. 7.
[5] Dans le contexte de guerres de Religion qui déchirent l’Europe du 16è siècle, plusieurs édits de pacification traduisent l’émergence, en pointillé, d’une tolérance du culte protestant sur le territoire français, sur fond de pluralisme religieux. La conversion d’Henri IV au catholicisme afin de pouvoir accéder au trône du royaume de France et, peu après, la promulgation de l’Édit de Nantes en 1598 qui accorde des droits civils, politiques et de culte aux protestants sont autant d’évènements historiques majeurs dans la genèse du principe de libre exercice des cultes minoritaires en Europe. Voy. Francis MESSNER et Pierre-Henri PRÉLOT, « Un diplôme pour l’aumônerie des services publics », Revue du droit des religions, 4, 2017, p. 25-28.
[6] LOCKE, BAYLE, DIDEROT, VOLTAIRE, etc. Voy. Catherine LALLEMAND, Les grands philosophes en fiches, Paris, Ellipses, 2015, p. 93.
[7] Denis LACORNE, Une laïcité à l’américaine, Cairn, « Études », Tome 409, p. 301.
[8] Catherine KINTZLER, Penser la laïcité, Minerve, 2014, « Introduction ».
[9] L’évangile selon Luc, Chapitre 20, verset 25.
[10] Pour aller plus loin sur le rapport du pouvoir temporel (potestas) à l’autorité spirituelle (auctoritas) et partant sur la sacralisation du pouvoir, voy. Ernst H. KANTOROWICZ, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, 1957, 3e tirage, 1970, pp. 372-38 ; A. BOUREAU, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des Souverains français, XVè-XVIIIè siècle, Paris, Les éditions de Paris, 2000, p. 16.
[11] La guerre de Trente ans (1618-1648). Notons, par ailleurs, que la philosophie des traités de Westphalie (1948), serait, semble-t-il, annoncée depuis le XVIè siècle dans les réflexions, comme celles de Jean BODIN.
[12] Lire Charles TAYLOR, L’âge séculier, Paris, Seuil, 2007.
[13] L’ordre qui se construit autour du primat du politique n’en laisse pas moins apparaitre des traits d’appartenance au monde sacral. Pour aller plus loin, voy. Alain DIECKHOFF et Philippe PORTIER (dir.), Politique et religion, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
[14] La religion chrétienne est née dans l’Orient romain pour se répandre dans tout l’Empire romain jusqu’à ce qu’en 313, l’empereur Constantin adopte l’édit de Milan qui met fin aux persécutions et autorise les chrétiens à pratiquer leur religion. Lui-même se convertit au christianisme. Par la suite, de nombreux empereurs romains comme des citoyens se convertiront. Le polythéisme sera d’ailleurs interdit en 392 par l’empereur Théodose : le christianisme devient la seule religion autorisée dans l’Empire romain. Hérodote.net, « Les mondes anciens. Les débuts du christianisme », https://www.herodote.net/Les_debuts_du_christianisme-article-1149.php.
[15] « Dans ce nouveau modèle, l’État se présente comme pôle exclusif de souveraineté ». Lire les travaux d’Alain DIECKHOFF et Philippe PORTIER (dir.), Politique et religion, Paris, Presses de Sciences Po, 2017.
[16] « Laïcité », « laïciser », « laïcisme », « laïcisation » seraient des termes attestés qu’à partir de la chute du Second Empire, en 1870.
[17] Concordat du 26 messidor an IX. Relativement aux négociations, elles sont ouvertes à Paris en novembre 1800. Si le pape a désigné comme plénipotentiaires l’archevêque Spina et le père Caselli, Bonaparte, lui, a nommé son frère Joseph et l’abbé Bernier.
[18] Article premier.
[19] Article XIII : « Sa Sainteté, pour le bien de la paix et l’heureux rétablissement de la religion catholique, déclare que ni elle, ni ses successeurs, ne troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés, et qu’en conséquence la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés, demeureront incommutables entre leurs mains ou celles de leurs ayant cause ». Voy. Roland MINNERATH, Napoleonica. La Revue, 2015/2 n° 23, p. 7.
[20] Rattachées à l’Allemagne lors du vote de la loi de séparation des églises et de l’État de 1905, l’Alsace et la Moselle bénéficient d’un statut dérogatoire fondé sur le Concordat de 1801. La loi de 1905 ne s’applique pas non plus à Mayotte, en Guyane, à Saint-Pierre-et-Miquelon, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie et à Wallis-et-Futuna. En 2013, le Conseil constitutionnel a reconnu la conformité du régime concordataire alsacien-mosellan avec la Constitution française, le Concordat étant une expression possible du principe de laïcité.
Mariame Viviane NAKOULMA
Dr en Droit/diplômée en Sciences politiques.
Enseignante universitaire
Chercheure associée au CLÉSID Lyon 3-Jean Moulin
Fondatrice Conseil Droit international pénal-Gouvernance politique (https://dipen-gouvernance.com)
Auteure