Dans cette analyse, que nous publions en six parties, Mariame Viviane Nakoulma interroge le lien entre laïcité et aumônerie.
B – Neutralité-liberté religieuse sous tensions : les défis de l’État de droit laïque
La laïcité, présentée comme la « pierre angulaire du pacte républicain » repose sur trois valeurs indissociables : liberté de conscience, égalité en droit des options spirituelles et religieuses, neutralité du pouvoir politique.
Elles sont rappelées dans le Rapport Stasi dans lequel il est exposé que la laïcité a su s’adapter aux évolutions de la société française en respectant les particularités de chaque religion. Mais son application fait l’objet d’interrogations. La République est composée de citoyens qui ne peuvent être segmentés en communautés.
Dès lors, « la dérive du sentiment communautaire vers un communautarisme figé » constitue une menace de fragmentation de la société.
Pour y parer, l’exaltation de la diversité ou pluralité est regardée comme le socle nécessaire à la réussite du pacte républicain qui ne doit pas être « désincarné ». C’est ainsi que l’observateur rappelle que « la laïcité d’aujourd’hui est mise au défi de forger l’unité tout en respectant la diversité de la société » [1].
Pour résoudre cette difficulté, le cadre laïque est présenté comme un espace à même de faire coexister des convictions diverses et variées.
La recherche de l’inclusion a besoin de la laïcité en tant que facteur d’intégration par la citoyenneté et le vivre-ensemble, et vice-versa. La laïcité doit réussir l’articulation entre l’unité nationale, la neutralité de la République et la reconnaissance de la diversité républicaine.
Dans cette quête, la jonction entre la neutralité de l’Etat laïque et la liberté religieuse peut être difficultueuse, même dans le cadre de l’aumônerie. Le rapport Stasi, en mettant en lumière les tensions entre la neutralité du service public et l’affirmation des convictions spirituelles, cite quelques exemples très pertinents pour les besoins de l’étude :
L’article 7 du statut des militaires pose comme principe la liberté d’opinion des militaires. Mais cette liberté ne peut s’exprimer qu’en dehors du service. Dès lors que cette condition est respectée, la protection de la liberté de conscience est assurée, y compris dans l’enceinte militaire. Le système des aumôneries militaires permet ainsi de faciliter la liberté religieuse. Mais, en revanche, dans le cadre du service, c’est le devoir de neutralité le plus absolu qui s’applique. Dans les prisons, l’articulation de ces exigences est encadrée […]. L’assistance spirituelle des détenus est prévue. Les aumôniers ont pour mission d’apporter régulièrement des secours aux détenus et de célébrer des offices. Les prisonniers, dès leur arrivée dans un établissement, sont avisés de cette possibilité.
Cela étant, les besoins du maintien de l’ordre public très strict justifient que soit soumise à un contrôle étroit l’affirmation de la liberté personnelle, à travers le règlement intérieur et la sanction de toute faute disciplinaire.
En matière de service public hospitalier, la nature des atteintes potentielles est différente. Une grande partie des usagers n’est pas appelée à vivre durablement à l’hôpital et, en tout état de cause, la vie collective reste réduite. Il peut y avoir des difficultés liées à l’affirmation des convictions religieuses dans le cadre d’un service public supposé rester neutre. Mais les principaux problèmes concernent en réalité l’organisation du service : la prise en compte de revendications liées à des prescriptions religieuses ne peut aller jusqu’à affecter les missions du service public[2].
D’autres tensions révélatrices de la fragilité de l’équilibre entre la neutralité et la liberté de croire ou de ne pas croire ainsi que celle de manifester ses convictions existent, notamment à l’école ou encore dans le monde du travail (que ce soit dans le public[3], voire dans le privé[4]). La laïcité, qui est censée être le principe d’intégration est discutée la plupart du temps en parallèle avec des questions d’exclusion dans nos sociétés contemporaines[5]. Elle doit, en ce sens, être, sans relâche, pensée comme un principe cohésif[6]. Tous ces défis imposent un travail continu de préservation et de consolidation de l’É/état de droit[7]. Dans la gouvernance par le droit qui caractérise les sociétés démocratiques de tradition romano-germanique, le paradoxe qui veut que l’État et ses organes soient à la fois liés par le droit et bénéficiaires de prérogatives de « puissance publique » est un trésor de sagesse.
L’État de droit donne à la pratique de la laïcité ses repères, lesquels sont intimement liés aux droits de l’homme et libertés fondamentales, à la paix et à la liberté religieuse ; autant de thèmes majeurs qui sont exploratifs de la question du vivre-ensemble ; une question qui, elle-même, se construit aussi à partir des relations interconfessionnelles[8].
Il est vrai que la laïcité, en France, fait l’objet d’un important débat juridique pouvant se traduire par des déférés-suspension laïcité[9], notamment au sein des collectivités publiques où se posent les questions de neutralité religieuse ou de port de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse. C’est ainsi que le 2 juin 2022, le juge des référés du Conseil d’État a été saisi en appel par la mairie de Grenoble à propos d’un règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini », dont la suspension avait été demandée par le préfet de l’Isère au juge des référés du tribunal administratif de Grenoble. Le 21 juin 2022, le juge des référés du Conseil d’État confirmera la suspension de ce règlement intérieur en jugeant que « la commune de Grenoble n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, qui, ce faisant, n’a pas statué au-delà des conclusions dont il était saisi, a estimé que les dispositions litigieuses portaient gravement atteinte au principe de neutralité des services publics »[10].
La modernisation des mœurs accompagnant celle des administrations peut difficilement s’articuler à la laïcisation de secteurs de la société civile.
La réussite de cette modernisation reste tributaire de comment les facteurs endogènes et exogènes s’introduisent dans la refondation juridique de l’État ou s’allient la laïcité. Et, ce, d’autant plus que la mondialisation a davantage rendu les sociétés perméables les unes aux autres (par le jeu du contact humain ou numérique). Quoi qu’il en soit, la querelle entre le politique et le religieux n’est pas près de disparaître[11] tant que l’on ne saura pas conjuguer respect des valeurs républicaines et pluralisme des convictions et conjurer toutes les violences et toutes les discriminations par l’ouverture au respect et à la compréhension de l’autre[12].
La recherche sur la figure de l’aumônier rend compte de plusieurs réalités dans un cadre politique marqué par la laïcité comme en France. Cette figure est en même temps un thermomètre de la bonne santé de la laïcité (qui n’est pas une lutte de la loi contre les religions) et un baromètre de l’É/état de droit. Ce faisceau de sujets exige de la réflexion universitaire qu’elle y jette un éclairage plus important[13]. La religion, le changement social et le monde modélisent la sécularisation.
Il ne devrait pas y avoir d’antagonisme mais un enrichissement mutuel entre la laïcité et la liberté religieuse, dont les mouvements relationnels se révèlent par moment conflictuels.
C’est pourquoi, la laïcité, non réductible à des questions techniques, requiert un niveau élevé de responsabilité et d’engagement de la part des citoyens, des associations, des partis politiques, des parlementaires, des gouvernants, du judiciaire, des médias et du secteur privé, des organisations non gouvernementales et des institutions. Car le politique qui définit la laïcité est une activité humaine, complexe et évolutive.
L’assistance spirituelle et humaine de l’aumônier pourrait paraître assez secondaire à notre monde sécularisé. Il reste que la présence encore aujourd’hui d’un tel intervenant dans les établissements publics, en l’occurrence, prouve qu’il participe à donner corps effectif aux droits et libertés fondamentales. Par ailleurs, les enquêtes, essentiellement quantitatives, conduites aux États-Unis, ont établi que les prisonniers activement engagés dans une activité religieuse pendant le temps de leur incarcération sont moins sujets que d’autres à la récidive après quelques années de liberté[14] ; même si, en France, la question de la radicalisation en prison aimante une attention soutenue. L’aumônier est peut-être aussi un artisan du Care[15], c’est-à-dire une forme d’engagement considéré par Fisher et Tronto comme une « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible »[16]. L’aumônerie est une mission de rencontres humaines, mais le développement galopant de la technologie peut déjà faire imaginer une intrusion de l’Intelligence artificielle (IA), investissant jusque le domaine de l’humain, dans le service de l’aumônerie à travers la robotisation des entretiens et des cultes[17]…
[1] Commission de réflexion sur l’application du Principe de Laïcité, op. cit., p. 2.
[2] Idem, pp. 27-28.
[3] Conseil d’État, avis, 3 mai 2000, Mlle Marteau. CÉ, avis, 3 mai 2000, Mlle Marteau, cf. « 2°) Si les agents du service de l’enseignement public bénéficient comme tous les autres agents publics de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination dans l’accès aux fonctions comme dans le déroulement de la carrière qui serait fondée sur leur religion, le principe de laïcité fait obstacle à ce qu’ils disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ».
[4] Cf. articles L. 1121-1, L. 1321-3, L. 5321-2 du Code du travail ; Affaire Baby-Loup, Cour de cassation, Assemblée plénière, 25 juin 2014.
[5] Lire aussi Benoît GIRARDIN, L’éthique : un défi pour la politique. Pourquoi l’éthique importe plus que jamais en politique et comment elle peut faire la différence, Genève, Globethics.net, 2014, p. 12.
[6] Voy. Buket TÜRKMEN (dir), laïcité et religiosités. Intégration ou exclusion ? Paris L’Harmattan 2010, page 117.
[7] Pour aller plus loin, lire Drieu GODEFRIDI, « État de droit, liberté et démocratie », Politique et Sociétés, Volume 23, nov 2004, p. 143-169 ; É. LAFERRIÈRE, Préface au Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 2 Vol., Berger-Levrault, 1887.
[8] Pour aller plus loin Joël, ANDRIANTSIMBAZOVINA et Patrick KABOU (dir.), Laïcité et défense de l’État de droit. Actes du colloque du 11 et 12 avril 2019, université Toulouse 1 capitole, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, LGDJ – Lextenso Éditions, 2020. Voy. aussi sur le « Choc des civilisations », construit sur le postulat que le facteur religio-culturel est l’épicentre des fractures contemporaines, Samuel HUNTINGTON, The Clash of Civilizations and Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996 ; Raphaël LIOGIER, La guerre des civilisations n’aura pas lieu. Coexistence et violence au XXIè siècle, Paris, CNRS éditions, 2016 ; Jack SNIDER, Religion and International Relations Theory, New York, Columbia University Press, 2011; Philippe PORTIER et Frédéric RAMEL, Le religieux dans les conflits armés contemporains, Garnier, Paris, 2020, « Introduction. Le facteur religieux sur la scène internationale : parcours d’une résurgence », pp. 7-12.
[9] Prévus, en l’occurrence, par la loi séparatisme du 24 août 2021. Ils sont applicables par exemple lorsqu’une collectivité territoriale adopte une décision portant gravement atteinte aux principes de laïcité ou de neutralité des services publics. La loi de 2021 dresse la liste des domaines dans lesquels les préfets peuvent faire jouer cette nouvelle prérogative.
[10] CÉ, Ordonnance du 21 juin 2022.
[11] Voy. Jean-Claude PASSERON, « La politique, l’éthique et les savoirs », Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXVIII, 2000, n° 118, pp. 51s.
[12] Cf. Ministère de l’éducation nationale, Charte de la laïcité à l’école, publiée le 9 septembre 2013.
[13] Lire Céline BERAUD et al, De la religion en prison, Presses Universitaires Rennes, 2016.
[14] James A. BECKFORD, op. cit, p. 5.
[15] Traduit par « sollicitude » et/ou « soin ».
[16] Joan C. TRONTO, “Du Care”, Revue du MAUSS, 2008/2 n° 32, pages 243 à 265, p. 245.
[17] Sur l’IA et l’effacement de l’humain par le numérique, voy. Mariame Viviane NAKOULMA, « Les multinationales dans la gouvernance mondiale : jeu et enjeux », L’Observateur des Nations Unies, vol. 48, 2020-1, p. 57.
Mariame Viviane NAKOULMA
Dr en Droit/diplômée en Sciences politiques.
Enseignante universitaire
Chercheure associée au CLÉSID Lyon 3-Jean Moulin
Fondatrice Conseil Droit international pénal-Gouvernance politique (https://dipen-gouvernance.com)
Auteure