En Europe, où le « prix du carbone » est élevé, un nouveau système d’ajustement carbone à la frontière va progressivement être mis en place. Si l’intention de protéger l’Europe face à une concurrence déloyale qui serait néfaste à l’industrie et au climat est bienvenue, l’architecture envisagée pour ce système risque en réalité d’accroitre le déficit de compétitivité de l’industrie européenne.
Après le vote final du Parlement européen le 18 avril dernier, l’Europe a adopté une réforme de son système d’échange de quotas d’émissions de gaz à effet de serre qui renforcent le rôle dévolu au « prix du CO2 » en Europe. En induisant une hausse du coût d’utilisation des énergies fossiles, un tel prix du carbone est une incitation économique puissante à la décarbonation. Il fait monter le coût relatif des usages et procédés de production carbonés face aux solutions décarbonées. C’est aussi un instrument d’optimisation des coûts de la décarbonation de l’Europe et une source de redistribution de l’effort de réduction entre acteurs et entre pays, car donner un coût explicite aux émissions de CO2 incite à réduire d’abord les émissions là où les coûts de la décarbonation sont les plus faibles.
Le système actuel : le rôle clé des permis d’émission
L’Union européenne a été la première région du monde à donner un prix aux émissions industrielles de gaz à effet de serre, au moyen d’un système de permis d’émissions négociables qui a démarré en 2005. Elle a depuis été imitée par d’autres pays ou régions, notamment en Amérique du Nord, où aucun système fédéral ne s’applique mais où des marchés régionaux du carbone existent, ainsi qu’en Asie, en particulier en Chine et en Corée du Sud.
Mais l’Europe reste aujourd’hui la zone où le « prix du carbone » est le plus élevé, entre 80 et 100 €/tCO2 pour les établissements industriels couverts.
Lorsqu’un coût associé aux émissions de carbone ne s’applique qu’à une seule zone géographique, les entreprises actives au sein de la zone sont pénalisées par ce renchérissement du CO2 que ne subissent pas leurs concurrentes à l’extérieur de la zone. Il peut en résulter une baisse de la production des biens carbonés dans la zone au profit d’importations de biens identiquement, voire plus carbonés, depuis les zones avec une tarification du carbone plus faible ou inexistante. Dans cette configuration, l’introduction ou la hausse du prix du carbone pour les entreprises locales génère un transfert d’émissions, habituellement appelé « fuite de carbone ». C’est une mécanique doublement néfaste car elle conduit à l’affaiblissement de la compétitivité de la production dans la zone à prix élevé du carbone sans entrainer en contrepartie de baisse des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial.
C’est pourquoi l’Europe avait mis en place un système spécifique pour les industries soumises à risque de fuite de carbone. Jusqu’à présent, celles-ci reçoivent annuellement des permis de façon gratuite, en quantité limitée. Ceci leur permet de ne pas avoir à subir tout ou partie du coût d’achat des permis, et donc de neutraliser ou minimiser l’impact sur la compétitivité. Ce système ne les dissuade pas, du moins en théorie, de réduire leurs émissions si cet abattement est économiquement efficace (l’incitation demeure tant que leur coût de réduction d’une tonne de CO2 est inférieur à la valeur d’un permis). Ce système d’allocation gratuite ne semble néanmoins pas soutenable à moyen-long terme, car le plafond total de permis dans lequel il s’inscrit diminue, alors que dans le même temps les niveaux de production se maintiendraient voire augmenteraient.
A la recherche du dispositif efficace de révélation des émissions
Avec la disparition des allocations gratuites et la hausse du prix des permis, deux types de mécanismes peuvent être introduits pour atténuer un choc de coût qui pèsera sur la compétitivité européenne. Le premier consisterait à imposer une taxe sur tous les produits entrant dans l’Union, égal pour chaque produit à son contenu carbone (les émissions associées à sa production, qui ont eu lieu à l’extérieur du territoire tout au long de son processus de production) multiplié par le prix de la tonne de CO2 en Europe. Il faudrait également, à l’inverse, exempter les exportations des producteurs européens afin d’effacer ce différentiel de coût pour les marchandises sortantes. La difficulté est qu’un tel mécanisme requiert un système d’information et de traçabilité pour l’intégralité des produits, dans tous les pays, et à tous les maillons des chaines de production. Ce système serait théoriquement bien adapté mais soulève des problèmes complexes dans sa mise en œuvre.
Un second mécanisme est celui décrit par le Nobel 2018 William Nordhaus dans son article sur les « Climate Clubs ». Pour éviter la complexité d’une tarification carbone à la frontière qui tienne compte du contenu en gaz à effet de serre de chaque produit, Nordhaus préconise l’instauration d’un tarif douanier uniforme pesant sur tous les produits, carbonés ou non, importés depuis les pays extérieurs à un « club de pays » ayant introduit une tarification carbone équivalente. Avec cette approche, le mécanisme à la frontière devient un instrument de politique commerciale qui incite les pays ne faisant pas partie du « club » à mettre en place une tarification du carbone équivalente. Elle permet de ne pas avoir à mesurer le contenu en gaz à effet de serre de chaque produit.
Le texte sur lequel le Parlement et le Conseil européens ont convergé est une tentative de s’approcher du premier système, tout en respectant les règles de l’OMC. Le « mécanisme d’ajustement carbone à la frontière » européen (MACF, ou CBAM en anglais) s’applique aux importateurs européens d’un certain nombre de produits, au moment de l’entrée de ceux-ci sur le territoire douanier européen. Il requiert l’achat par l’importateur de certificats, vendus par l’autorité européenne à un prix variable reflétant le prix moyen du permis européen de CO2 sur une période donnée, en nombre suffisant pour compenser les émissions incluses dans les produits importés.
C’est à l’importateur de faire la démonstration, sur la base d’informations fournies par l’exportateur, du contenu en carbone des produits en question. En contrepartie de la mise en place de ce système, les allocations gratuites de permis, dont l’objet est similaire et qui feraient doublon, seraient progressivement abandonnées.
Comme il est difficile de déterminer avec exactitude le contenu en gaz à effet de serre de tous les produits qui entrent en Europe, le MACF européen se concentre sur un certain nombre limité de produits peu transformés comme certains produits de base en acier, en aluminium, le ciment et certains produits chimiques spécifiques. La liste en annexe du texte précise les codes douaniers des produits concernés. Au total, ce sont 571 codes-produits qui seront concernés sur les quelques 10 000 codes que contient la nomenclature des douanes pour les échanges extérieurs.
Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières : un périmètre étroit mais des effets de bord potentiellement majeurs
Nous avons analysé les données des douanes françaises pour l’année 2019 et identifié les produits qui seront concernés par le dispositif. Les importations de biens de la France en 2019 représentaient 575 milliards d’euros. Les produits effectivement sur la liste du MACF représentent 27 milliards d’euros, soit 4,7 % de la valeur des importations totales de la France. Sur ces 27 milliards, 20 correspondent à des importations des autres pays européens et ne seront donc pas couverts, puisque déjà sujettes au prix du carbone. Les importations en France depuis l’extérieur de l’Europe de produits sur la liste du MACF représentent donc une valeur totale de 7 milliards d’euros, soit 1,2 % du total de la valeur des importations. Le rééquilibrage théorique procuré par le MACF se limitera donc à un champ d’application restreint.
La facture pour l’Europe du renchérissement des importations est difficilement quantifiable car elle dépendra des quantités de produits importés, du contenu carbone propre à chaque couple produit-pays, et du prix du carbone en Europe.
L’étude d’impact de la Commission européenne estime néanmoins que le surcoût total à l’importation serait au niveau européen de l’ordre de 2 milliards par an, soit de l’ordre de 300 millions d’euros pour la France.
Si le champ d’application du MACF paraît limité, il s’accompagne d’un second volet bien plus général. La suppression des allocations gratuites de permis va en effet étendre le choc de coût non pas aux seules importations mais aussi à l’ensemble de la production domestique des secteurs concernés. A terme, si tous les permis aujourd’hui alloués gratuitement étaient vendus aux enchères, cela représenterait au prix du CO2 actuel une dégradation des comptes d’exploitation des entreprises de l’ordre de 45 milliards d’euros par an au niveau européen, et 4 milliards d’euros en France. Le renchérissement lié à la suppression des permis gratuits se révèle donc bien plus important que l’effet lié à la seule hausse du prix des importations.
Des intentions louables, une exécution douteuse
Si sur le papier ce système peut protéger les producteurs européens pour les quelques produits concernés, il a plusieurs défauts majeurs. Premièrement, ce ne sont pas les entreprises des pays exportateurs qui paieront le prélèvement à la frontière, mais les entreprises européennes utilisant les biens concernés comme consommation intermédiaire entrant dans leur processus de production. Ce sont donc ces secteurs utilisateurs qui vont faire les frais de l’opération en voyant augmenter le prix de leurs intrants, alors qu’ils étaient auparavant protégés par les allocations gratuites de permis aux industries amont.
En augmentant ainsi le coût de la transformation des produits de base, le système est une incitation à la délocalisation des chaines aval, dans la mesure où elles ne seraient pas elles-mêmes incluses dans le système.
Le risque est de voire fuir, par exemple, les chaînes de production automobile où les fabricants de machines, incités à se délocaliser là où les produits en métaux utilisés en intrant et concernés par le MACF sont moins coûteux pour importer ensuite les produits transformés, sans payer aucun ajustement carbone à la frontière.
Les données des consommations intermédiaires des branches fournies pour la France par l’INSEE montrent bien ces interdépendances sectorielles et ses effets possibles en cascade. La production de la branche « sidérurgie et première transformation de l’acier » par exemple, sert de consommation intermédiaire à 77 branches sur les 138 qui représentent l’économie française. Pour 11 branches parmi ces 77, la valeur des consommations intermédiaires issues de la sidérurgie et de la première transformation de l’acier représente plus de 10 % de la valeur ajoutée de la branche en question (fabrication de machines, construction automobile…), et jusqu’à 37 % de la valeur ajoutée pour la branche de « fabrication d’éléments en métal pour la construction ». Si le secteur de la sidérurgie devait répercuter intégralement le coût du CO2 dans le prix de l’acier primaire, cela représenterait une hausse d’environ 20 % du prix de l’acier. Ces 11 branches verraient ainsi le prix de leurs intrants augmenter et leur valeur ajoutée diminuer de 2 % à 7,4 %, à volume constant et en l’absence de répercussion dans leur prix de vente du choc de coût subi en amont.
Dernier défaut, et non des moindres, le MACF impose un coût supplémentaire aux produits entrant sur le territoire, permettant d’aligner leur coût sur ceux produits de manière plus onéreuse en Europe, mais il ne prévoit aucunement de mécanisme de compensation à l’export.
Or les produits de base produits en Europe, avec un prix du carbone élevé, risquent de perdre en compétitivité sur les marchés à l’exportation qui ne font pas face à un même prix du carbone. Si le MACF tente de neutraliser les effets de compétitivité sur le marché domestique, il aggrave le problème de compétitivité sur les marchés extérieurs. Le mécanisme d’allocation gratuite de permis n’avait pas ce défaut.
Ces différents points méritent donc attention. Des études pourraient être menées pour préciser les effets économiques de cette mesure sur le tissu industriel européen, déjà malheureusement dans une situation peu favorable. En France, le choc de coût pour la seule industrie serait à terme comparable, mais de sens opposé, à la baisse programmée de la CVAE, soit de 2 à 3 milliards d’euros par an, et annulerait donc ses effets. Et ce au moment même où la plupart des pays européens dont la France affichent des velléités de « réindustrialisation verte », et alors que les conditions d’une croissance industrielle verte sont raffermies outre-Atlantique par les subventions déployées dans le cadre de l’Inflation Reduction Act.
Denis Ferrand
Directeur Général de Rexecode
Raphaël Trotignon
Responsable du pôle énergie-climat de Rexecode