Tandis que l’Europe sort, graduellement, du confinement dans lequel elle était plongée depuis le mois de mars, l’Amérique latine semble entrer chaque jour un peu plus, dans la crise de la Covid 19 créant des tensions dans les sociétés de plus en plus palpables. Elle compte plus de 2 millions de contaminés. Analyse de Pascal Drouhaud.
Un continent dans le cœur de la crise
Loin de diminuer ou de se stabiliser, la situation s’aggrave sur le continent qui a dépassé les 2 millions de cas de contaminations avec plus de 80 500 morts. Le Brésil, le pays le plus touché avec près de 50 000 morts, a franchi le cap du million de contaminés de la Covid-19. Le Pérou, le Chili,, le Mexique suivent avec respectivement 251 338, 236 748 et 175 202 contaminations. Plus grave, le nombre de morts continuent à croitre dans ces pays, représentant, respectivement, 7 861, 7 144 et 20 781 victimes.
Ce sont actuellement, plus de 5 000 décès qui sont annoncés, sur le continent, chaque jour.
Alors même que la majorité des pays avaient annoncé des mesures de protection dès le mois de mars, la réalité démontre que le continent est entré dans le cœur de la crise, 90 jours après les premières mesures. Autant dire que le niveau d’inquiétude sur le plan sanitaire est à la hauteur de la crise économique et sociale désormais, bien établie. L’OMS a d’ailleurs déclaré le 15 juin que l’Amérique latine représentait aujourd’hui, la « situation la plus complexe du monde ».
Comment en est-on arrivé à cette réalité, la grogne commençant à être perceptible sur le plan politique. D’aucuns affirment que les mesures de confinement ont été prises prématurément, remettant en question la justesse du principe de précaution. Les autres affirment que les mesures prises ont évité une tendance toujours plus forte.
Du Chili au Mexique, du Pérou au Brésil, de la République dominicaine au Panama, l’inquiétude est de mise. Le nombre de contaminations est exponentiel : 1 681 378 à la mi-juin, près de 2 millions dix jours à peine après. Chaque jour, plus de 130 000 personnes sont touchées par le virus. Ce sont près de 10 pays qui sont les plus concernés : le Brésil, le Pérou, le Chili, le Mexique, la Colombie, l’Equateur, l’Argentine, la République dominicaine, le Panama, la Bolivie. L’Amérique centrale ne fait cependant pas exception à la règle, le Guatemala comptant désormais 11 251 cas, le Panama, 21 962. Les systèmes de santé sont au bord de la rupture, comme à Sao Paulo où plus de 70 % des lits en soins intensifs sont occupés. Les gestes barrières et les limitations de déplacements ne suffisent plus à enrayer l’épidémie.
Les clés pour mieux comprendre le renforcement de la crise ?
L’environnement social explique en grande partie cette réalité : l’économie informelle occupe près de 54 % de la population active, la précarité ou la fragilité concerne plus de la moitié de la population d’un continent sous pression.
Les chiffres sont éloquents : le Pérou a vu son PIB chuter de 40.49 % en avril dernier, les annonces de récession dépassant 6 % du PIB pour l’année, semblent déjà dépassées par la dégradation de la situation. A la fois pour éviter une faillite économique mais également pour des raisons politiques, certains pays commencent à annoncer des mesures de déconfinement graduel : le Brésil bien sur, mais également le Mexique ou El Salvador. L’Equateur vient de prolonger les mesures de limitation de déplacement tout autant que le Pérou. Les licenciements se multiplient. Premiers touchés, les plus fragiles à l’instar des employés de maison.
Ce sont les victimes immédiates de la crise et elles concernent près de 18 millions de personnes sur le continent. L’Organisation internationale du travail (OIT), l’ONU Femmes, la Commission économique pour l’Amérique latine et Caraïbes (CEPALC) ont émis un bulletin d’alerte recommandant des mesures de protection sociale pour cette population d’employés à l’abandon.
70 % de cette population active est directement affectée par la crise, avec des revenus en forte diminution sinon évaporés. 93 % des personnes concernées sont des femmes, employées à domicile. Cela représente entre 10.5 et 14.3 % des emplois des femmes sur le continent. Elles sont près de 77 % à travailler d’une manière informelle, non déclarées, renforçant d’autant la précarité. Celle-ci est globale : en termes de revenus, pour le développement personnel et de lien familial. Elles sont également concernées par les violences conjugales.
Covid-19, un révélateur de la fracture sociale
La CEPAL a rappelé que la pauvreté augmenterait. Elle devrait toucher près de 215 millions de personnes sur l’ensemble du continent qui compte 600 millions d’habitants. La crise de la Covid-19 va conduire 2 600 000 petites entreprises à fermer, ainsi c’est près de 15 millions de personnes qui vont rejoindre les rangs de la pauvreté. La vague de migrants du Venezuela qui avait touché plusieurs pays dans le courant de l’année 2019, mais également les milliers d’Haitiens venus sur le continent, sont directement menacés par le virus. Leur intégration que ce soit en Colombie, en Equateur, au Chili ou au Pérou parait, aujourd’hui, illusoire tant la pression économique et sociale est forte dans ces pays.
La proximité, la précarité de la vie au quotidien peuvent expliquer que plus qu’ailleurs, l’Amérique latine voit les jeunes touchés par le virus : 69 % des personnes contaminées ont plus de 60 ans tandis qu’en Europe, ce sont 95 % des plus âgés qui ont été touchés. Le plan de déconfinement au Chili a été accompagné d’une hausse très significative des cas, à l’instar du Panama obligeant les autorités à mettre en place un nouveau confinement.
Au Brésil, second pays le plus touché au monde après les Etats-Unis, la bataille est rude entre le gouvernement fédéral et les gouverneurs des Etats impactés et appelant au maintien de mesures coercitives. La santé, l’éducation, mais également le soutien social, constituent des priorités dans la prise de conscience des Etats. Ce sont les domaines les plus fragiles dans un continent où la privatisation des systèmes de santé et éducatifs constituent, désormais, un frein au développement.
Les chiffres sont inquiétants. Cependant, ils ne prennent pas en compte les personnes restées à domicile, à la fois par peur du système trop éloigné de leur environnement social ou par manque de moyens. Certains pays comme le Venezuela annoncent 33 décès depuis le début de la pandémie et 3 790 contaminations. Ce serait moins qu’Haïti qui confirme 4 980 cas et 87 morts. El Salvador qui est un des pays à avoir pris, très tôt, les mesures les plus strictes, voit désormais le nombre de cas augmenter chaque jour : 4 475 et 93 morts. Autant dire que s’entrecroisent dans cette crise, des données sanitaires, mais également politiques sinon géopolitiques qui contribuent à renforcer le sentiment d’une plongée dans la crise d’un continent qui est celui de tous les contrastes.
Pour beaucoup, en Amérique latine, les mesures de distanciation sociale, et d’une manière générale de confinement, constituent un accélérateur de révélation des fractures sociales. Les couches populaires ne peuvent plus, à la veille d’un quatrième mois sans activités, assumer l’absence de revenus et l’enfermement. Le confinement devient « une arme de destruction massive » et de fragmentation sociale faisant apparaître avec acuité les différences entre les couches aisées, les élites qui peuvent se permettre cette période d’ascèse sociale, et le reste de la population qui a besoin des interactions pour pouvoir vivre et assumer le coût de la vie.
Quelles conséquences ?
Dans ce contexte, les conséquences de la crise due à la pandémie sont multiples : sur le plan politique, elles ont fait apparaître avec force les faiblesses de certains Etats dans les domaines de la santé, de l’éducation, et, d’une manière générale, de la sphère sociale et de celle liée au travail. Des pans entiers de la société se sentent délaissés voire abandonnés. Ce sentiment avait animé les manifestations qui avaient marqué l’année 2019. Il est aujourd’hui renforcé.
La difficulté va consister à mettre en place des mécanismes de soutien des entreprises et des salariés ainsi que de financement d’une relance qui paraît lointaine pour le moment. Sur le plan régional, la crise a mis en lumière les faiblesses ou les absences de moyens des organisations régionales. A la différence de l’Union européenne, qui est capable de mobiliser des plans de relance de plusieurs centaines de milliards de dollars, l’Amérique latine ne peut pas compter sur cette force de frappe. Les organisations régionales apparaissent comme autant de structures d’alliances politiques mais de peu d’utilité opérationnelle sur le plan économique et encore moins social. Renforcement des fractures sociales dans les pays les plus touchés, tensions politiques dans le fonctionnement des Etats fédéraux à l’instar du Brésil ou du Mexique, prémices de fragmentation de l’unité nationale tant certaines communautés et régions, comme l’Amazonie, ont eu à souffrir de la crise sans bénéficier de moyens fortement mobilisés pour y répondre.
L’Amérique latine est au bord de la crise de nerf : la pandémie s’est installée et le continent n’est pas parvenu à trouver une réponse partagée autant sur le plan régional que national, pour y faire face dans le tempo sanitaire réel. Le décalage éclate au grand jour actuellement. Il apparaît de plus en plus évident qu’il laissera des traces durables dans les sociétés et l’Amérique latine de l’après Covid-19.
Pascal Drouhaud
Spécialiste des relations internationales.
Président de l’Association Latfran
Vice-Président de l’Institut de recherche internationale Choiseul
Il est notamment l’auteur de Farc, confessions d’un guérilléro (Paris, Choiseul, 2008)