Le conflit en Ukraine est la plus grave crise internationale que connaît l’Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. On estime probablement que les pertes ukrainiennes sont de 100 000 morts ou blessés. Ce bilan serait probablement similaire du côté russe (ref. : les chefs d’armée norvégien et américain E. Kriostoffersen, Mark Milley) même si le décompte de ce bilan est sujet à caution. A cette guerre militaire s’ajoute une guerre de civilisation et des valeurs. Deux résolutions d’octobre 2022 et du 23 février 2023 ont été adoptées par l’Assemblé générale des Nations unies condamnant l’intervention russe. Celles-ci demandaient aussi le retrait immédiat des forces russes qui ont envahi le territoire ukrainien. La plus récente a obtenu une large majorité de 141 voix sur 193 Etats membres.
L’intérêt de ces votes, c’est de réaffirmer un certain nombre de règles fondamentales du droit international : les principes de l’intégrité territoriale, le retrait des « forces militaires à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays » (une référence aux territoires annexés par la Russie), la cessation des hostilités et la nécessité de parvenir, dans les meilleurs délais, à une paix globale, juste et durable en Ukraine selon les principes de la Charte des Nations unies. Certes, ces textes n’ont pas de valeur contraignante mais comme l’a souligné justement le secrétaire général de l’ONU, A. Guterres, le 22 février dernier, cette guerre est non seulement un affront à la « conscience collective » mais elle représente un risque majeur pour une escalade militaire et un conflit nucléaire. Dans le même temps, le président russe V. Poutine poursuit méthodiquement son offensive en Ukraine dans un discours anti-occidental prononcé à Moscou le 21 février 2023 en déclarant que la Russie continue le combat en Ukraine pour « ses terre historiques ». Cette pause hivernale a été l’occasion pour chaque partie de s’interroger sur les forces et faiblesses de son adversaire.
La conquête de l’Ukraine et les annexions territoriales
Le fondement de la politique étrangère de V. Poutine prend sa source dans une vision à la fois nostalgique et historique de son pays. Il a comme référence principale l’union de la Russie et de l’Ukraine lorsque ces deux territoires formaient une même entité : la grande « Rous » au 18e siècle. L’invasion de la Russie en Ukraine est le résultat d’une longue histoire qui a commencé avec la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 et la dissolution de l’empire soviétique le 25 décembre 1991. L’invasion de l’Ukraine fut le produit de la guerre froide et le symbole du partage du monde en deux blocs. Il y a 30 ans, l’URSS s’effondre laissant 15 Républiques indépendantes et un géant la Russie. L’Ukraine déclare son indépendance le 24 août 1991. Il apparaissait dès lors que de nouvelles relations pouvaient s’engager et se développer entre la Russie, les nouvelles Républiques et l’Occident. Au lendemain de l’effondrement de l’URSS, la Russie intègre les institutions européennes et occidentales (l’OMC en 2012, G20, Conseil de l’Europe…) mais très vite des antagonismes vont surgir entre la Russie et l’Occident.
On assiste parallèlement à une dégradation lente et progressive des relations entre la Russie et les pays de l‘ex-Union soviétique à partir des années 2010.
Il y eut d’abord l’intervention militaire en Tchétchénie en 1999-2009, les conflits et le soutien des séparatistes pro-russes en 2008 dans les régions d’Ossétie, d’Abkhazie et en Géorgie sans oublier l’annexion de la Crimée. Ces conflits séparatistes dépassent le cadre des différends territoriaux internes à la Géorgie : ils ont un impact régional et international et constituent l’un des principaux obstacles à la paix et à la sécurité de ces territoires de l’ex-Union soviétique. A la suite du rattachement de la Crimée à la Russie en 2014, les pays membres du G7 et l’UE ont temporairement suspendu la Russie du groupe économique. Signalons également la présence de séparatistes pro-russes dans la région de la Transnistrie qui appartient à la Moldavie de plus en plus proche idéologiquement de l’OTAN. La République auto-proclamée de la Transnistrie a fait sécession de la Moldavie en 1992 après une courte guerre contre Chisinau. Depuis environ 1 500 soldats russes sont stationnés sur place. Dans le même temps, on observait que la Russie ne respectait plus les mesures provisoires ordonnées par la Cour européenne des droits de l’homme dans le cadre de plusieurs requêtes inter-étatiques relatives au contexte ukrainien. Le conflit dans la région du Donbass (2014-2022) qui oppose le gouvernement ukrainien à des séparatistes pro-russes et à la Russie est l’une des causes principales de la guerre actuelle. Le 21 février 2022, V. Poutine reconnaît l’indépendance des Républiques populaires du Donetsk et de Lougansk. Cette décision porte un coup fatal aux accords de Minsk pourtant favorables à Moscou et marque une rupture importante dans les relations diplomatiques entre l’Ukraine et la Russie. Trois jours plus tard, les forces russes envahissent l’Ukraine. Ces territoires séparatistes devenus indépendants vont servir également de prétexte pour atteindre les villes de Marioupol et d’Odessa. De la Géorgie à l’Ukraine, il existerait de nombreuse similitudes.
Dans les deux conflits, la Russie est intervenue sur le territoire d’anciennes Républiques soviétiques en légitimant ses actions par la nécessité de défendre la sécurité de populations jugées favorables à Moscou contre le gouvernement en place.
Nous sommes ici au centre névralgique de la politique néo-impérialiste et de conquête menée par V. Poutine dans ses anciennes provinces.
Bilan et enjeux
Au début de ce conflit, on pouvait remarquer le déséquilibre des rapports de force en présence.
En effet, l’Ukraine affrontait la première puissance en terme d’armement. La Russie possède 6 375 têtes nucléaires, Etats-Unis (5 800), Chine (320), France (290) et Royaume-Uni (215). (Ref-2019 Institut international de recherche sur la paix-Stockholm). En mars 2023, il semblerait que ce rapport de force ait évolué en faveur de l’Ukraine. Plusieurs éléments semblent accréditer cette thèse.
L’Ukraine aurait récupéré 45 % de ses territoires qui étaient occupés. Selon le chef de l’armée ukrainienne Valeri Zaloujny, les forces russes occuperaient 18 % du territoire ukrainien.
Elle aurait bénéficié d’une aide importante des Etats membres de l’OTAN d’un montant de 5 milliards de dollars. Autour de ce conflit, le bloc occidental s’agrandit avec le Japon, la Corée du sud et l’Australie pour fournir à l’Ukraine du matériel militaire (batteries anti missiles, chars et prochainement des chasseurs bombardiers). L’Europe et l’Union européenne unies se rassemblent pour lutter contre la Russie. Le commissaire européen au Marché européen T. Breton a confirmé le soutien de l‘Europe à partir d’un vaste plan d’action et d’une aide de 2 milliards d’euros en faveur de l’Ukraine. L’UE va créer une Agence de défense qui fonctionnera sur le modèle de l’Agence européenne des médicaments (EMA).
Malgré les attaques successives de la Russie contre la population et la destruction d’écoles, d’hôpitaux, d’infrastructures civiles (centrales électriques, centrale nucléaire de Zaporijia), la motivation et la détermination de la population est toujours aussi forte pour défendre leur pays.
Il faut reconnaître que la liste est longue des dommages et pertes subis en raison des exactions commises par la Russie. On a relevé de nombreuses attaques et de graves abus contre des civils ukrainiens en violation flagrante du droit international et des lois de la guerre ces derniers mois : attaque avec une arme à sous-munitions et missiles à Vuhldar (février 2012), le massacre de Boutcha en mars 2022 (tortures, exécutions sommaires et disparitions forcées), tirs de missiles sur des hôpitaux, centres commerciaux et gares à Krementchouk et Kramatorsk, utilisation par des forces russes et ukrainiennes de mines antipersonnel, charge des infrastructures électriques à Kharkiv (deuxième ville du pays) et attaques contre la centrale nucléaire de Zaporijia, pillages d’objets culturels à Kherson (novembre 2022) et des milliers d’oeuvres d’art, icônes ont été volés.
La plupart de ces actions sont autant de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. L’ensemble de ces exactions a été recueilli et rassemblé par Human Rights Watch dans un document du 23 février 2023 intitulé « Ukraine : après une année d’atrocités, la justice est essentielle ».
L’Unesco a comptabilisé 152 sites culturels détruits totalement ou partiellement en Ukraine depuis le début de l’invasion russe en 2022. Ces destructions sont une atteinte à la convention concernant la protection des biens culturels et naturels. Ces actes sont qualifiés de crime de guerre.
Dans l ‘évolution de ce conflit, la conduite de la guerre progresse avec les nouvelles technologies telles que les drones (appareils d’observation et/ou d’armements.) ou les constellations de satellites Starlink permettant aux troupes ukrainiennes d’être connectées entres elles. L’excellente performance du réseau Starlink est particulièrement efface. Il va inciter les grandes puissances à utiliser largement cet outil. Il devrait aider aussi les chefs militaires à revoir leurs conceptions stratégiques de la guerre. On note, depuis le 9 mars 2023, l’entrée en lice du côté russe de missiles Kinjal qui bombardent des infrastructures civiles, essentiellement électriques.
Les chefs militaires doivent revoir leurs conceptions classiques de la guerre et s’interroger pour l’élaboration de nouvelles doctrines.
Cela signifie que certaines notions ne sont plus adaptées aux nouvelles guerres modernes. La distinction des armes stratégiques et les armes tactiques est obsolète car elle est devenue de plus en plus imprécise en raison des fonctions identiques entre ces deux catégories d’arme. Les armes tactiques utilisées dans la guerre en Ukraine permettent d’emporter des petites têtes nucléaires capables de frapper des cibles militaires (infrastructures, troupes, dépôts) sur des champs de bataille, à courte ou moyenne portée. La course aux étoiles qui est lancée avec Starlink est devenue un instrument de guerre. Avec cet outil, la localisation de l’ennemi est immédiate. On envoie la localisation à l’artillerie et la position de l’adversaire peut être identifiée en 2 ou 3 minutes. Cette invention va sans doute redéfinir de manière durable la façon de faire la guerre. Quels que soient ces changements, V. Poutine applique la même stratégie considérant que l’invasion de l’Ukraine s’inscrit dans le projet néo-impérial de la Russie.
Il est intéressant d’examiner la posture politique de V. Poutine. Son discours prononcé le 21 février 2023 est révélateur de la position de la Russie dans cette bataille entre la Russie, l’Occident et plus largement le reste du monde. V. Poutine y expose les principales raisons qui ont conduit à l’intervention de la Russie. Ses critiques portent sur les différentes opérations de l’OTAN et de l’Occident en Yougoslavie, Irak, Syrie et Libye ce qui fonderait et légitimerait l’invasion de son pays en Ukraine. D’autres arguments sont apportés à sa démonstration et ses propositions. Elles concernent les principes d’une sécurité égale et indivisible en Europe. Il dénonce également l’ « absolutisme moderne » de l’alliance atlantique ainsi que sa « façon insolente de nous parler depuis une position d’exclusivité et d’infaillibilité ». V. Poutine accuse également l’OTAN de participer au conflit en fournissant des armes à Kiev.
Des contradictions apparaissent dans son discours : il reconnaît d’un côté le droit à l’autodétermination consacré à l’article premier de la Charte des Nations unies et d’un autre côté il refuse à certains peuples « le droit de choisir » et de faire partie de l’Alliance atlantique.
Selon V. Poutine, l’affrontement entre la Russie et les forces d’opposition à sa politique « est inévitable ».. Comment ne pas mentionner et s’interroger sur la politique militaire de la Russie concernant les nombreuses menaces nucléaire que brandit Poutine ? On peut condamner les ambiguïtés et le flou de de la doctrine russe en matière de dissuasion nucléaire à caractère offensif. Celle-ci est contraire au droit international. Moscou et les Occidentaux atteignent des nouveaux seuils jamais connus depuis la crise des missiles de Cuba en 1962. Est ce que « l’emploi premier » d’armes nucléaires tactiques ou du moins la possibilité d’une sortie favorable d’un conflit à partir de cet outil peut-être un moyen efficace de gagner une guerre ? Pour la Russie, la bombe nucléaire tactique serait un moyen d’intimidation. Des experts comme P. Servan constate que l’alerte nucléaire souvent déclenchée par les dirigeants du Kremlin est non seulement un aveu de faiblesse mais elle résulte souvent d’un échec dans les combats ente Russes et Ukrainiens. Face aux menaces nucléaires, l’OTAN et l’UE affirment leur solidarité et leur force. Le secrétaire général de l’OTAN, J. Stoltenberg, déclarait « Si la Russie utilise une arme nucléaire qu’elle qu’en soit, contre l’Ukraine, cela aura de graves conséquences ». Le président J. Biden avouait devant des médias en faisant référence à une éventuelle utilisation de l’arme nucléaire : « Vous pensez vraiment que je vous le dirais si je le savais avec précision ? Il est évident que je ne vais rien vous dire. Les conséquences seraient immenses.» (ref: The 2022 60 minutes-Interview-19/09-2022). Cette réponse ouvre plusieurs possibilités : répondre à des armes nucléaires par des armes nucléaires ou les Etats-Unis pourraient riposter en dirigeant une démarche de l’OTAN en détruisant toutes les armes conventionnelles sur tous les champs de bataille (Crimée, Ukraine, mer noire…). Le chef de la diplomatie européenne, J. Borell, ajoutait le 13 octobre 2022 : « Toute attaque nucléaire de la Russie contre l’Ukraine entraînera une réponse militaire des Occidentaux si puissante que l’armée russe sera anéantie ». Cette guerre est un tournant historique comme le remarque B. Badie, « nous ne sommes pas dans une guerre mondiale, mais une guerre mondialisée » où les cartes économiques, idéologiques et géopolitiques vont être rebattues (Cf P. Servent : « Le monde de demain » – Edit R.Laffont-2022).
Deux visions du monde s’affrontent : d’un côté des pays qui défendent l’Etat de droit et les démocraties libérales et de l’autre un monde où la force, l’autorité et la puissance dominent.
Cette guerre a formé ou réformé 3 blocs principaux représentés par le bloc occidental (UE, Etats-Unis) avec l’OTAN, le reste du monde (Russie, Chine, Iran et pays du Moyen-Orient…) et un troisième groupe « Sud global » composé de l’Inde, de l‘Afrique malgré l’opposition de la France et de la Grande-Bretagne. Cette dernière entité regrouperait l’ensemble des pays en voie de développement et émergents en Afrique, en Asie ou en Amérique latine qui refusent de s’engager dans ce conflit. Lors du dernier vote de l’Assemblée générale des Nations unies le 23 février 2023, une large majorité de 141 pays a condamné et demandait le retrait de la Russie en Ukraine. 7 pays ont voté contre et 32 se sont abstenus. Ce vote est le miroir de la nouvelle carte géopolitique du monde. Dans l’espoir d’une paix durable, le récit de l’Ukraine depuis 1991, c’est pour l’instant l’histoire d’un pays « post-soviétique…» avec ses multiples tensions, contradictions, incertitudes, tragédies et douleurs. C’est aussi des citoyens à la recherche d’une nouvelle nation et d’un pays libéré.
Arnaud de Raulin
Professeur émérite des universités
Photo : Sviatoslav_Shevchenko/Shutterstock.com