Dans le contexte actuel, où les dégâts que peuvent infliger très rapidement les réseaux sociaux sont de plus en plus manifestes, Jean-Eric Schoettl revient sur la censure de la loi Avia par le Conseil Constitutionnel, qui la jugeait susceptible de nuire à la liberté d’expression. L’auteur prend ici la défense de la loi, qui était plus équilibrée qu’on n’a voulu le faire croire.
La loi Avia aurait-elle sauvé la vie de Samuel Paty ? Rien n’est moins sûr. Il n’empêche que le monstrueux attentat de Conflans-Sainte-Honorine, dans lequel les réseaux sociaux ont joué le rôle mortifère que l’on sait, conduit à revenir sur la décision du 18 juin 2020 par laquelle le Conseil constitutionnel a censuré la loi Avia.
Sous l’empire des dispositions en vigueur lors du vote de la loi Avia (article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique), la responsabilité civile et pénale d’un serveur n’est dégagée que s’il n’a pas eu connaissance du contenu illicite ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi « promptement » pour le retirer ou en rendre l’accès impossible. Ce qui veut dire que sa responsabilité est engagée si, ayant eu connaissance du caractère illicite d’un contenu, il ne l’a pas promptement retiré ou rendu inaccessible.
Le juge des référés peut d’ores et déjà prescrire au serveur et, à défaut, au fournisseur d’accès toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par un contenu illicite.
L’illicéité ainsi combattue n’a besoin ni d’être manifeste, ni de résider dans un discours de haine à l’encontre de telle ou telle catégorie de la population.
La loi pour la confiance dans l’économie numérique réserve cependant un sort particulier à certains contenus, regardés comme « particulièrement odieux » : ceux qui relèvent de l’apologie des crimes contre l’humanité, de la provocation à la commission d’actes de terrorisme, de l’apologie du terrorisme, de l’incitation à la violence, de la pornographie enfantine, des atteintes à la dignité humaine, enfin de l’injure et de l’incitation à la haine à l’encontre de personnes à raison de leur origine ethnique, de leur religion, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur handicap. Dès à présent, les réseaux sociaux doivent concourir à la lutte contre ces contenus (notamment en mettant en place un dispositif de signalement « visible et facilement accessible »).
Tel est le droit en vigueur. Il assujettit d’ores et déjà les plateformes à une obligation de coopération à la lutte contre les contenus illicites. Il a été appliqué à diverses reprises par le juge, plus particulièrement le juge des référés. Il n’en est résulté aucun préjudice pour la liberté de communication.
En créant un délit autonome de non retrait d’un contenu haineux manifestement illicite, puni d’une amende pouvant aller jusqu’à 250 000 euros, la loi Avia ajoutait-elle au droit en vigueur une surcharge répressive portant atteinte à cette liberté ? Le danger existait certes d’une censure de commodité, qui plus est de caractère privé. On notera toutefois que la plateforme aurait agi dans toutes les hypothèses sous le contrôle du juge, au moins a posteriori. Ainsi, un retrait injustifié aurait pu donner lieu à réparation civile, à la demande de l’auteur du contenu.
La proposition de loi prévoyait en outre divers garde-fous contre les retraits intempestifs : la dénonciation abusive d’un contenu par un internaute était punie d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ; la plateforme devait mettre l’auteur du contenu (si elle le connaissait) en mesure de contester son retrait ; elle devait informer les internautes des risques encourus en cas de notification abusive ; le CSA, dans la mission globale de surveillance qui lui était nouvellement impartie, devait apprécier le comportement de la plateforme en matière de retrait des contenus signalés, qu’il soit insuffisant ou excessif.
Toutefois, par sa décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020, le Conseil constitutionnel a censuré deux séries de dispositions qui se trouvaient au cœur de la loi Avia. Ces dispositions instituaient à la charge de différentes catégories d’opérateurs de services de communication en ligne de nouvelles obligations de retrait de certains contenus diffusés en ligne
Pour l’examen de ces dispositions, le Conseil constitutionnel a d’abord rappelé le cadre constitutionnel :
– Aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ;
– La liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Le législateur peut édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer et, à ce titre, instituer des dispositions destinées à faire cesser des abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. Cependant, les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ;
– Cet examen de proportionnalité s’impose plus encore pour internet. En effet, en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne, ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services et de s’y exprimer.
Ce rappel n’est pas nouveau. Il ne suscite pas de remarques particulières, même si nous sommes un certain nombre à déplorer que le contrôle de la loi soit devenu au cours des années récentes un contrôle de proportionnalité, qui conduit le juge de la loi à substituer son appréciation à celle du législateur sur la base d’une analyse bien souvent tatillonne et subjective des dispositions qui lui sont déférées.
C’est le cas avec la loi Avia, quoi qu’on pense de cette dernière.
Venons-en aux dispositions censurées.
1) Le Conseil constitutionnel censure d’abord les dispositions de la loi Avia relatives à la possibilité, pour l’autorité administrative, de demander aux hébergeurs ou aux éditeurs d’un service de communication en ligne de retirer certains contenus à caractère terroriste ou pédopornographique
Des dispositions permettant à l’administration d’agir directement auprès des opérateurs existaient avant la loi Avia (art 6-1 de la loi de 2004 sur la confiance en l’économie numérique). La décision du 18 juin les laisse intactes, ne creusant pas, ce qui est heureux, de vide législatif.
En vertu de ces dispositions, lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes ou l’apologie de tels actes ou contre la diffusion des images pédopornographiques le justifient, l’autorité administrative peut demander aux hébergeurs ou éditeurs de services en ligne de retirer les contenus. En l’absence de retrait de ces contenus dans un délai de vingt-quatre heures, l’autorité administrative peut notifier aux fournisseurs d’accès la liste des adresses électroniques des services de communication au public en ligne illicites. Ces personnes doivent alors empêcher sans délai l’accès à ces adresses.
Sur ce point (intervention directe de l’administration auprès des opérateurs), la loi Avia avait essentiellement pour objet d’abréger le délai imparti aux opérateurs pour retirer le contenu illicite ou le rendre inaccessible. De l’abréger considérablement, puisque ce délai passait à une heure…
Le Conseil constitutionnel censure le dispositif pour un ensemble de raisons.
En pareil cas, il faut comprendre qu’aucune d’entre elles, prise isolément, ne conduirait nécessairement à la censure.
Outre la brièveté du délai, dont on admettra qu’elle était problématique, ces raisons comprennent des motifs qui, en y regardant de plus près, condamneraient aussi le dispositif actuel :
– La détermination du caractère illicite des contenus en cause ne repose pas sur leur caractère manifeste ;
– Elle est soumise à la seule appréciation de l’administration ;
– L’engagement d’un recours contre la demande de retrait n’est pas suspensif et le délai laissé à l’éditeur ou l’hébergeur pour retirer ou rendre inaccessible le contenu visé ne lui permet pas d’obtenir une décision du juge avant d’être contraint de le retirer ;
– Enfin, l’hébergeur ou l’éditeur qui ne défère pas à cette demande dans ce délai peut être condamné à une peine élevée : un an d’emprisonnement et 250 000 euros d’amende.
2) La deuxième série de dispositions censurées se trouvait dans le nouvel article 6-2 que la loi Avia introduisait dans la loi de 2004 (confiance dans l’économie numérique).
Le nouvel article 6-2 imposait aux opérateurs de plateforme en ligne, au-delà d’une certaine taille, sous peine de sanction pénale, de retirer ou de rendre inaccessibles dans un délai de vingt-quatre heures les contenus manifestement illicites (en raison de leur caractère haineux ou sexuel) qui seraient portés à leur connaissance.
La censure repose, ici encore, sur un ensemble de considérations :
– L’examen de la demande de retrait s’impose à l’opérateur dès lors qu’une personne lui a signalé un contenu illicite en précisant son identité, la localisation de ce contenu et les motifs légaux pour lesquels il est manifestement illicite. Elle n’est pas subordonnée à l’intervention préalable d’un juge ;
– Il appartient à l’opérateur d’examiner tous les contenus qui lui sont signalés, si nombreux soient-ils, afin de ne pas risquer d’être sanctionné pénalement ;
– Si l’obligation de retrait ne porte que sur les contenus manifestement illicites, le législateur a retenu de nombreuses qualifications pénales. Il revient en conséquence à l’opérateur d’examiner les contenus signalés au regard de l’ensemble de ces infractions, alors même que les éléments constitutifs de certaines d’entre elles peuvent présenter une technicité juridique ou, s’agissant notamment de délits de presse, appeler une appréciation au regard du contexte d’énonciation ou de diffusion des contenus en cause ;
– Le législateur a contraint les opérateurs de plateforme en ligne à remplir leur obligation de retrait dans un délai de vingt-quatre heures. Or, compte tenu des difficultés précitées d’appréciation du caractère manifeste de l’illicéité des contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas échéant infondés, un tel délai est particulièrement bref ;
– Aucune cause d’exonération de responsabilité spécifique n’est prévue, tenant par exemple à une multiplicité de signalements dans un même temps ;
– Enfin, le fait de ne pas respecter l’obligation de retirer ou de rendre inaccessibles des contenus manifestement illicites est puni de 250 000 euros d’amende. En outre, la sanction pénale est encourue pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur répétition.
Aucun de ces motifs de censure, pris séparément, n’emporte la conviction :
– L’examen de la demande de retrait n’est pas subordonnée à l’intervention préalable d’un juge ? Mais en quoi la Constitution impose-t-elle, dans une telle hypothèse, l’intervention préalable du juge judiciaire ? Nous ne sommes pas ici dans le champ de la liberté individuelle (habeas corpus) dont la garde est confiée au juge judiciaire par l’art 66 de la Constitution ;
– Il appartient à l’opérateur d’examiner tous les contenus qui lui sont signalés ? Mais comment ne les examinerait-il pas tous sans porter atteinte au principe d’égalité ? Certes, les signalements peuvent être nombreux et délicats à traiter. C’est la raison pour laquelle le législateur a exonéré les petits opérateurs et limité l’obligation d’agir pesant sur les autres opérateurs aux contenus manifestement illicites ;
– Le législateur a retenu de trop nombreuses qualifications pénales ? On peut répondre que le législateur a sélectionné les infractions les plus graves et appelant la réaction la plus urgente. Un tri aurait été arbitraire et contraire, là encore, au principe d’égalité devant la loi.
La proposition de loi Avia ne visait initialement que les discours de haine à raison de l’origine ethnique, de la religion, du sexe ou de l’orientation sexuelle, ce qui lui a été justement reproché.
Du fait des compléments apportés au cours des débats parlementaires, la liste à laquelle on arrive est en effet fournie1. Dans sa décision, le Conseil constitutionnel la cite intégralement pour mieux accabler le législateur. Une plateforme aurait-elle pu dès lors être débordée par un grand nombre de signalements excipant d’illicéités très diverses et parvenus dans le même intervalle de temps ? Oui, mais le juge pénal en aurait tenu compte au titre de la composante morale de l’infraction. Une réserve d’interprétation était possible à cet égard, que le Conseil constitutionnel a écartée dans son désir de censurer le dispositif ;
– Le législateur contraint les opérateurs à remplir leur obligation de retrait dans un délai trop bref ? Mais comment aller au-delà d’un délai de 24 h sans méconnaître la nécessité de faire rapidement obstacle à la diffusion de contenus aux effets toxiques ? Une atroce actualité ne nous conduit-elle pas à constater que le mal est fait au bout d’une heure ? Au demeurant, le délai de 24 heures est celui imparti à l’opérateur en vertu de l’actuel art. 6-1 de la loi de 2004 ;
– Aucune cause d’exonération de responsabilité spécifique n’est prévue ? Mais, comme il vient d’être dit, le juge pénal aurait évidemment tenu compte du fait qu’un grand nombre de signalements sont parvenus dans le même intervalle de temps à l’opérateur.
De plus, la loi Avia prévoyait de pénaliser les plaintes abusives.
– La sanction pénale serait disproportionnée, car encourue pour chaque défaut de retrait ? Mais c’est un plafond. Le juge pénal aurait évidemment fixé le montant la peine compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, du comportement passé de l’opérateur et du caractère répétitif ou non des faits en cause.
Comme chacun de ces motifs est fragile, le Conseil constitutionnel, les ramassant dans une conclusion, ajoute un argument qu’il estime déterminant : compte tenu des difficultés d’appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l’absence de cause spécifique d’exonération de responsabilité, les opérateurs de plateforme en ligne seront incités par la loi Avia à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou non manifestement illicites. Ces dispositions de la loi Avia portent donc une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui n’est pas nécessaire, adaptée et proportionnée.
C’est là se livrer à un exercice de psychologie prédictive hasardeux et qui, en tout état de cause, n’est pas du ressort du juge de la loi.
Qui plus est, pareille conclusion condamne le principe même du dispositif de la loi Avia dont la nouveauté était de permettre à un particulier de saisir un opérateur d’une demande urgente de retrait d’un contenu manifestement illicite, sous la menace non plus seulement, comme aujourd’hui (loi du 21 juin 2004), d’une procédure en référé civil, mais encore d’une action pénale.
Tout d’abord, en effet, l’accumulation des motifs de censure laisse le législateur désemparé pour bâtir un autre dispositif, alors qu’il y a un intérêt supérieur à combattre les messages de haine. En outre, la condamnation du délai de 24h porte en elle la condamnation de tout dispositif d’obligation de retrait, car, comme il a été dit, le mal est fait dans les premières heures. Enfin, même en amendant la loi Avia pour y introduire une clause d’exonération, le dispositif censuré tomberait sous le coup du raisonnement très psychologisant du Conseil constitutionnel qui anticipe un comportement de précaution liberticide de la part des opérateurs.
Un autre aspect de la décision suscite la gêne : le silence du Conseil sur les précautions dont s’était entouré le législateur pour prévenir les signalements abusifs. Qui veut noyer son chien…
Compte tenu des dispositions antérieures, la loi Avia ne méritait pas un excès d’honneur. Elle ne méritait pas non plus l’indignité que lui a fait subir le Conseil constitutionnel.
Jean-Eric Schoettl
- Il s’agit des infractions d’apologie à la commission de certains crimes ; de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ou de provocation à la discrimination à l’égard de ces dernières personnes ; de contestation d’un crime contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ; de négation, de minoration ou de banalisation de façon outrancière de l’existence d’un crime de génocide, d’un autre crime contre l’humanité que ceux précités, d’un crime de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou d’un crime de guerre lorsque ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ; d’injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ou de leur handicap ; de harcèlement sexuel ; de transmission d’une image ou d’une représentation d’un mineur lorsque cette image ou cette représentation présente un caractère pornographique ; de provocation directe à des actes de terrorisme ou d’apologie de ces actes ; de diffusion d’un message à caractère pornographique susceptible d’être vu ou perçu par un mineur. ↩