En jugeant le 17 décembre 2021 – comme la CJUE le 15 juillet précédent – que la directive européenne de 2003 relative au temps de travail est, sauf exception, applicable aux militaires, le Conseil d’Etat sacrifie l’unité du statut militaire à une logique de conciliation « à tout prix » avec le droit de l’Union.
La directive européenne du 4 novembre 2003 sur l’aménagement du temps de travail s’applique-t-elle aux militaires ? Eu égard aux formidables enjeux dont est porteuse l’organisation de nos forces armées, une telle question ne saurait tolérer une réponse tarabiscotée. Et cette réponse tranchée ne peut être que négative, conformément au traité sur l’Union européenne (TUE) lui-même, dont l’article 4 dispose (en son paragraphe 2) que « L’Union respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauve garder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ».
La directive de 2003 (dont la France est malencontreusement à l’origine) n’est hélas pas aussi explicite, car elle a été, comme tant d’autres actes de droit européen dérivé, négociée défectueusement et sans étude d’impact sérieuse. Le renvoi qu’elle fait à une directive de 1989 (qui ne concerne pas la durée du travail) est particulièrement fâcheux par l’a contrario qu’il suggère. Le 3 de l’article 1er de la directive du 4 novembre 2021 précise en effet qu’elle « s’applique à tous les secteurs d’activités, privés ou publics, au sens de l’article 2 de la directive 89/391/CEE… ». De son côté, la directive 89/391/CEE du 12 juin 1989 « concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail » indique en son article 2 qu’elle s’applique « à tous les secteurs d’activité, privés ou publics (activités industrielles, agricoles, commerciales, administratives, de service, éducatives, culturelles, de loisirs, etc.) », sauf lorsque s’y opposent de manière contraignante « des particularités inhérentes à certaines activités spécifiques dans la fonction publique, par exemple dans les forces armées ou la police, ou à certaines activités spécifiques dans les services de protection civile ».
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en a conclu que la directive s’appliquait à celles des activités militaires qui ne présentaient pas de « particularités » de nature à les excepter de la directive… Elle n’a pas écarté cette applicabilité, fût-elle partielle, aux militaires, alors même qu’une directive ne peut prévaloir sur le traité, surtout lorsqu’il s’agit du respect des fonctions essentielles de l’Etat, imposé par l’article 4 du TUE.
Saisie par un garde-frontière slovène à propos d’un décompte d’heures supplémentaires, la CJUE a choisi de faire dans la dentelle. Le 15 juillet 2021, rejetant les conclusions de la France, de l’Espagne et de la Slovénie (selon lesquelles, en vertu des traités européens, le statut des militaires échappe intégralement au champ de la directive), la CJUE juge que la directive de 2003 est applicable, sauf exception, aux militaires. Quelles exceptions ? Celles liées aux opérations du champ de bataille, aux entraînements opérationnels, aux missions des unités spéciales ou à des « contraintes insurmontables ». Inversement, seraient soumis aux dispositions de la directive les services liés à « l’administration, l’entretien, la réparation, la santé », ou au « maintien de l’ordre » et à « la poursuite des infractions ». Les services de soutien aux armées et la gendarmerie sont donc impactés.
La frontière imaginée par la CJUE entre activités militaires relevant de la directive et activités n’en relevant pas est hautement problématique à tracer au sein d’une armée aussi professionnalisée que l’armée française. Qu’en est-il des médecins militaires et des fonctions logistiques ? Qu’en est-il des services qui, bien que situés à Paris, concourent en temps réel aux opérations ? Comme le souligne le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat : « un sous-marin nucléaire, cela ne fonctionne pas tout seul à des milliers de kilomètres des côtes, il faut de la maintenance, des hommes à terre. Et en ce qui concerne les gendarmes, imagine-t-on arrêter un contrôle à 18h05 parce qu’il faut attendre la relève de nuit ? ».
Le découplage artificiel entre fonctions militaires « ordinaires » et missions opérationnelles affaiblirait, en désynchronisant les secondes des premières, nos capacités de défense et de maintien de l’ordre, au détriment de la préservation de la souveraineté et de l’intégrité de l’Etat.
Qui plus est, la banalisation du statut militaire méconnaîtrait la singularité de l’engagement dans les armes et nierait l’unité de la condition militaire, qui doit être comprise en termes de disponibilité et de sacrifice, et compte tenu de compensations propres en matière de congés et de retraite.
Enfin, les règles régissant le droit commun de la durée du travail sont incompatibles avec la culture militaire : le décompte précis des temps d’activité et de récupération fait injure à l’esprit de dévouement qui est le propre du soldat ; et comment, même dans un bureau parisien, demander au supérieur hiérarchique de recueillir l’accord de son subordonné pour lui faire effectuer des heures supplémentaires ? C’est trop contraire au modèle relationnel depuis toujours en vigueur dans les armées, fondé sur le commandement et l’obéissance. Assimiler le militaire à un salarié ordinaire c’est prendre à rebrousse-poil une réalité ainsi définie par l’article L. 4111-1 du code de la défense : « L’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité ».
C’est d’ailleurs en pensant aux répercussions qu’aurait l’application aux militaires de la directive de 2003 que le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire a rendu le 9 avril 2021 un avis rappelant « que le temps que consacrent les militaires à leur mission fait partie intégrante de la condition militaire » et que la disponibilité « en tout temps et en tout lieu » des forces armées est un élément structurant de l’organisation et du fonctionnement d’une armée d’emploi telle celle dont s’est dotée la France pour assurer la défense de la patrie et les intérêts supérieurs de la Nation.
Ces exigences n’ont guère pesé à Luxembourg. Par une de ces décisions filandreuses dont les cours supranationales européennes ont le secret, la CJUE concède qu’il appartient aux seuls États membres « d’arrêter les mesures propres à assurer leur sécurité intérieure et extérieure, y compris les décisions relatives à l’organisation de leurs forces armées », mais n’en estime pas moins qu’une mesure nationale prise afin de protéger la sécurité du pays relève du droit de l’Union.
Le fil rouge de l’arrêt est que les militaires, à quelques particularités près, sont des travailleurs comme les autres. Nous sommes loin de l’Europe puissance rêvée par Emmanuel Macron.
Née des réclamations d’un garde-frontière slovène, la revendication tendant à ce que les militaires bénéficient de la directive de 2003 aurait pu ne pas toucher la France tant elle est étrangère à la conception que nos militaires se font de leur engagement. Mais tout corps comprend ses personnalités atypiques. Un sous-officier de gendarmerie français, M. B., a demandé à sa hiérarchie de plafonner la durée hebdomadaire de travail au maximum fixé par la directive de 2003. Mécontent de la réponse qui lui été apportée par le directeur de la gendarmerie nationale (pour lequel, à supposer la directive applicable, la gendarmerie satisfait déjà à celles de ses dispositions qu’invoque l’intéressé), M. B. l’a déférée au Conseil d’Etat.
Dans leurs observations en défense, les ministres de la Défense et de l’Intérieur demandaient au Conseil d’Etat de déclarer la directive de 2003 inapplicable aux membres des forces armées.
Deux argumentations étaient a priori possibles pour étayer cette demande.
La première consistait à inviter le Conseil d’Etat à juger que, en étendant l’applicabilité d’un acte européen de droit dérivé (la directive de 2003) au-delà du domaine de compétence de l’Union (tel que délimité notamment par l’article 4 du TUE), la CJUE a méconnu la règle selon laquelle l’Union n’a pas « la compétence de ses compétences », celle-ci restant l’apanage des peuples souverains. C’est la position du Tribunal constitutionnel allemand, réaffirmée par sa décision du 5 mai 2020, désaveu cinglant tant de l’action conduite par la Banque centrale européenne dans le cadre du quantitative easing (action que l’on peut juger opportune, mais c’est un autre débat) que de sa validation par la CJUE. Le tribunal de Karlsruhe condamne l’une comme l’autre, en soulignant que les traités doivent être interprétés selon la volonté des peuples qui les ont ratifiés et qui en restent les maîtres. Si, par sa jurisprudence, la CJUE cautionne un franchissement du périmètre de compétences que les peuples ont consenti à l’Union en adhérant aux traités européens, qui d’autre que les Etats membres (et particulièrement leurs cours suprêmes) pourra siffler la sortie de terrain ?
Mais cette première argumentation était vouée à l’échec en raison de la position de principe adoptée par le Conseil d’Etat dans l’affaire de la conservation et de l’utilisation des données des communications électroniques à des fins pénales ou de renseignement (French Data Network du 21 avril 2021). Le Conseil d’Etat y brûle ses vaisseaux en s’interdisant par avance d’opposer à la CJUE un veto analogue à celui émis par la Cour de Karlsruhe en matière monétaire. « Contrairement à ce que soutient le Premier ministre », juge-t-il, « il n’appartient pas au juge administratif de s’assurer du respect, par le droit dérivé de l’Union européenne ou par la Cour de justice elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres. Il ne saurait exercer un contrôle sur la conformité au droit de l’Union des décisions de la Cour de justice et, notamment, priver de telles décisions de la force obligatoire dont elles sont revêtues, au motif que celle-ci aurait excédé sa compétence en conférant à un principe ou à un acte du droit de l’Union une portée excédant le champ d’application prévu par les traités ».
Une seconde argumentation aurait cependant pu suffire au Conseil d’Etat pour écarter l’applicabilité aux militaires de la directive de 2003.
Le Conseil constitutionnel a estimé que le droit européen dérivé ne peut recevoir application s’il est contraire à une règle ou à un principe « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (27 juillet 2006, n° 2006-540 DC). Cette jurisprudence a été réaffirmée par la décision du 15 octobre 2021 du Conseil constitutionnel (Sté Air France) qui, à propos de l’obligation faite par le droit européen aux transporteurs aériens de réacheminer les étrangers dont l’entrée dans un pays membre est refusée, identifie pour la première fois un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (en l’espèce, le monopole public de la force légale) et comme tel opposable au droit européen.
S’agissant du temps de travail des militaires, un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (c’est-à-dire un principe constitutionnel sans équivalent en droit de l’Union) s’oppose à l’applicabilité de la directive de 2003 : c’est celui de la « nécessaire libre disposition de la force armée ». Le Conseil constitutionnel l’a consacré de la façon suivante dans ses décisions n° 2014-432 QPC du 28 novembre 2014 et n° 2014-450 QPC du 27 février 2015 : « Aux termes des articles 5 et 15 de la Constitution, le Président de la République est le chef des armées, il assure par son arbitrage, la continuité de l’État et il est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités ; aux termes des articles 20 et 21 de la Constitution, le Gouvernement dispose de la force armée et le Premier ministre est responsable de la défense nationale ; en application de ces dispositions, sans préjudice de celles de l’article 35 de la Constitution, le Gouvernement décide, sous l’autorité du Président de la République, de l’emploi de la force armée ; le principe de nécessaire libre disposition de la force armée qui en résulte implique que l’exercice par les militaires de certains droits et libertés reconnus aux citoyens soit interdit ou restreint »
Pourtant, par sa décision d’assemblée du 17 décembre 2021, le Conseil d’Etat a considéré que la directive de 2003 est, sauf exception, applicable aux militaires. Il a retenu les mêmes exceptions que la CJUE et estimé que, moyennant ces exceptions, le principe de nécessaire libre disposition de la force armée était sauf. Si le recours de M. B. a été rejeté, c’est parce que, en l’espèce, les règles nationales en vigueur sur le temps de travail des gendarmes (compte tenu notamment de la nature particulière des astreintes à domicile pratiquées dans la gendarmerie et des conditions de logement des gendarmes) satisfont d’ores et déjà aux objectifs de la directive invoquées par le requérant. Mais la solution d’espèce importe évidemment beaucoup moins que la portée générale de l’arrêt : la directive de 2003 est, sauf exception, applicable aux militaires, ce qui ouvre la voie à maintes contestations.
La solution adoptée par le Conseil d’Etat le 17 décembre 2021 s’inscrit dans une logique de conciliation « à tout prix » avec la Cour de justice.
Deux points de l’arrêt d’assemblée du 17 décembre 2021 (9 et 17) méritent d’être cités pour mesurer à la fois les efforts théoriques déployés par le Conseil d’Etat pour opérer cette conciliation et la complexité des solutions qui en résulteront en pratique.
Selon le point 9, « dans le cas où l’application d’une directive ou d’un règlement européen, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, aurait pour effet de priver de garanties effectives une exigence constitutionnelle qui ne bénéficierait pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente, le juge administratif, saisi d’un moyen en ce sens, doit l’écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige »
S’agissant de moduler l’application aux militaires de la directive de 2003, le point 17 énonce le « mode d’emploi » suivant : «il incombe d’abord au juge administratif, saisi de conclusions dirigées contre le rejet d’une demande tendant à la transposition d’une directive susceptible de limiter la disponibilité des forces armées, de vérifier si les militaires concernés ne sont pas exclus du champ de cette directive en raison de leurs activités. S’ils en sont exclus, il rejette les conclusions dont il est saisi. Dans l’hypothèse inverse, il lui revient de vérifier si le droit national est compatible avec les objectifs de la directive. A supposer, enfin, qu’il constate l’incompatibilité du droit national avec ces objectifs et qu’il soit saisi d’un moyen en défense en ce sens, il lui appartient de s’assurer que l’application du droit de l’Union ne conduirait pas à ce que les limites fixées à la disponibilité des forces armées privent de garanties effectives l’exigence constitutionnelle de nécessaire libre disposition de la force armée, aux fins d’assurer la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, et, le cas échéant, d’écarter le moyen tiré de la méconnaissance du droit de l’Union dont le requérant l’a saisi ».
L’assemblée du contentieux du Conseil d’Etat a certes cherché à tirer, dans le sens du réalisme et des intérêts nationaux, le meilleur parti possible des exceptions à l’applicabilité de la directive listées par l’arrêt de la CJUE du 15 juillet 2021, soulignant en particulier que sont exclues les « activités qui sont exécutées dans le cadre d’événements exceptionnels », les « activités présentant un lien d’interdépendance avec des opérations militaires et pour lesquelles l’application de la directive se ferait au détriment de ces opérations », ainsi que « les activités qui ne se prêtent pas à un système de rotation des effectifs eu égard aux hautes qualifications des militaires en question ou à leurs tâches extrêmement sensibles ». Les implications de la solution retenue n’en sont pas moins regrettables.
En ébréchant la nature militaire de la gendarmerie nationale, elle déséquilibre notre système de défense et de sécurité nationales. Quand les gendarmes seront–ils exclus de l’application de la directive ? Le seront-ils par exemple en cas de crise sur le territoire national, comme en Guadeloupe fin 2021 (dès lors que la gendarmerie nationale doit être en mesure d’intervenir immédiatement pour éviter à nos armées d’être détournées de leurs missions) ?
Et comment régler les diverses questions relatives à l’application aux militaires du droit commun du temps de travail et à ses complications (par exemple le consentement aux heures supplémentaires ou la limitation du travail de nuit…) ? C’est article par article qu’il faudra délimiter l’applicabilité et l’impact de la directive. Se creuserait ainsi un abîme d’incertitudes.
Cruel paradoxe : cette remise en cause de l’unité de la condition militaire se produit alors même que nos militaires, loin de souhaiter « bénéficier » de la directive de 2003, clament leur attachement à un statut qui est à la mesure de leur engagement singulier ; alors même que des élus et personnalités de tous bords (par exemple Jean-Louis Borloo et Edouard Philippe) ont exprimé leur vive préoccupation à la suite de l’arrêt rendu l’été dernier par la CJUE.
Les hommes et les femmes qui, dans un contexte planétaire et un climat intérieur tourmentés, assurent au péril de leurs vies la sécurité de la Nation seront-ils payés en retour par l’insécurité juridique ?
Heureusement, il existe une sortie par le haut. Le gouvernement est hostile à l’applicabilité aux militaires de la directive de 2003. Le Chef de l’Etat a fait connaître son agacement à l’égard l’arrêt de la CJUE («Je crois à la voie européenne quand je la comprends»). Pour être conséquent, le pouvoir exécutif devrait donc provoquer, au plan européen, une révision de la directive, afin d’exclure explicitement les militaires – et, tant qu’à faire, toutes les forces de l’ordre – de son champ d’application. La procédure de révision peut durer des années. En attendant, la France doit laisser la directive inappliquée dans ses forces armées en considérant (selon les cas) soit que les activités de nos militaires relèvent des exceptions énoncées par la CJUE et le Conseil d’Etat, soit que les règles les régissant satisfont déjà aux objectifs de la directive.
Lorsque ses intérêts supérieurs sont en cause, la Nation ne doit pas se laisser intimider par les prétoires.
Jean-Eric Schoettl