Pour Jean-Yves Archer, économiste, membre de la Société d’Economie Politique, l’absence d’étude d’impact prévisionnel prive le débat public d’un important outil en matière de réforme des retraites. De même, il paraît illusoire d’afficher avec certitudes un chiffrage visant le coût de la grève. Explications.
Compte-tenu de l’ampleur de ce mouvement social, qui parcourt un moment valablement qualifié d’historique, il faut pourtant tenter d’engager une réflexion sur son coût.
Le président de la SNCF a osé une première approche en parlant d’un » manque à gagner » de plus de 650 millions d’euros ce qui va atteindre, avec violence, le niveau des fonds propres de la désormais société anonyme à capitaux publics. A peine délestée d’une large fraction de sa dette de près de 45 milliards, voilà notre entreprise ferroviaire en passe de connaître des difficultés consistantes pour se refinancer, y compris par le chemin de la dette obligataire.
Au niveau de la rigueur comptable, la notion de manque à gagner n’existe dans aucune rubrique. Autrement dit, avec tact et pertinence, le président Farandou a réalisé la coagulation des incinérateurs de profit. Il a compacté l’évaporation du chiffre d’affaires avec le coût des dédits (remboursements aux voyageurs) et avec celui des pénalités que Fret SNCF va devoir supporter de la part de chargeurs légitimement mécontents de voir leurs livraisons non honorées dans des délais usuels et contractuels.
A ce coût tangible, il y a évidemment lieu d’ajouter la dégradation de l’image de l’entreprise, et dans une certaine mesure, de ses personnels.
De manière plus surprenante, la RATP n’a pas honoré un rendez-vous de communication corporate et s’est exonérée de confirmer le chiffrage de près de 120 millions de pertes.
Pour les entreprises publiques, et en simplifiant le dossier, on peut dire que si le grève atteint 50 jours de durée, alors l’ardoise sera de près d’un milliard d’euros.
A l’exclusion du coût additionnel des dégradations des éléments de mobilier urbain. Il ne fait pas bon être un abribus à Nantes et ceci, pour l’ensemble du territoire, se chiffre en centaines de millions.
Gardons-nous toutefois d’omettre de considérer que la grève revêt un important volet territorial et que c’est le Grand Paris qui trinque en première ligne.
Un consensus assez affirmé vise une évaluation d’un milliard quant au niveau de pertes du secteur privé francilien.
Faut-il en déduire que le score de deux milliards représente le coût de la grève ? Il faut raisonner avec plus de prudence car il convient de se méfier des agrégats économiques qui sont, hic et nunc, des faux-amis. Prenons l’exemple de toute cette essence consommée dans les encombrements quotidiens. Elle va peser sur le budget des ménages et donc sur leur future propension à consommer. Pourtant, elle va être incluse dans le montant du PIB en tant que dépense sonnante et trébuchante. On voit là l’impasse analytique et le biais cognitif.
A l’opposé, la grève n’a pas qu’un coût, elle porte en elle des opportunités d’expansion économique.
BlaBlaCar ne souffre pas du mouvement social tout comme les VTC Uber ou les taxis G7, voire les gardes d’enfants de proximité.
Conformément à une jurisprudence célèbre du Conseil d’État, il y a matière à dresser un » bilan coûts/avantages » et il faut intellectuellement repousser les explications hâtives.
Ainsi, nul n’a omis de constater les pointes de pollution dont les Franciliens ont été les victimes : voilà un coût indirect autant qu’indigeste du mouvement social. Au long cours une évaluation de type plurielle, donc multicritères sera requise.
Une conviction s’impose, il faudra du temps et de l’énergie pour approximer de manière crédible le coût de la grève.
D’un côté un manque à gagner de plus de deux milliards a minima et de l’autre des bouffées opportunistes de pointes ponctuelles de chiffre d’affaires.
En prenant un peu de recul, des personnalités telles que le Gouverneur de la Banque de France – François Villeroy de Galhau – ou l’éditorialiste des Échos Jean-Marc Vittori ont établi un constat. Un mouvement social a des conséquences microéconomiques mais selon leur approche, l’impact macroéconomique est assez négligeable comme si » un différé de croissance » se faisait jour. On ne peut que le souhaiter tout en ayant un doute prudentiel en tête.
A cet effet, je souhaite rappeler la pertinence que j’attache aux propos de Claude Bébéar, le fondateur d’AXA.
Invité du regretté François-Henri de Virieu, sur France 2, à » L’Heure de Vérité » du 13 Juin 1993, il avait indiqué avec force que » L’État écoute trop les macro-économistes et pas assez les micro-économistes « .
Au XXIème siècle, rien n’a changé et on peut redouter qu’un brouillard collectif ne vienne derechef, dans quelques mois, troubler la netteté de la photographie des sinistres microéconomiques.
Pour l’hôtelier de la rue de Valenciennes ou pour le vendeur de vêtements de la rue de la Pépinière, le trou de trésorerie sera une réalité. Tout autant que la pression fiscale additionnelle qui accompagnera nécessairement la restauration des comptes de nos entreprises publiques. Cyniquement, ces dernières ont un parachute national qui les dispense de redouter les affres de la cessation des paiements.
Jean-Yves Archer
Economiste
Membre de la Société d’Economie Politique
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