Un siècle après la création du Grand Liban (1920), les questions les plus fondamentales se posent sur le plan de la nature et de la vocation de ce pays. Des événements dramatiques ébranlent son essence même et le sens de son existence.
Autrefois, ce furent les grands affrontements miliaires, politiques et idéologiques de l’Orient : nationalisme syrien, arabisme ou nassérisme, conflit arabo-israélien, guerre froide ou présence palestinienne armée sur son sol. Hier, c’étaient les occupations palestinienne, syrienne et israélienne, et la fin de la guerre (1975-1990) que les chrétiens épuisés et divisés avaient perdue. Une période dite de « frustration chrétienne », témoin d’une mainmise syrienne concomitante d’une hégémonie sunnite (incarnée par Rafik Hariri) aux notes saoudiennes, s’ensuivit ; elle dura jusqu’en 2005 – d’aucuns diraient jusqu’à nos jours. Quant à notre présent, il est témoin de l’effondrement de l’État libanais dans le cadre d’une conjoncture morose : gabegie, faillite économique, hégémonie chiite d’obédience iranienne à travers le Hezbollah, « révolution du 17 octobre », émigration accélérée, présence d’un nombre vertigineux de réfugiés syriens, explosion criminelle du port de Beyrouth le 4 août 2020, corruption structurelle et impunité d’une classe politique incompétente qui donne la triste impression d’être sempiternelle. Ce qui fit la gloire du Liban au tournant des XIXe et XXe siècles, c’est-à-dire son système éducationnel (particulièrement l’enseignement catholique) et les débats d’idées, facilités par le développement des maisons d’édition et des imprimeries, est très largement compromis.
Penser le sens du Liban aujourd’hui ne relève ni du luxe ni de la curiosité intellectuelle.
C’est un impératif car il se trouve à un carrefour, suggérant plusieurs chemins : un étroit, porteur d’une vocation ancienne largement mise à mal qui doit impérativement se renouveler ; un médian, qui maintient le Liban dans son statut d’État tampon et le consacre comme pays failli ; et un large qui le détruit et le déforme en l’inscrivant dans un conflit régional très complexe qui le dépasse et l’exploite. Il ne s’agit pas d’un simple débat d’idées, mais du destin d’un peuple et de son identité, d’où l’urgence d’une réflexion devant fournir des éléments de structure pour un avenir qu’on doit rendre possible.
Pour enrichir la réflexion, cet article prête oreille à ce que dit le père Michel Hayek (1928-2005) à ce propos. Théologien maronite ayant fait carrière en France, prophète de son temps, rejeté de son vivant par les siens qui l’érigèrent après sa mort en héros – sans forcément le lire –, il écrivit de très belles pages sur le Liban, exprimant à travers sa plume passionnée une liberté que les chrétiens, notamment les maronites, ont désirée depuis plusieurs siècles, une diversité nécessaire ainsi qu’un amour christique et un humanisme éclairé, sans lesquels le Liban n’a aucun sens.
Le Liban, beaucoup plus qu’étendue géographique ou réalité politique
Il est peut-être légitime de penser le Liban à partir de ses reliefs montagneux et de son littoral, et de le concevoir à partir de la vie politique qui le régit et des idéologies qui le traversent. Cependant, c’est autrement que Michel Hayek l’envisage. Il y voit un message spirituel et humain aux Orientaux et aux Occidentaux à qui il s’adresse ainsi : « Qu’allez-vous faire, les uns et les autres, Européens et Arabes, de ce projet, de ce pays, de vous-mêmes, de votre avenir ? Faites quelque chose à la mesure de l’enjeu. Si un tel pays n’existait pas, il faudrait l’inventer, pour vous-mêmes déjà. Mais il existe ! Son existence, la vôtre en cette fin du XXe siècle, sera coexistence ou ne sera pas. » Ces paroles, dont il faut retenir la problématique sous-jacente du vivre ensemble, sont davantage mises à l’épreuve de nos jours, d’autant plus que le contexte actuel introduit des éléments nouveaux : certains sont évoqués dans l’introduction, et d’autres sont propres aux tendances occidentales multiculturalistes qui font actuellement face à un désenchantement brutal.
Hayek considère que la composante chrétienne du Liban, essentielle à sa structure, en fait un pays unique dans la région, un message à transmettre à un entourage socialement, politiquement et culturellement monolithique.
En partant de son point de vue de chrétien libanais, Hayek affirme ceci : « Nous sommes là pour rester parce que nous avons quelque chose à dire, et nous avons de quoi réaliser le message du Christ. Nous avons les services du Christ, et nous avons des dons et des surprises à présenter, un rayon de feu par lequel nous montons vers l’Orient deux fois millénaire. » Ce message du Christ n’est pas un prosélytisme ou une nouvelle croisade, mais la responsabilité de rendre « un témoignage pour l’Orient, un témoignage de la diversité, un témoignage continu de la liberté, un témoignage pour la rencontre spirituelle et une volonté de renouveau et de créativité. Nous n’avons de privilèges qu’à travers nos justificatifs pour embellir la terre, la pensée et l’esprit ».
Le Liban est ainsi l’étendue où se déploient des principes chrétiens et humanistes qui se résument par la liberté, la diversité, le pluralisme et l’épanouissement humain. Ils sont, pour Hayek, « une cause de victoire sur soi et pas sur l’autre, la cause d’un approfondissement humain et non d’une expansion géographique. C’est sur cela que le pacte a été fondé chez nous, et que le Liban fut par le simple fait de son existence, au milieu des défaites successives des Arabes, un échantillon de victoire qui rend inquiet tout fanatique et tout raciste ». Dans un milieu en quête de causes, de nationalismes, d’appartenances et de victoires politiques, Michel Hayek cherche l’être humain sans qui toutes les causes et toutes les quêtes sont vaines et insensées : « Ne suffit-il pas à l’être humain d’être humain tout simplement, et n’est-ce pas en cela que réside son plus beau nom et sa plus belle description ? La libanité, l’arabité, la persanité, et l’occidentalité n’ont aucune valeur si elles ne sont pas humanité. L’être humain est le sens premier et dernier. Et la patrie n’a pas de sens si elle n’est pas un contexte pour l’épanouissement de l’homme. » Quant à la résolution des problèmes du Liban, elle ne se fera pas par une solution politique ou par une appartenance idéologique quelconque ; ne sauveront le Liban que la miséricorde et l’amour : « Nous essayons en vain de chercher une solution dans cette patrie et dans d’autres, par la politique, par l’argent, par les armes, par les pourparlers, par les pactes ; toutes ces solutions sont courtes, insuffisantes et incertaines. Si la charité n’est pas notre solution, vaine est notre recherche. »
Rôle chrétien et maronité
L’importance du modèle et du message du Liban découle du rôle qu’y jouent les chrétiens, et plus précisément les maronites ou la maronité qui occupe une place importante dans la réflexion de Hayek. Si le Liban est ce qu’il est, c’est grâce aux maronites et à ce qu’ils y ont véhiculé comme valeurs, comme spiritualité et comme vision de l’homme et du monde. Depuis l’établissement du patriarcat au Liban à la fin du premier millénaire, il s’est accompli un « acte de mariage irrévocable entre le maronite et la terre libanaise ». Fin connaisseur de l’histoire maronite, Hayek n’a pas manqué de souligner son étendue universelle indissociable de sa dimension particulière, le Liban qui joue pour elle un rôle unificateur fondamental. Développons.
Hayek assigne à la maronité un sens très large, une vocation originale au sein du Liban et de l’Orient, ainsi qu’une grande responsabilité de témoignage : « La maronité est patrie, terre et liberté ». Il « préfère le terme « maronité » au terme « Église maronite », pour que la discussion ne se réduise pas à un aspect de la pensée et de la vie, alors qu’ils sont aussi nombreux que divers ». La maronité ne se résume pas par une Église, ni ne se limite par une terre ou une patrie. Son expérience historique ainsi que son déploiement géographique en font une réalité à aspect universel. Au centre de cette vocation se trouve la foi même des maronites, qui leur fait vivre dans leur chair la passion du Christ, principe de renaissance de la figure d’un homme nouveau, sur une terre nouvelle. Les maronites sont en effet porteurs d’une vocation humaniste majeure : « Dans leur destin particulier se réalise ou se détruit le destin de l’homme oriental, parce que l’homme oriental sera libre ou ne sera pas. Cette liberté qui est une cause, a pris chair chez les maronites, lesquels ont porté son flambeau depuis plus de mille ans, au moment où les autres peuples et les autres catégories autour d’eux fléchissaient leur cou. » Sans vouloir discriminer les autres christianismes orientaux ni leur manquer d’estime, Hayek voit chez les maronites un destin singulier qui se distingue de tous les autres : « En tant que maronite, je sais que mes ancêtres n’ont pas emmené quelque chose d’important dans cet Orient… ils sont venus en n’ayant que la demande de la liberté et l’idée d’une patrie ».
Hayek est conscient des nombreux échecs essuyés par la maronité au cours de l’histoire. Il n’en fait pas litière. Cependant, il met en exergue le fait qu’elle « a porté culturellement le plus grand témoignage d’une ouverture sur l’universalité dans l’Orient. Les preuves de cette universalité sont nombreuses chez nous, comme par exemple le grand nombre d’expressions linguistiques, la variété de son appétit culturel, la diversité de ses mélanges humains, et la fréquence de ses tentatives de la rencontre de l’autre ». Malgré « leur tendance au particularisme […] [les maronites ont] insufflé dans l’Orient moderne les idées encyclopédistes de l’Occident, […] [et] furent les promoteurs du pluralisme culturel et politique, inconnu de l’Orient traditionnel. Dès les origines, à Antioche, ils accueillirent l’hellénisme ; sous les Croisades, ils s’ouvrirent à l’Occident ; […] et [ils furent les] premiers et les meilleurs artisans de la Renaissance arabe des temps modernes ».
Cependant, cette dimension universelle se conjugue avec « la terre du Liban [qui] reste depuis mille ans le centre autour duquel tourne le destin de la maronité ». Si son message dépasse la terre du Liban, il lui reste central. Nul compréhension adéquate de la maronité n’est possible sans tenir compte du Liban, miroir intérieur qui la reflète. En parlant de cette imbrication, Hayek considère le Liban comme une terre sèche et aride sans le maronite, à l’instar de beaucoup d’autres terres orientales. Par ailleurs, sans cette terre, le maronite n’eût jamais trouvé sa vocation, car effectivement, ses caractéristiques sont à la source de l’attachement du maronite qui s’y identifie : universelle, elle est le passage de trois continents : « L’Afrique avec son feu, l’Asie avec ses mystères et l’Europe avec ses achèvements ». Les maronites ont fait leur la dimension universelle de cette terre, jusqu’à effectuer des alliances avec « n’importe quelle communauté, chrétienne ou non-chrétienne, à condition qu’elle soit prête à accepter le pluralisme ». Malgré moult échecs politiques, la maronité a incarné durant son histoire un pluralisme culturel qui s’est manifesté par des érudits dans différents domaines et par une grande diversité d’expressions linguistiques : syriaque, grecque, latine, italienne, arabe, etc. Cette connaissance des langues relève pour Hayek de l’esprit de la Pentecôte, et elle est aussi « une caractéristique de cette terre libanaise, placée par son créateur au carrefour des civilisations et des continents. […] De ce point de vue, le terme « maronite » et le terme « libanais » sont des synonymes ». Enfin, Hayek souligne des ressemblances géographiques entre les maronites et le Liban, unique en Orient par sa diversité dit-il, par sa terre non désertique, et par le fait qu’il ne soit pas orienté vers La Mecque ou vers Constantinople.
Malgré ces réflexions de haut envol sur la maronité, lesquels relèvent du devoir plutôt que de la prééminence, Hayek ne réduit pas le Liban à sa seule composante chrétienne, et ne limite pas le christianisme libanais à sa seule frange maronite. Le fait que celle-ci ait joué le plus grand rôle pour la création de la patrie libanaise n’éclipse pas celui des autres christianismes libanais. L’attachement au Liban et son destin ne sont pas propres aux maronites, ils s’étendent à tous les chrétiens du Liban, voire aux chrétiens d’Orient, « eux pour qui le Liban est devenu, qu’ils l’admettent ou non, le saint des saints, là où les oriente leur aspiration à une terre et à une liberté qui ne sont pas abrogées. [Toutefois,] le destin que subiront les maronites se mêle à celui que subiront les chrétiens d’Orient. Que tout le monde sache que la fin des maronites est le début de la fin du christianisme oriental. Et la fin du christianisme oriental est la peine capitale pour toutes les ethnies et les entités culturelles qui représentent de très bonnes issues pour sortir du Moyen Âge […]. En d’autres termes, le projet de l’élimination des maronites, ou celui de les handicaper culturellement et politiquement, est un assassinat pour l’Orient et surtout pour l’arabité et pour l’islam ». Hayek pense que la disparition des maronites est mauvaise parce qu’ils sont les porteurs, pour l’Orient, de la différence et de la pluralité libre. Le Liban qu’ils ont créé est un petit Orient qui remplace le projet « d’un Orient libre, un et pluraliste, laïque et croyant » qu’ils n’ont pas réussi à créer. Le message de la maronité a ceci à donner au monde oriental dans toutes ses composantes : la liberté, la diversité et la charité. Hayek le dit explicitement : « Je m’importune de tout pays qui se replie sur les individualismes, et je ne peux pas imaginer un pays viable sans qu’il ne soit universel et que s’y imbriquent les races, les religions et les civilisations dans un pacte humain et un exercice de la liberté ».
In fine, le message essentiellement spirituel du Liban pour l’Orient et pour le monde prend source pour Hayek dans la vocation de la maronité.
Et le spirituel qui culmine pour le théologien de Béjjé dans la figure du Christ ne prend tout son sens que par l’humanisation de l’homme à la lumière du Verbe fait chair. Si la patrie, la liberté, la diversité et l’amour ne mènent pas au véritable épanouissement et au renouveau de l’être humain, vains sont-ils, parce que « l’être humain passe avant les patries. S’il se porte bien elles se portent bien, et si son esprit s’épuise leurs terres s’écroulent. De la libération de l’esprit commence l’opération de la libération de la terre. Il nous faut, comme il faut à tous, déplacés et vagabonds du Liban spirituel que nous sommes, y être naturalisé spirituellement, afin que nous soyons dignes d’être de nouveau ses citoyens ».
Bilan et horizons
Certaines de ces réflexions pourraient paraître dater. Le Liban de 2020 regorge de problématiques et de problèmes que Hayek n’a pas connus. De plus, de bâtisseuse de patrie, la communauté maronite, divisée et affaiblie, semble actuellement en panne de vision et peine à maintenir un rayonnement et une présence qui sont, dans le meilleur cas de figure, l’ombre de ce qui fut naguère.
D’aucuns pourraient faire de Hayek un poète et un rêveur dans sa compréhension du Liban, et ils ne s’égarent pas forcément. Cependant, force est de constater que les éléments qui le poussent à le concevoir ainsi sont réels :
- La grandeur du Liban fut surtout la conséquence d’un mouvement culturel et éducationnel trouvant ses sources dans le Collège maronite de Rome fondé en 1584 et culminant dans la Nahda arabe.
- Le Liban voulu par les maronites et les autres communautés chrétiennes est l’incarnation d’un projet de liberté.
- Le Liban construit à partir des années 1920 est un projet pluraliste, fondé sur un pacte islamo-chrétien. Ce n’était pas le premier, puisque les maronites et les druzes avaient aussi établi des pactes, bon an mal an, du XVIe au XIXe siècle.
- Le Liban présent dans le monde arabe se présente comme un modèle unique grâce à sa diversité, à la liberté, à son éducation, à sa culture et à bien d’autres facteurs.
- Le Liban fut traversé par nombre de projets humanistes, et le fait que ce soit l’un de ses chrétiens qui joua un rôle majeur en 1949 pour la promulgation de la Charte des Droits de l’Homme, Charles Malek, n’est pas fortuit.
- Le Liban chrétien n’a de cesse d’offrir des témoignages d’amour et de don, de réflexion et de vision, à travers plusieurs figures de sainteté et de science, et moyennant moult missions et entreprises.
Les maronites possèdent indubitablement un legs précieux qui pousse à la responsabilité et qui est incompatible avec l’orgueil.
Cependant, cet héritage constitutif de la maronité et, par conséquent, du Liban, est porteur de valeurs universelles qui n’appartiennent plus aux seuls maronites, mais à nombre de Libanais qui y adhèrent.
La maronité peut certainement se prévaloir du meilleur de ce qu’elle est, mais elle ne peut en être fière que dans la mesure où il devient un champ d’idées et d’actions commun à toutes les composantes de cette terre.
Dût le cadre des réflexions de Hayek appartenir en partie à hier, et nonobstant la réponse timide et confuse des maronites à l’appel présent de l’histoire, la liberté et la diversité, l’amour et l’humanisme doivent toujours se constituer comme ligne de mire pour la réinvention du Liban, quelle que soit la forme qu’il prendra
Antoine Fleyfel
Institut chrétiens d’Orient, Paris
Université Saint-Joseph de Beyrouth