Selon la Constitution de 1926 et le Pacte national de 1943, la République parlementaire du Liban est organisée autour d’un système politique qualifié de confessionnaliste. L’abolition de ce système est l’un des thèmes réccurents au pays du Cèdre. Michel Touma nous livre son analyse.
« J’ai réfléchi profondément à la nature de la société libanaise (…). Il m’est apparu que l’abolition du confessionnalisme politique au Liban représente un grand risque qui pourrait menacer le sort du Liban, ou tout au moins qui pourrait menacer sa stabilité (…). Dans le contexte présent, je rejette le projet d’abolition du confessionnalisme politique, sous quelque forme que ce soit, et j’appelle à mettre un terme au débat à cet égard pour axer les efforts sur l’examen des lacunes et des failles qui entachent notre système confessionnel afin d’y remédier. Ce qu’il faut, c’est réformer le système du confessionnalisme politique, et non pas l’abolir. J’exhorte les chiites libanais (…) à abolir de l’action et de la pensée politiques le projet d’abolition du confessionnalisme ».
Ces propos sont ceux de l’ancien chef de la communauté chiite libanaise, feu l’Imam Mohammed Mehdi Chamseddine, qui à la fin de sa vie, en l’an 2000, a enregistré sur cassettes son testament politique adressé à ses coreligionnaires chiites, et aux Libanais en général. La position tranchée qu’il a ainsi adoptée concernant le système confessionnel – ou communautarisme – au Liban est d’autant plus importante et significative qu’au début de la guerre libanaise, et pendant de nombreuses années, l’Imam Chamseddine se posait en porte-étendard de ce qu’il appelait la « démocratie du nombre », celle-ci étant, en clair, l’antithèse du système politique confessionnel.
L’Imam Chamseddine menait campagne de façon continue et ferme en faveur de cette « démocratie du nombre » parce qu’il la percevait comme un système devant permettre aux musulmans libanais, et plus particulièrement aux chiites, de profiter d’une légère prédominance démographique par rapport aux chrétiens pour contrôler totalement le pouvoir.
Cet appel pressant de Mohammed
Mehdi Chamseddine à rejeter tout projet d’abolition du système confessionnel au Liban constitue en définitive une reconnaissance des réalités sociétales du « Liban profond ». Un tel attachement au communautarisme dans l’organisation de la vie publique et politique du Liban paraît, en première analyse, rétrograde pour un observateur occidental. Mais ce serait juger uniquement sur les apparences.
Un éclaircissement s’impose, d’emblée, sur ce plan : le terme « communautarisme » revêt en Occident, plus particulièrement en France, une signification péjorative ; au Liban, par contre, le communautarisme est l’expression d’un système politique qui permet la participation de toutes les communautés à l’exercice du pouvoir, notamment les minorités religieuses, le Liban étant un pays de « minorités confessionnelles associées », pour reprendre le terme de Michel Chiha, l’un des pères de la première Constitution libanaise de 1926 et du système politique libanais. Cette approche est d’autant plus primordiale que le Liban comprend 18 communautés, chrétiennes et musulmanes.
Pour comprendre profondément dans ce contexte le Liban – et l’Orient en général – il serait utile pour tout analyste, universitaire ou responsable politique occidental de reléguer aux oubliettes, le temps d’une réflexion, les critères de jugement en vigueur en Occident pour se plonger dans ce qu’est véritablement l’Orient. Cela permettrait de mieux saisir les valeurs et les lignes de force qui marquent l’inconscient collectif et le comportement impulsif des populations du Moyen-Orient.
Pour faciliter cet effort de compréhension, un survol très rapide de l’Histoire du Liban – et de cette partie du monde – est incontournable.
Il n’est pas superflu de rappeler, d’abord, que l’Orient est une région marquée par un fort attachement à la religion, à des valeurs traditionnelles (essentiellement religieuses), et des coutumes claniques et familiales.
Ces réalités ont abouti à un fait sociétal que l’historien et sociologue d’origine tunisienne Ibn Khaldoun appelait la « assabiya », ou « l’esprit de corps », qui dans le cas spécifique du Liban prend une connotation clairement communautaire. Cela souligne l’aspect chimérique d’une perception du contexte libanais qui serait fondé sur des repères occidentaux. Comme en Physique et en Mathématiques, une loi valable dans un repère déterminé n’est plus valable si l’on change de repère.
Les racines historiques du système confessionnel
Ce fait sociétal bien particulier explique que le système confessionnel au Liban a des racines qui remontent à très loin dans l’Histoire. Il est totalement erroné de penser, par voie de conséquence, que le communautarisme constitue l’une des conséquences de la guerre libanaise ou qu’il est le fruit d’une mauvaise gouvernance et d’une corruption chronique au niveau de la classe politique.
D’une manière générale, à l’échelle de la région, pour appréhender les fondements de l’inconscient collectif confessionnel il faudrait d’abord se placer dans le contexte de la conquête arabo-islamique du VIIe siècle qui a abouti à l’émergence d’un État musulman, englobant l’actuel Moyen-Orient et le nord de l’Afrique, qui a classifié, pendant des siècles, les populations soumises à son contrôle en deux catégories : les croyants (en l’occurrence les musulmans) et les dhimmis, essentiellement les chrétiens et les juifs.
L’État musulman accordait aux dhimmis un statut juridique spécial qui leur permettait de préserver leur liberté de culte, leurs coutumes et leurs biens, de gérer leurs propres affaires internes, notamment le statut personnel, à la condition de payer la jizya (un impôt) et de faire acte de soumission. Ce statut particulier a eu pour effet d’engendrer avec le temps des identités communautaires propres aux chrétiens et aux juifs.
Le cas spécifique du Liban
Mais parmi tous les pays du Moyen-Orient, c’est au Liban que le système confessionnel a pris toute sa dimension en raison des réalités sociétales et du fait aussi qu’à travers l’Histoire, ce pays a toujours été une terre d’accueil et de refuge pour les minorités persécutées de la région. Et pour cause : le relief géographique de l’entité libanaise a joué un rôle fondamental dans cette vocation du pays du Cèdre. La chaîne de hautes montagnes longeant à pic un littoral de 200 km de longueur, s’étendant du Nord au Sud, a constitué au fil des siècles une sorte de rempart, un véritable maquis, permettant de s’opposer, ou tout au moins de résister, aux envahisseurs et aux occupations étrangères.
En plus de l’impact du relief géographique sur le comportement de la population, un facteur géopolitique de taille a également contribué dans une large mesure à la consolidation de l’état de fait communautaire au Liban : la conquête ottomane en 1516. D’emblée, le nouveau pouvoir ottoman maintient les privilèges dont bénéficiait la Montagne (le Mont-Liban) sous le règne des Mamelouks. Les Libanais, principalement les maronites et les druzes, parviennent ainsi à poursuivre leur vie communautaire et à sauvegarder leur liberté de culte ainsi que leurs traditions socioculturelles.
L’autonomie accordée par Istanbul au Mont-Liban renforce en fait davantage le rôle du clergé et consolide encore plus le communautarisme déjà en place aussi bien au niveau maronite que druze.
Répartition confessionnelle du pouvoir
Ce communautarisme de facto, limité jusqu’au XIXe siècle à la gestion des affaires de la vie quotidienne, prend pour la première fois une forme institutionnelle après les affrontements intercommunautaires opposant maronites et druzes au Mont-Liban en 1842 et 1845. Dans le but de mettre un terme aux troubles confessionnels, un régime politique particulier est mis en place en 1842, prévoyant le partage du Mont-Liban en deux zones, dénommées « caëmacamats », l’une maronite et l’autre druze.
Un conseil communautaire mixte est formé dans chaque caëmacamat regroupant douze membres : deux maronites, deux grecs-orthodoxes, deux grecs-catholiques, trois sunnites, deux druzes et un chitte. Les membres de ces deux conseils auront pour tâche de régler les affaires de leurs coreligionnaires dans leur caëmacamat respectif. Pour nombre d’historiens, cette formule des deux caëmacamats constitue le point de départ ou l’origine du confessionnalisme (ou communautarisme) au Liban, en tant que système réglementant la participation des communautés à l’exercice du pouvoir.
La formule des caëmacamats ne met pas fin pour autant aux troubles confessionnels, lesquels prennent au contraire une tournure particulièrement grave en 1845, puis en 1860 – sous l’impulsion des ottomans et des Anglais – avec des massacres à grande échelle qui se produisent dans plusieurs régions de la Montagne, et même à Damas où les chrétiens sont victimes de liquidations en masse.
Pour stopper net les massacres de 1860, les cinq puissances de l’époque (la France, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse) ainsi que la Sublime Porte adoptent le 9 juin 1861 un nouveau régime politique pour le Liban, bénéficiant pour la première fois d’une garantie internationale, connu sous le nom de moutassarrifiya qui institutionnalise encore une fois, avec la couverture des cinq puissances, le système communautaire.
Le Liban – amputé d’une bonne partie de son territoire – est alors gouverné par un « moutassarref » nommé par Istanbul et qui doit être un sujet ottoman, non libanais, chrétien, obligatoirement catholique. Il est assisté d’un conseil d’administration communautaire formé de douze membres élus : quatre maronites, trois druzes, deux grecs-orthodoxes, un grec-catholique, un sunnite et un chiite.
Le mandat français
L’effondrement de l’Empire ottoman, en 1918, pave la voie à la proclamation, le 1er septembre 1920, du Grand Liban qui est placé sous mandat français. D’emblée, la France envisage la réorganisation politique et administrative du Liban sur la base du régime communautaire déjà en place. De fait, la Charte du mandat, approuvé le 24 juillet 1922 par le Conseil de la Société des Nations, stipule dans son article 6 que « le respect du statut personnel des diverses populations et de leurs intérêts religieux sera entièrement garanti ». L’article 9 interdit en outre explicitement à la puissance mandataire « toute intervention dans la direction des communautés religieuses et sanctuaires des diverses religions, dont les immunités sont expressément garanties ». Cette Charte du mandat constitue ainsi une reconnaissance internationale du système communautaire.
Dans le cadre de l’action de réorganisation politique initiée par la France, l’année 1926 verra la naissance de la première Constitution libanaise.
Le document consacre explicitement le système confessionnel. L’article 9 de cette Constitution souligne en effet que « la liberté de conscience est absolue » et que « l’État respecte toutes les confessions, et en garantit et protège le libre exercice », de même qu’il garantit aux populations, « à quelque rite qu’elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs intérêts religieux ». Allant plus loin dans la consécration du système communautaire, la nouvelle Loi fondamentale souligne en outre dans son article 10 qu’ « il ne sera porté aucune atteinte au droit des communautés d’avoir leurs écoles ».
Représentation confessionnelle au Parlement
Cette reconnaissance du fait confessionnel dans ces différents textes officiels ne fait que refléter la réalité sur le terrain. L’adjonction au Mont-Liban, en 1920, des quatre cazas de Baalbeck, de la Békaa, de Hasbaya et de Rachaya, ainsi que des villes côtières de Tripoli, Saïda et Tyr, est en effet rejetée par une large faction de l’opinion sunnite, ce qui approfondit la fracture confessionnelle. Celle-ci se reflète dans le résultat d’un sondage effectué en 1926 par la puissance mandataire auprès de 180 notables de différentes régions et confessions au sujet du système politique qui devrait être mis en place. L’une des questions porte sur le fait de savoir si la répartition des sièges au Parlement devrait se faire sur une base confessionnelle. Sur les 180 notables ayant participé au sondage, 121 adressent au haut-commissaire français une pétition dans laquelle ils se prononcent pour le maintien du système confessionnel, soulignant que le « peuple libanais se compose de communautés ayant chacune des convictions religieuses, une mentalité, des coutumes et des traditions propres ».
Dans un tel contexte, le haut-commissaire français Maurice Sarrail fera preuve en 1926 d’une méconnaissance totale de ces réalités locales. Sur la base de ses positions anticléricales, il décide d’abolir la représentation confessionnelle au sein du Conseil représentatif chargé d’élaborer le statut organique du Liban, ce qui suscite un tollé général, si bien que le gouvernement français est contraint de mettre à l’écart Sarrail qui est remplacé par Henry de Jouvenel.
Le nouveau haut-commissaire français rétablit le Conseil représentatif conformément aux usages confessionnels. Il commet toutefois un faux pas en envisageant, en avril 1926, de mettre en place une législation civile de statut personnel ainsi que le mariage civil. Il est contraint cependant de faire marche arrière en raison des réactions hostiles violentes émanant de toutes les communautés.
Ces faits historiques illustrent ainsi le bien-fondé du testament politique de l’Imam Chamseddine, qui soulignait que la crise politique profonde que traverse le Liban n’est pas due en réalité à la nature et aux fondements du confessionnalisme mais plutôt aux failles qui le caractérisent. Et vouloir abolir le communautarisme parce que certains hommes politiques en font un mauvais usage reviendrait à abolir la démocratie en Occident sous prétexte que certains responsables politiques se sont laissés aller à des débordements dans leur exercice du pouvoir.
Est-ce à dire que le Liban fait face à une impossibilité de dépasser dans le futur le communautarisme au profit d’une allégeance purement citoyenne dans le cadre d’un système laïc ? Il serait hasardeux d’apporter une réponse tranchée, négative ou positive, à une telle interrogation.
L’espoir en un retour à une concorde intercommunautaire n’est peut-être pas totalement perdu.
Mais encore faut-il que les Libanais puissent bénéficier d’une longue période de paix civile afin de se retrouver, d’apprendre à vivre ensemble et de rechercher dans une atmosphère sereine un équilibre national interne. Cela implique que certaines parties devraient mettre un terme à leurs aventures guerrières dans la région, cesser leurs déclarations belliqueuses régulières et s’abstenir d’isoler le Liban de la communauté internationale et arabe pour soutenir certaines visées régionales dont il n’a que faire.
Michel Touma
Co-rédacteur en chef à L’Orient-Le Jour