Damien Durand examine la réussite exceptionnelle de l’industrie du lin en France et en Europe, soulignant trois points singuliers : sa contribution positive à la balance commerciale française, son leadership dans la production de matière première textile, malgré les défis du secteur, et sa mondialisation, notamment vers l’Asie. Il explore les facteurs clés de cette réussite et les défis auxquels le secteur est confronté tout en maintenant une perspective sur son rôle dans l’économie mondiale du textile.
Trois « anomalies », ou, tout du moins, trois tendances à contre-courant au sein de l’économie française. La première, être durablement un contributeur net à la balance commerciale de l’Hexagone, ou du moins apporter une pierre modeste -de l’ordre de 850 millions d’euros en 2022- à la réduction de son déficit de 163 milliards d’euros. La deuxième, être un leader dans la production d’une matière première essentiellement à destination de l’industrie textile, ce secteur même qui a connu un recul pour ne pas dire une saignée depuis un demi-siècle dans notre pays. La troisième, être un secteur d’activité mondialisé malgré une taille modeste, où c’est le nord-ouest de l’Europe, et la France en premier plan, qui exporte une matière première brute principalement à destination de l’Asie qui aura la charge des étapes intermédiaires voire du produit fini. Et, de plus en plus, de la consommation finale.
La fibre de lin, moteur d’une filière lin complète à l’échelle européenne, est aujourd’hui un secteur économique où la France -et une bande géographique continue jusqu’à la Belgique et aux Pays-Bas- occupe une position de leader qui s’affirme année après année, poussée par l’attrait du marché final pour des fibres naturelles, végétales où la certification européenne est une carte à jouer.
Certes, la fibre de lin représente moins de 0,5% de l’offre mondiale de fibre textile, loin derrière les mastodontes que sont le polyester ou le coton (les trois-quarts de la production à eux deux). Mais l’influence de cette matière, qui fait la jonction idéale entre les exigences d’un produit naturel (et non animal), traçable, local et à l’empreinte environnementale favorable, est proportionnellement bien supérieur à la réalité de sa présence dans l’offre de matière textile.
Rouler sur les routes droites et ouvertes sur l’horizon de Normandie, des Hauts-de-France, des confins de l’Ile-de-France, ou de Belgique, entraîne souvent chez le quidam de passage cette question : mais quelle est donc cette culture aux reflets bleus légers qui tranche avec les tons brun-vert des autres parcelles, quand il ne s’agit pas du jaune marqué du colza ? Pas facile en effet de reconnaitre un champ de lin pour le non-initié. Mais même ceux qui savent reconnaître la culture sont loin de se douter que derrière la « petite fleur bleue » se trouve en réalité un secteur où le leadership français est incontestable même si presque 100% de la production est exportée.
Produire de la paille de lin, et par une opération industrielle appelée le « teillage » en extraire la fibre, reste une activité d’expert. Les deux domaines étant naturellement voisins géographiquement, c’est donc un double leadership qui est en jeu. La carte mondiale de la production se réduit donc à moins d’une dizaine de pays, sur une portion minoritaire de chacun d’entre eux. La France, la Belgique et les Pays-Bas, et plus précisément la bande côtière allant de Caen à Amsterdam, regroupent les deux-tiers des surfaces mondiales. A cela s’ajoutent un « bloc de l’Est » constitué de la Russie et de la Biélorussie ; l’Egypte ; la Chine à un niveau modeste ; et quelques acteurs presque anecdotiques ou occasionnels comme la Pologne ou l’Ukraine.
Comment expliquer cette domination ouest-européenne ? Le lin est une culture multimillénaire qui a été présente en de nombreux points de la planète mais le nord-ouest de l’Europe, siècle après siècle, s’est imposé comme la zone la plus privilégiée pour cette culture supplantant les autres zones de production d’une avance qui continue, encore aujourd’hui, à se creuser. La place centrale de la bande côtière s’étendant de Caen-Amsterdam est le fruit d’une combinaison complexe alliant un équipement industriel performant, des conditions pédoclimatiques idéales (succession rapide d’humidité et de soleil sans épisodes météorologiques « extrêmes ») et l’expérience cumulée au fil des décennies par des liniculteurs et des teilleurs pour optimiser la production et la qualité finale.
La domination européenne, au moins sur le plan quantitatif, s’arrête cependant au niveau de la production de fibres.
Sur les débouchés de cette production, la carte s’élargit aux pays leaders dans le domaine de la filature de lin. La Chine (81% des volumes en 2022) et l’Inde (11%) sont les débouchés principaux des exportations européenne de fibre dite « longue » (produit au cœur de l’activité de production de fibre) dans une logique de double dépendance entre fournisseur et client. Seule une faible part de cette fibre longue, de l’ordre de 5%, restera sur le sol européen. La conséquence de l’émergence d’une industrie de la filature lin, notamment chinoise, qui, dans le sillage de son entrée à l’OMC, a éclipsé une industrie de la filature lin européenne déclinante jusqu’à la faire totalement disparaitre.
Ce n’est que dans les maillons suivants dans cette chaîne de valeur étroitement imbriquée, à savoir le tissage ou la conception, que la carte du monde s’enrichira de nouveaux acteurs autres que la dizaine de pays constituant le marché offre/demande de fibres de lin. La carte du tissage, elle, peut d’ailleurs connaître d’importantes variations, au gré des arbitrages industriels et mode sur la présence ou non de lin dans les collections. Certains acteurs historiques, notamment en Europe à proximité des zones de production ou l’activité tissage demeure encore bien présente, font malgré tout le choix de se focaliser uniquement sur la fibre libérienne européenne, même si celle-ci trouve aussi naturellement sa place dans de nombreux mélanges textile. Le lin bénéficie enfin au niveau européen de l’excellence -et plus encore de l’influence- de la France ou de l’Italie dans le domaine de la mode, où la fibre est redevenue depuis quelques années l’une des reines des podiums, de Paris à Milan, portée par l’audace de créateurs qui ont su sortir le lin d’une image passéiste pour le remettre en phase avec les nouvelles aspirations de consommateurs rajeunis.
L’appétence du consommateur final pour les fibres naturelles et traçables, les progrès faits par la certification du lin premium européen European Flax® et le développement de la filature asiatique ont entraîné mécaniquement une hausse rapide des surfaces européennes (+133% sur la période 2010-2020).
Malgré des chocs conjoncturels réguliers, la domination européenne n’a donc fait que s’accroître sur les trois principaux débouchés du lin : la mode (60%), l’ameublement (30%) et les usages techniques divers (10%).
Mais les chocs en question restent source de déstabilisation. Le marché du lin présente à la fois la double vulnérabilité d’être mondialisé -et donc soumis à des aléas économiques, géopolitiques ou climatiques eux-mêmes mondialisés- tout en n’ayant pas le volume d’offre suffisante pour absorber un choc systémique soudain. Plusieurs mauvaises saisons consécutives, des troubles géopolitiques, un différend économique transnational (et sans lien avec le lin ni même le textile), et c’est le fragile équilibre offre/demande qui s’en retrouve ébranlé.
Si la période Covid a ainsi marqué une forte baisse des prix, corollaire de l’absence d’activité au niveau mondial, la fibre européenne est depuis pris dans une spirale haussière.
Ce qui passait pour un rattrapage dans les premiers temps, puis comme la conséquence hélas prévisible du conflit en Ukraine -comme l’ensemble des matières premières agricoles- devient maintenant une spécificité propre au lin. La masse de l’offre textile voit sa bulle de prix de dégonfler, le lin continue à se maintenir à des niveaux records. Si la tendance permet donc à la filière de production de fibre de réaliser des performances économiques flatteuses, celle-ci est pleinement plongée dans la réflexion sur l’avenir et la pérennité de ses marchés. D’autant que la demande chinoise et indienne continue de rechercher de la fibre pour alimenter les investissements industriels dans le domaine de la filature, et que de nouveaux débouchés au Vietnam ou en Ethiopie se créent avec des capitaux chinois. Le nord-ouest de l’Europe n’échappe pas à cette tendance sur le maillon industriel de la filature que l’on croyait perdu avec le retour en France de deux filatures depuis 2019.
Malgré son ancrage territorial historique et ses performances présentes, le futur de la filière européenne reste encore à écrire. Peut-on être à la fois « fibre de civilisation » 1 et fibre d’avenir ?
L’analyse des tendances du marché textile ou des signaux faibles économiques sur l’ensemble de la planète montre que la majorité des consommateurs – a fortiori quand leurs revenus vont croissants – sont en demande de produits naturels, locaux et à la traçabilité avérée.
Si certaines offres « vertueuses » comme l’agriculture biologique pour l’offre alimentaire, sont frappée de plein fouet par le choc conjoncturel de l’inflation, le lin continue d’être présent dans l’offre de mode, et plus encore dans la demande ! L’expertise des hommes et des femmes de la filière, mais aussi une offre en volume qui reste modeste à l’échelle mondiale, permettent à un produit qui n’a pourtant pas de marché captif naturel, de répondre aux attentes d’une partie, certes minoritaire, de consommateur répartis sur l’ensemble de la planète. Et la profession dans son ensemble reste attentive aux principales menaces structurelles -en premier lieu les aléas climatique- ou aux nouveaux enjeux du textile mondial -citons le défi de la traçabilité sur laquelle le lin a anticipé de longue date le désir des marques- pour apporter les réponses nécessaires propres à maintenir le leadership français et européen. Et surtout à le faire connaître !
Damien Durand
Directeur Economie
Alliance du lin et du chanvre européens
Source : Leitenberger Photography / Shutterstock.com
- lire à ce propos : sous la direction d’Alain Camilleri, Le lin, fibre de civilisation(s), Arles, éd. Actes Sud, 2023. ↩