Premiers espaces publics, l’agora et le forum concentraient toutes les activités de la vie en société, même si les institutions politiques s’en étaient progressivement éloignées.
Un important mélange des genres
Introduisant un livre sur l’architecture des bâtiments publics, le Romain Vitruve commençait naturellement par le forum, « puisque c’est là que les affaires publiques et particulières sont réglées par les magistrats. »1
De fait, le plan de ces premières places publiques que sont l’agora et le forum n’a rien d’anodin. Vitruve en rappelait ainsi les formes incontournables : « le forum est carré. Tout autour règnent de doubles et amples portiques. » Le portique constitue la quintessence de l’espace public antique : c’est sous ses arcades qu’on se promène, qu’on fait des affaires ou qu’on étale ses marchandises, à l’abri du soleil ou de la pluie. Sous ces portiques, Vitruve place un tribunal, un temple, et ajoute que « le trésor public, la prison et l’hôtel de ville doivent être attenant au forum. » Ce qui frappe l’observateur contemporain dans les espaces publics de l’Antiquité classique, c’est donc d’abord ce qui nous apparaît comme un important mélange des genres. L’agora et le forum mêlent dans un seul lieu l’administratif, le judiciaire, le politique et le commercial.
Cette diversité d’usages, surprenante pour l’œil moderne, résulte du processus de constitution de la cité antique. Cicéron voyait dans l’établissement des places publiques (communia spatia) l’une des marques de la naissance des sociétés2. L’étymologie fait du forum un terrain « hors » (foras) de la ville, mais il devint rapidement, au contraire, un espace laissé libre entre les murailles, les temples et les habitations. C’est originellement une simple place de marché, et cette activité y perdurera toujours. Mais comme la place est centrale, comme il est facile de s’y donner rendez-vous, c’est là que se tient la justice, qu’on passe des contrats, qu’on prononce des discours politiques, et plus généralement qu’on discute et qu’on échange. Le mot a donc pris un sens abstrait : forum a fini par désigner la vie publique elle-même. De l’espace matériel, on était passé au concept politique. En grec, l’agora a connu une évolution inverse : le mot désignait d’abord l’assemblée politique, avant de désigner la place publique puis, prosaïquement, la place du marché. Mais le résultat est le même : à Rome comme à Athènes, les places publiques font se superposer toutes les activités de la vie en société.
Une telle superposition rendait toutefois incommode le bon fonctionnement des institutions politiques.
Ni l’agora d’Athènes ni le forum romain n’étaient suffisamment vastes pour accueillir l’ensemble des citoyens appelés à délibérer. D’ailleurs, la présence des commerces et des prétoires pouvait perturber les réunions politiques. Progressivement, on fit donc le choix de délocaliser les activités politiques officielles, pour leur attribuer des espaces dédiés en périphérie du forum ou de l’agora. Sparte fit le choix d’isoler son assemblée dès l’époque du législateur Lycurgue, qui avait une conception particulièrement austère du cadre propice aux délibérations publiques : d’après Plutarque, « les Lacédémoniens tenaient leurs assemblées entre le pont et la rivière, dans un espace où il n’y avait ni bâtiment, ni portique orné de peintures. Lycurgue était persuadé que ces ornements ne servaient pas à faire trouver de bons conseils ; qu’ils y nuisaient plutôt, en suggérant des pensées inutiles, des sentiments d’orgueil et de vanité. »3 À Athènes, c’est plus simplement par manque de place que, sous Périclès, l’assemblée et le conseil quittèrent l’agora pour la colline de la Pnyx et l’édifice du Bouleutérion. À Rome, le Sénat se réunit généralement dans la Curie, un édifice clos situé au bord du forum. Les comices centuriates – assemblées populaires – se réunissent en revanche hors des limites officielles de la ville, car ils jouent également un rôle militaire interdit dans l’enceinte urbaine. Seuls les autres comices, moins décisifs, demeuraient en plein air sur le forum, à la tribune des Rostres. La pratique des institutions dispersait l’espace public.
Ce ne fut pas sans conséquence politique, car à force de confiner la vie politique dans des lieux dédiés à cet effet, on la séparait de la vie quotidienne des citoyens. À Athènes, on sait qu’il était difficile de pousser ces derniers à venir à l’assemblée, puisqu’ils y perdaient une journée de travail, au point qu’il fallait parfois passer une corde trempée de peinture rouge pour rassembler la population à travers les rues et identifier les réfractaires. Un personnage d’Aristophane bougonne sur la dépolitisation de ses concitoyens, en arrivant le premier dans l’assemblée déserte : « c’est jour d’assemblée régulière : voici le matin, et la Pnyx est encore déserte. On bavarde sur l’agora : en haut, en bas, on évite la corde rouge. Les prytanes mêmes n’arrivent pas : ils arrivent à une heure indue. » Comme on le voit, l’agora était devenue le lieu du commerce et du bavardage, et plus du tout celui de la délibération politique. À Rome, les lieux publics accentuaient la distinction entre les diverses institutions de la République, distinguées par classe sociale : au Sénat sa Curie, au peuple ses comitia. Quand les Gracques choisirent d’adresser leurs discours, non plus face à la Curie et dos au forum, mais face au peuple et dos au Sénat, c’était un renversement significatif de l’équilibre qui prévalait sur la place romaine. Les crises du Ier siècle avant Jésus-Christ furent précisément marquées par des rencontres violentes entre ces différents espaces, culminant dans l’incendie de la Curie par les partisans du populaire Clodius, ou dans l’exposition au vu de la foule, sur le forum, des mains tranchées de Cicéron.
Un condensé de la cité et de ses contradictions
Toutefois, malgré l’inscription des instances politiques dans des lieux arrangés à cet effet, l’espace public ne put jamais s’y fixer définitivement. Aux temps anciens, il y avait espace public partout où se trouvait un conseil ou une assemblée. Chez Homère, seuls les Cyclopes n’ont pas d’agora ; partout ailleurs, les poèmes évoquent des débats aux conseils des rois archaïques. Dans l’Iliade, bien qu’Agamemnon prévale sur les autres rois, les discussions sont libres, et même organisées par le passage d’un sceptre qui, à tour de rôle, ouvre droit à la parole. Or ce système vaut aussi bien dans le palais de Mycènes que sous la tente pendant le siège de Troie : l’espace public se déplace avec le roi, sans attache fixe. À l’époque historique, le phénomène n’a pas disparu. Quand Athènes, à la fin de la guerre du Péloponnèse, fut victime d’un coup d’État oligarchique, l’armée athénienne qui se trouvait alors à Samos décida de se constituer en assemblée, et d’y fixer temporairement le nouvel espace démocratique. Thucydide exprime cette conversion spatiale en termes très clairs : « à leurs yeux, Athènes n’était plus dans Athènes : la ville s’était anéantie elle-même, en détruisant le gouvernement populaire. Athènes était désormais tout entière à Samos. »4 Plus tard, l’armée de Xénophon perdue dans l’empire perse eut la même réaction, en devenant ce qu’Hippolyte Taine a appelé une « république voyageuse qui délibère et qui agit, qui combat et qui vote, sorte d’Athènes errante au milieu de l’Asie. » Rome avait fait de ce réflexe une véritable tradition, puisque les camps de l’armée romaine comprenaient tous un forum central, à côté de la tente du préteur, qui devenait parfois un lieu de débats politiques – telle une version miniature du forum de la Ville éternelle. Tacite nous donne cette anecdote révélatrice sur le choix par l’empereur Galba de son successeur Pison : « on délibéra si l’on choisirait la tribune, ou le sénat, ou le camp, pour y déclarer l’adoption. On résolut d’aller au camp : cette préférence honorerait les soldats, dont la faveur, mal acquise par l’argent et la brigue, n’est pas à dédaigner quand on l’obtient par de bonnes voies. » Entre trois espaces publics – celui du peuple, celui du sénat, et celui de l’armée, on faisait le choix de celui de l’armée, le camp des prétoriens, signe que c’était désormais dans les légions que résidait le pouvoir romain.
Si la politique institutionnelle avait fini par déserter l’agora et le forum, un autre type d’activité publique continua toujours de s’y exercer.
La place centrale de la cité reste le principal lieu de discussions politiques informelles. C’est là qu’on échange les ragots, comme ceux que cherche un importun sur le ministre Mécène dans une satire d’Horace5 ; c’est là surtout, à Rome, que se jouent les procès, dont le rôle politique est essentiel. Cicéron fait sa carrière sur sa gloire d’avocat, gagnée devant les auditoires du forum ; sous sa plume, « toucher au forum » (forum attingere) signifie entrer dans la vie politique. C’est aussi le lieu des fiertés patriotiques : à Rome, c’est là qu’on célèbre le triomphe des généraux vainqueurs, là aussi qu’Auguste fit le choix d’exposer les plus belles œuvres d’art conquises à travers l’empire ; à Athènes, c’est là qu’on faisait voir les statues des héros et les tableaux des batailles fameuses, un orateur s’écriant : « les monuments de toutes nos belles actions sont dans l’agora. »6 La place publique est enfin et surtout le lieu où se croisent toutes les catégories sociales : esclaves, clients, miséreux, puissants, avocats, magistrats, marchands, aristocrates ou plébéiens s’y mélangent et s’y retrouvent pour vaquer à leurs différentes affaires. Rien n’illustre mieux les diverses couleurs de la place publique antique que la description par Horace, homme privé par excellence, de sa journée idéale : « Je vais où je veux, et j’y vais seul. Je veux savoir combien le blé, combien les légumes, je le demande. Je parcours le cirque pendant le jour, et le soir, le forum, où je m’arrête aux diseurs de bonne aventure. Je rentre chez moi, où m’attend un frugal souper, qui se compose d’un plat de poireaux, de pois chiches ou bien de beignets. (…) Je me couche ensuite, libre du souci d’avoir à me lever de bonne heure le lendemain, pour me rendre au forum auprès du Marsyas (lieu de rendez-vous des avocats). »7 Là où Cicéron trouvait au forum la gloire politique et judiciaire, Horace y trouve les plaisirs de la flânerie et évite les embarras du prétoire. La place publique est, en somme, un condensé de la cité et de ses contradictions.
Raphaël Doan
Agrégé de lettres classiques, essayiste et magistrat
Auteur de Quand Rome inventait le populisme, Cerf, 2019 et Le Rêve de l’assimilation, Passés composés, 2021
- Vitruve, De l’Architecture, V. ↩
- Cicéron, La République, I, 26 : « Les diverses sociétés, formées en vertu de la loi naturelle que j’ai exposée, fixèrent d’abord leur séjour en un lieu déterminé et y établirent leurs demeures ; ce lieu fortifié à la fois par la nature et par la main des hommes, et renfermant toutes ces demeures, entre lesquelles s’étendaient les places publiques et s’élevaient les temples, fut appelé forteresse ou ville. » ↩
- Plutarque, Vie de Lycurgue, 7. ↩
- Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, VIII, 76. ↩
- Horace, Satires, I, 9. ↩
- Eschine, Contre Ctésiphon, 186. ↩
- Horace, Satires, I, 6. ↩