Voilà ce qu’est le modèle français, un néolibéralisme cotonneux habillé d’un socialisme mou. Tout remonte à l’État qui s’emploie à émousser son ambition néolibérale par une politique socialiste molle.
Derrière le magistrat suprême investi par le suffrage universel une formidable administration prospère ainsi en dispensant des prestations de service public qui s’attachent à répondre aux sollicitations diverses sans jamais traiter vraiment les maux qui légitiment ces demandes d’aides et d’assistance. C’est moins le coup d’État permanent qu’il faut dénoncer que le coût de l’État permanent ; un système qui, quelle que soit la couleur politique ou la philosophie économique et sociale du pouvoir exécutif, applique consciencieusement une règle : dépenser c’est agir.
La France se présente comme l’élève appliqué à démontrer l’irréfragabilité de la loi d’accroissement continu de la puissance publique formulée par l’oublié Charles Brooks Dupont-White (1807-1878) : « Les plus individualistes se sont rendus à ce sentiment que le progrès crée parmi les hommes des nouveautés morales, politiques, économiques et que cet accroissement emporte un accroissement de puissance publique ». Dupont-White est cruel ! Les fautifs se sont (déjà !) les plus individualistes, ces mal nommés libéraux des années 1850, parfois même libertaires, se présentant héritiers de 1789, et attendant tout de l’État.
Ils voulaient finir l’œuvre révolutionnaire, mettre à bas la puissance de l’État alors qu’ils lui offraient de faire toujours plus.
Se faisant socialistes, ils inventaient les premiers contrats aidés : les ateliers nationaux de la Commission du Luxembourg. Libéraux et socialistes s’accordaient : l’État paiera ! Dupont-White est cruel ! Membre de cette commission à laquelle il était appelé par Louis Blanc, il tentait de s’opposer au tout État et demandait que les industriels d’alors, et non pas l’impôt, financent ces ateliers : « L’industrie, d’où vient presque tout le mal, doit supporter seule les frais de ce correctif (…) C’est bien là qu’il faut demander les centimes additionnels destinés à l’assistance des classes ouvrières… ». Dupont White en appelait à la responsabilité sociale, il concevait, sans la nommer, la RSE.
Dès ce moment de l’émergence du progrès économique, et de ses externalités sociales, la France a fait le choix d’un néolibéralisme cotonneux, un système qui s’efforce de promouvoir la liberté d’entreprendre et la libre concurrence les plus orthodoxes tout en fiscalisant, ô combien, le traitement des conséquences sociales néfastes d’un libéralisme mal compris qui se fait néolibéral et cotonneux.
Le marqueur des spécificités de notre modèle économique et social est là, résultat de l’incapacité à trouver l’équilibre entre la Liberté et l’Égalité héritées toutes deux de 1789 et qui, dans un débat sans fin, vont s’affirmer l’une comme de l’autre, jusqu’à la caricature, en se satisfaisant du recours permanent à l’État qui trouvait à prospérer en se qualifiant de Providence.
Le modèle s’est construit, forçant l’État à se faire régulateur après production. L’État a oublié qu’il devait être régulateur avant production en garantissant l’égalité des chances et non pas seulement en s’efforçant à une forme d’obligation morale qui s’est parée des vertus de la redistribution.
Dans ce mouvement, à l’oublié Dupont-White il faut en ajouter un autre : Léon Walras (1834-1910). Walras qui, cherchant à faire la synthèse des parties vraies du libéralisme et des parties vraies du socialisme, théorisait un « socialisme scientifique, libéral et humanitaire ». Le synthétisme de Walras ne prospèrera pas, certainement marqué trop libéral alors qu’il faisait de la question sociale un objet de l’économie politique.
En choisissant de ne pas oser choisir, le modèle français a accepté cette forme de despotisme démocratique qui conduit à « réunir tous les pouvoirs publics dans les seules mains [de l’État] et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique). Dupont- White l’avait vu, le progrès, en offrant des nouveautés morales, économiques et politiques a fait s’étendre le champ de l’action publique. Dans le souci d’être présent aux côtés de l’individu l’État donne la pleine mesure de sa capacité à intervenir comme un secours, parfois jusqu’à la caricature en offrant, aujourd’hui, l’accès subventionné à des réparateurs d’appareils électroménagers agrées.
Caricature parce que cette disposition de la loi Anti-gaspillage pour une économie circulaire fait bien davantage l’actualité que ne le fait la liste des communes dont l’action en matière d’urbanisme et la politique d’aménagement doivent être adaptées aux phénomènes d’érosion du littoral !
Une caricature qui illustre comment les nouveautés morales, économiques et politiques ont participé à substituer, progressivement, l’individu au citoyen en entretenant le mouvement d’étatisation.
Le modèle français s’affirme néolibéral, toujours davantage cotonneux, servi par un État qui se fait État-Nounou.
La mécanique s’auto-entretient. Les réponses de l’État, que l’on dit toujours insuffisantes, appellent d’autres sollicitations ; le mal est devenu endogène. Les symptômes, sur lesquels on s’affaire, ne sont pas la cause du mal. Les réformes qui visent le modèle économique et social oublient la réforme de l’action publique, action publique qui a sa part dans ce mal français.
En feignant d’ignorer les causes du mal, en acceptant l’impossible réforme de l’action publique, l’État, aujourd’hui Nounou, après avoir été Providence faute de n’avoir pu s’affirmer stratège, finira État-pourboire en s’épuisant à répondre à chacune ces « petites associations privées qui, chez les peuples démocratiques, se forment au milieu de la grande société politique » (Tocqueville, encore).
L’impossible équation entre Liberté et Égalité, cet incurable débat entre Droite et Gauche, selon la formule du Professeur Jean-Jacques Chevalier, fait aujourd’hui porter le débat sur les 1% et les français vivant sous le seuil de pauvreté et ne plus rien voir d’autre que le « prendre aux riches » qui, traduit en termes de politique publique, devient « prélèvements obligatoires ». De ce mauvais débat il faut craindre deux choses. La première c’est l’oubli de la classe moyenne qui subit, en même temps déqualification professionnelle, économique et sociale ; la seconde c’est l’abandon de la valeur travail.
Il est urgent, à ce moment de transitions multiples, démographique, énergétique, formes de l’emploi et peut-être aussi démocratique, que l’État cesse de s’éparpiller pour revenir à ses fonctions régaliennes et de régulation ex anted’incitation des acteurs économiques et sociaux à la responsabilité.
L’universalité de l’action de l’État, qui s’est illustrée par les boucliers inflation non ciblés est une voie d’impasse : ces mesures n’apportent de solution ni à la compétitivité de l’économie nationale ni au pouvoir d’achat, ce sont des actions du moment qui, parce qu’elles sont une marche supplémentaire, engagent à faire plus.
L’outil de production a-t-il à gagner plus à consentir à des prélèvements obligatoires qu’à prendre le risque de mieux partager le richesse au moment de sa création ? L’État a-t-il à perdre à sortir du rôle qu’il s’est donné de gestionnaire omnipotent pour regagner celui garant de la démocratie politique et d’un modèle de démocratie économique et sociale comme l’affirme la Constitution ?
Pour sortir de cet incurable débat, pour sortir du coût de l’État permanent, pour sortir de ce modèle qui associe néolibéralisme cotonneux et socialisme mou, les seules réformes du modèle social ne suffiront pas.
L’appareil de l’État, cette formidable administration qui consacre trop à s’administrer elle-même, doit être, lui aussi, repensé. Il faut maintenant diminuer la dépense publique, non pas pour respecter une norme, mais pour inciter le modèle économique à « une étape nouvelle [qui] doit être franchie : il faut faire participer les travailleurs à l’expansion des entreprises et les y intéresser directement ». Les mots sont, là, ceux du rapport de présentation de l’ordonnance relative à la participation des salariés et ils datent de 1967 ! Opter pour cette voie c’est, en même temps, redonner un sens à la valeur-travail et de la valeur au travail ; c’est aussi recentrer doublement l’intervention de l’État, d’une part en désuniversalisant partie de la redistribution et, d’autre part, en participant à consolider la démocratie sociale dans l’entreprise. Cette voie heurte, à l’évidence, deux idéologies : celle, marxiste, du salaire plutôt que la prime et celle, corporatiste, de la main trop visible de l’administration.
Aux transitions qui dictent les enjeux il faut en ajouter une, tout aussi nécessaire, celle d’une transition administrative qui doit être, davantage que transition, bifurcation d’un État gérant vers un État garant. Et, Dupont-White donnait, là aussi, comme une leçon (L’Individu et l’État, 1856) avec la critique qu’il adresse aux libéraux qui veulent « convertir les services publics en exploitations privées » et aux socialistes qu’il range parmi les « systèmes qui vont à l’effacement de l’Individu [et connaissent] une certaine fortune parmi les esprits ». Au démontage méthodique du programme du CNR (Denis Kessler) il faut ajouter celui, tout aussi méthodique, de l’appareil de l’État pour, dans un effort walrasien, tenter la synthèse des parties vraies du politique et de l’administratif, de l’économique et du social.
Michel Monier
Membre du Think tank CRAPS
Ancien DGA de l’Unédic