Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie au mois de février 2022, de nombreux pays ont tenté de tenir une position d’équilibriste, entre la nécessité de respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine, et celle de ne pas cautionner les Etats-Unis et ses alliés, accusés depuis toujours par le mouvement des pays non-alignés de visées impérialistes à travers le monde.
Une finalité d’entre-aide économique et technique
Le mouvement des pays non-alignés regroupe aujourd’hui cent vingt États, ainsi que des pays et organisations internationales en qualité d’observateurs. Parmi les pays membres, on trouve l’Afrique du Sud où s’est déroulé au mois d’août 2023 le sommet des pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud) mais aussi l’Inde, qui y assiste, le Brésil et la Chine ayant la qualité d’observateurs.
Le mouvement des pays non-alignés a été l’un des axes structurants des relations internationales pendant des décennies.
Il s’agissait, à l’origine lors de la conférence fondatrice de Bandung au mois d’avril 1955 (le mouvement a été officiellement créé le 1er septembre 1961 à Belgrade), de promouvoir un développement autonome et indépendant des grandes puissances.
Le communiqué final soulignait la nécessité urgente d’encourager le développement économique de la zone afro-asiatique et exprimait le désir général d’une coopération économique sur la base des intérêts mutuels et du respect de la souveraineté nationale.
Le sommet décidait de mettre en place un système d’assistance technique, dans toute la mesure du possible, sous forme d’expertises, de projets pilotes, de matériel de démonstration, d’échanges, de documentation, d’établissement d’instituts de recherche et de formation nationaux. Les pays participants soulignaient également l’importance du développement de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique.
Un mouvement marqué par l’anticolonialisme
Si le mouvement s’était lui-même qualifié de « non-aligné », il n’en était pas moins inspiré par l’anticolonialisme, ce qui était logique lors de sa fondation. Cet élément est encore central des décennies après, comme on peut le constater dans les évènements récents notamment en Afrique, dans la région du Sahel.
La conférence de Bandung condamnait explicitement le racisme en tant que « moyen d’oppression culturelle », ce dont reste encore accusées aujourd’hui les anciennes puissances coloniales.
L’une des priorités du mouvement des non-alignés, toujours d’actualité, était clairement énoncée : il s’agissait de mettre l’accent sur l’éducation, afin de permettre aux peuples concernés « d’accéder à une éducation d’un niveau plus élevé », estimant que l’effort de coopération culturelle des pays asiatiques et africains devait leur permettre d’acquérir des connaissances mutuelles par des échanges culturels et d’information.
Il s’agit probablement là d’un des échecs patents de ce mouvement qui, au final, n’a pas réussi à simplement pourvoir aux moyens de subsistance de leurs peuples dont plusieurs souffrent de la famine et où la corruption est un constat réel, malgré les aides et accords de coopération de l’Union européenne.
Un « tropisme » prosoviétique puis prorusse
Non-alignés, certains pays ne le seront pas toujours, dès lors que certains ont rapidement privilégié les alliances avec les pays communistes dont l’ancienne Union Soviétique. Ce tropisme vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine reste une donnée majeure de ce mouvement comme le montre aujourd’hui les prises de position très anti-françaises du président algérien Abdelmadjid Tebboune qui, plus de soixante ans après les accords d’Evian ayant entériné l’indépendance de l’Algérie, en est encore à imputer la responsabilité des difficultés de son pays à la France ex-coloniale.
Le mouvement de non-alignés rencontre aujourd’hui aussi des difficultés.
Il milite pour le droit des peuples et des Nations à disposer d’eux-mêmes, exige de pouvoir apporter une contribution efficace au maintien de la paix et de la sécurité internationale, s’alarme contre les risques de guerre nucléaire dans le monde, tout en restant réservé sur la guerre en Ukraine quand certains refusent purement et simplement de prendre officiellement le parti de l’Ukraine envahie alors qu’il défend officiellement l’intégrité territoriale des nations, principe précisément mis à mal aujourd’hui par la guerre en Ukraine.
Ce mouvement n’a jamais vraiment réussi à s’affranchir de la tutelle de l’ancienne Union Soviétique puis de la Russie. Le sommet de Brioni en 1956 marquait le début d’une nouvelle étape de cette volonté d’éviter de prendre parti dans la guerre froide et tenter de se protéger de son influence et de ses conséquences. Lors de la conférence d’Alger du mois de septembre 1973, un nouveau concept voyait le jour, celui de « nouvel ordre économique mondial », repris par l’Assemblée générale des Nations unies l’année suivante, le 6 décembre 1974, sans progresser sur cette dépendance idéologique. Fidel Castro et le colonel Kadhafi furent l’image de cet engagement prosoviétique, le dirigeant algérien, Houari Boumediene, lui-même à la tête d’un régime d’inspiration socialiste, tentant de préserver le statut de neutralité du mouvement. Le sommet de La Havane tenu en 1979 mentionne encore la nécessité de lutter contre « l’impérialisme, le colonialisme (…) la ségrégation, le racisme, et toute forme d’agression étrangère, d’occupation, de domination, d’interférence ou d’hégémonie de la part de grandes puissances ou de blocs politiques », mais en ménageant l’Union soviétique.
Le mouvement des non-alignés a été, au cours de son histoire, traversé par de multiples courants qui l’ont affaibli, dont l’occupation de l’Afghanistan par les Russes dans les années 1980.
L’Iran pose problème aussi, dès lors que cette dictature ne respecte aucun des grands principes du non-alignement. Lors de la conférence ministérielle qui s’est tenue à Bakou le 5 juillet 2023, sous l’égide de la République d’Azerbaïdjan qui exerce la présidence tournante du mouvement, le ministre des affaires étrangères de la république islamique d’Iran, Hossein Amir Abdollahian, réitérait pourtant les grands principes fondateurs notamment « la capacité particulière à renforcer le multilatéralisme et la pensée commune pour résoudre les nouveaux défis mondiaux », alors que ce pays développe aujourd’hui une capacité nucléaire impressionnante qui pourrait être dévoyée à des fins militaires et qu’il est constant qu’il fournit des drones à la Russie pour la guerre en Ukraine. Lors de l’ouverture de cette conférence, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, lui-même héritier d’une dynastie autoritaire à sa gloire et celle de son père, a rappelé que l’objectif était de « défendre la justice et le droit international ainsi que les intérêts légitimes des États-membres » ajoutant « nous devons rester fermes autour des principes de la conférence de Bandung, faire entendre notre voix contre les cas de violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale et l’ingérence dans les affaires intérieures des États. La présence plus visible de ce mouvement dans les affaires mondiales revêt une grande importance ». Rappelons que l’Azerbaïdjan est lui-même un pays membre de la Communauté des États indépendants proche de la Russie et doté d’une organisation du traité de sécurité collective, ce qui permet encore de douter de la capacité du mouvement des non-alignés à s’affranchir de leur grand voisin.
La perte de crédibilité du mouvement des non-alignés
Le sommet qui s’est tenu en 2016 à Porlamar au Venezuela ayant porté à sa présidence le dictateur Nicolás Maduro, n’a pas contribué à améliorer la crédibilité de ce moment. Le président vénézuélien annonçait alors un « moment historique pour une nouvelle géopolitique mondiale », mais déclarait « je vais profiter de ce sommet historique et de la présidence du mouvement pour continuer à dénoncer cette droite pro-impérialiste agenouillée devant les intérêts de l’empire [les États-Unis] » L’Inde, acteur historique du mouvement des non-alignés, n’avait pas envoyé son chef de gouvernement au sommet pour la première fois depuis 1979.
Aujourd’hui, ce mouvement est à la croisée des chemins. Il est conscient que sa crédibilité est affectée tous les jours par l’évolution de la géostratégique mondiale. Alors que les menaces de guerre sont toujours plus fortes, il peine, par ses votes aux Nations-Unies, à condamner la Russie sur son agression en Ukraine. Le Mali, le Burkina-Faso, en proie à la montée du djihadisme, continuent de condamner la « Françafrique » et en appellent à la milice Wagner qui, en Afrique, œuvre clairement en sous-main pour la Russie. Son patron, Evgueni Prigogine, photographié quelque part en Afrique en même temps que le sommet des BRICS, a appelé à une « Afrique encore plus libre ». Au Niger, également membre des non-alignés, le président Bazoum a, le 26 juillet 2023, été renversé par les militaires soutenus par la population. Élu démocratiquement en 2021, il a toutefois été accusé de perpétuer un système de corruption dans son pays et de ne pas avoir suffisamment lutté contre les forces djihadistes qui minent la région du Sahel.
Lors des manifestations en soutien à la junte militaire, des drapeaux russes ont été exhibés dans les rues de Niamey. Sur cette question, les pays membres des non-alignés également membre de la communauté économique des pays de l’Oust africain (CEDEAO) sont très divisés.
Alors qu’en réaction au coup d’Etat a été annoncée la possibilité de mettre en place une force militaire d’intervention, plusieurs pays s’y sont opposés. Les pays qui se sont prononcés en sa faveur, ont eux-mêmes rencontré des difficultés politiques intérieures comme au Nigéria, également non aligné.
Globalement, alors que la position de la France est mise à mal en Afrique, ces pays feignent d’ignorer que les visées géostratégiques de la Russie et de la Chine constituent une nouvelle forme de colonialisme, idéologique dans un premier temps, puis politique et économique dans un second temps.
Enfin, ce mouvement est aujourd’hui concurrencé par le bloc constitué par les BRICS qui, à lui seul, représente 40% de la population mondiale et un quart du produit mondial brut, parmi eux, de puissances impériales comme la Russie et la Chine qui ont montré que la force militaire était partie inhérente de leur géostratégie mondiale.
Lors du sommet des BRICS, le président brésilien Lula da Silva a toutefois, lors de son intervention mardi 22 août 2023, estimé qu’il n’y avait pas lieu d’élargir ce groupe de pays ni même de l’institutionnaliser. Peut-être faut-il y voir le signe que le rêve d’une nouvelle forme de non-alignement est devenu une chimère.
Patrick Martin-Genier