À Varsovie, début juillet 2017, Donald Trump n’est pas simplement venu livrer un discours sur la nécessaire défense de l’Occident et de l’Europe. Il n’est pas simplement venu se faire le porte-parole de l’Otan avant de parader sur les Champs-Élysées aux côtés d’Emmanuel Macron. La visite dans la capitale polonaise avait un autre but, moins spectaculaire mais tout aussi stratégique, la bénédiction par les États-Unis du Three Seas Initiative (TSI) « l’initiative des trois mers ».
Renforcer la coopération entre l’Europe centrale et orientale
Le groupe de Visegrad, forum politique qui réunit depuis le début des années 90 les gouvernements de Pologne, de République Tchèque, de Slovaquie et de Hongrie, connaît une seconde jeunesse. Après avoir favorisé les élargissements de l’Union européenne et de l’Otan, le groupe s’attache désormais à harmoniser la position des pays d’Europe centrale à Bruxelles. Si « le V4 » n’a pas souhaité s’ouvrir à d’autres pays afin de conserver une certaine unité ainsi qu’une relative efficacité, ses membres ont néanmoins invité leurs partenaires en fonction des dossiers régionaux à traiter (V4+). Plus significatif, ils ont participé à la fondation d’une nouvelle structure multilatérale élargie. De la Croatie à la Roumanie jusqu’aux pays Baltes, douze pays, anciennement sous protectorat communiste et tous intégrés dans l’Union européenne (exceptée l’Autriche, libérée en 1955 de l’Armée rouge), se sont regroupés autour de « l’initiative des trois mers ».
Depuis 2016, la réunion de ces pays a pour ambition d’organiser la jonction économique entre les mers Baltique, Adriatique et la mer Noire.
Au cœur de ce vaste triangle multilatéral, se trouve le noyau de Visegrad.
À Bucarest cet été, le troisième sommet annuel aura pour tâche de suivre les principaux projets économiques lancés à Dubrovnik et Varsovie en 2016 et 2017 : des autoroutes transnationales, la « via Carpathia » reliée à la « via Baltica » (la Croatie est déjà bien reliée en autoroute au centre-Europe), et un pipe-line qui doit joindre les terminaux de gaz naturel liquéfié en Pologne, Croatie et Roumanie. Ces deux grands projets d’infrastructures ont pour objectif de diminuer la dépendance économique de la région par rapport à la Russie. En 2014, la Hongrie, la Bulgarie ou la Roumanie étaient encore dépendantes à près de 100 % du gaz russe pendant que Kiev et Moscou menaçaient de couper les approvisionnements. Des importations de gaz en provenance d’Amérique et de la mer du Nord seraient facilitées par le TSI et constitueraient aussi une réponse stratégique au pipe-line Nordstream 1 et son projet d’agrandissement, Nordstream 2. Des vecteurs gaziers qui contournent les Peco (pays d’Europe centrale et orientale) pour alimenter directement l’Europe occidentale en hydrocarbure depuis la Russie. Avec le TSI, il s’agirait globalement de développer le volet économique de l’élargissement de l’Otan et de l’UE mis en œuvre dans les années 2000. En 2015, la Pologne a inauguré son premier terminal de GNL (gaz naturel liquéfié) à Świnoujście, tout près de la frontière allemande. Elle importe par ailleurs du gaz à la Norvège depuis le « Baltic Pipe ». Elle doit désormais trouver des débouchés pour toucher des droits de passage.
À ce titre, ce n’est pas un hasard si les trois premiers sommets ont eu lieu dans les pays qui investissent dans des terminaux gaziers. Pologne, Roumanie et Croatie cherchent à s’interconnecter pour démultiplier leur hinterland portuaire. La Croatie prévoit de terminer la construction de son terminal de GNL à Krk en 2019 et la Roumanie veut faire de même dans le port de Constanza au bord de la mer Noire. Le projet est néanmoins concurrent des différents pipe-lines qui relieraient l’Asie centrale à l’Europe sans passer par la Russie. Les pays sans débouché maritime apparaissent plus en retrait. Quant aux pays baltes comme l’Estonie, ils insistent sur l’importance de la défense de leur cyberespace. Il n’est pas très difficile de deviner contre qui…
Ce nouvel isthme stratégique et européen, reliant les mers intérieures de l’Europe, est historiquement un vieux rêve polonais du Maréchal Józef Piłsudski, premier chef d’État de la Pologne moderne. Il ressusciterait, en plus grand, l’ancienne « République des deux nations » lituanienne et polonaise (1569-1795), laquelle englobait une grande partie de l’Ukraine et de la Biélorussie actuelles. Au début du XXe siècle, ce rêve de restauration et d’expansion nationale prit le nom de « Fédération entre-mers » (Miedzymorze en polonais). Il avait déjà pour ambition de contenir l’empire Russe, mais fut brisé net par les armées nazis et soviétiques en 1939.
Depuis la révolution de Kiev en 2014 et la contre-offensive russe qui suivit en Crimée et dans le Donbass, Varsovie semble avoir été contrainte de geler ses projets d’intégration avec l’Ukraine. Le championnat d’Europe des nations de football, organisé en 2008 conjointement en Pologne et en Ukraine, est un souvenir lointain. L’adhésion ukrainienne à l’Otan et à l’UE est devenue improbable. La Pologne tente depuis lors de rediriger ses plans avec de nouveaux partenaires, en particulier vers la Roumanie et la Croatie. Cette dernière a perçu l’opportunité qu’elle pouvait tirer de l’impasse ukrainienne en élargissant le projet des deux mers (Noire et Baltique) à l’Adriatique. Dernière arrivée dans l’Union européenne, elle y voit l’occasion d’offrir une alternative aux traditionnels débouchés maritimes en Italie et en Grèce. Grâce aux partenariats croate et roumain, la Pologne redessine un projet à la hauteur de sa glorieuse histoire malgré les prudents démentis de Varsovie. En effet le poids de la Pologne apparaît disproportionné par rapport à la taille de ses partenaires et les onze autres pays sont en droit de se méfier de tout ce qui ressemblerait, de près ou de loin, à une nouvelle Grande Pologne. Mais à trop s’élargir et à multiplier les partenaires, le jeu se complique pour Varsovie. L’Autriche, qui vient de se doter d’un gouvernement conservateur, pourrait profiter du TSI pour renouer avec les anciennes composantes de l’Empire des Habsbourg et ainsi affaiblir le leadership du groupe de Visegrad en Europe centrale.
Vers de nouveaux clivages ?
Les Peco, pays jugés en Europe occidentale comme des nations souverainistes voire ultraconservatrices, sont un sujet de préoccupation constant pour la Commission présidée par Jean-Claude Juncker. Depuis que le groupe de Visegrad a pris la tête de la fronde anti-politique migratoire d’Angela Merkel à l’été 2015, le fossé entre l’Europe centrale et l’Europe occidentale s’élargit chaque jour un peu plus. Selon l’ancien Premier ministre luxembourgeois, dont le mandat s’achève en 2019, plusieurs pays entrés dans l’Union européenne dans les années 2000 dérivent vers une démocratie « illibérale ». Ce qui sous-entend en réalité que les pays d’Europe centrale évolueraient vers une sorte de « démocrature ».
Pourtant cette « initiative des trois mers » est discrètement appuyée par l’Union européenne, laquelle y voit un projet de développement économique conforme à sa doctrine d’effacement des frontières nationales au profit de grands ensembles régionaux.
Les pays d’Europe occidentale ne voient pas l’intérêt de financer un tel projet mais le soutien timide de Bruxelles est là. Aucun de ses hauts représentants n’était présent sur la photo du sommet de Varsovie y compris le président polonais du Conseil européen Donald Tusk. L’Union européenne a toutefois accordé le statut de PCI (Projets d’intérêts communs) à l’initiative des trois mers. Ce label facilite l’octroi de prêts et de financement de la part de la Connecting Europe Facility (CEF). L’objectif est de bénéficier à terme des juteux fonds d’infrastructures européens annoncés dans le fameux « plan Juncker » et suivis par l’Agence exécutive pour l’innovation et les réseaux. Ce parrainage européen a pour vertu d’accélérer les échanges et de favoriser l’ouverture des marchés à la concurrence comme si les États d’Europe centrale acceptaient d’entrer dans la mondialisation. Bruxelles, Varsovie et Budapest pourraient-ils se réconcilier malgré leurs conceptions divergentes de la démocratie ?
On l’a dit, l’Europe de l’Est est habituellement décrite comme un amas de pays populistes, ce qui les rapprocherait naturellement de Moscou. Or rien n’est plus faux. D’une part, ces pays sont pro-européens et cherchent à faire entendre leurs voix dans le concert bruxellois. D’autre part, ils voudraient s’émanciper totalement de l’ancienne tutelle moscovite et partagent une doctrine libérale de l’économie.
Certes, le groupe de Visegrad ne veut pas de fuite en avant fédérale autour d’un couple franco-allemand qui les contraindrait d’un point de vue budgétaire ou migratoire.
Mais la Pologne, la Roumanie ou les pays baltes sont des pays fortement attachés à l’Otan, peu soupçonnables de collusion avec la Russie.
Le soutien des Etats-Unis
En regardant d’un peu plus près, on peut se demander si ce n’est pas aussi pour les États-Unis une façon de réactiver l’ancien pacte de Varsovie, mais cette fois-ci contre Moscou. Parmi les invités présents au premier sommet de Dubrovnik on pouvait certes apercevoir l’adjoint du ministre chinois pour les Affaires étrangères Liu Haixing, en vue de l’interconnexion du projet avec la nouvelle route de la soie, mais aussi l’ancien conseiller à la Sécurité nationale de Barack Obama, le général James L. Jones, lequel a insisté sur le rôle que l’initiative pourrait avoir dans le développement de l’Otan en Europe. « C’est un vrai projet transatlantique qui a d’énormes ramifications géopolitiques, géostratégiques et géo-économiques » a-t-il déclaré au think-tank The Atlantic Council. Dans son discours de Varsovie, Donald Trump n’a d’ailleurs pas caché l’objectif ultime de cette réunion. « Nous venons de participer avec le président Duda à la très réussie rencontre avec les dirigeants des pays de la région qui s’étend de la Baltique à l’Adriatique et la mer Noire. Je voudrais dire aux habitants de cette magnifique région que l’Amérique veut élargir la coopération avec vous. Nous allons renforcer le partenariat et l’échange commercial avec vos pays en pleine croissance. Nous tenons à vous assurer l’accès aux sources alternatives d’énergie afin que la Pologne et ses voisins ne soient plus l’otage de l’unique fournisseur d’énergie. Monsieur le Président, Madame la Présidente de Croatie, je vous félicite d’être à la tête de cette historique initiative d’intégration régionale ».
Cette initiative des trois mers a un double attrait pour les États-Unis.
Il s’agit non seulement de renforcer la cohésion des pays en première ligne face à la Russie de Vladimir Poutine mais aussi de contourner l’Europe de l’Ouest, jugée trop molle dans son soutien à l’Otan. Le vaste projet de Donald Rumsfeld qui était de miser en 2003 sur « la nouvelle Europe » (centrale, conservatrice et belliqueuse) pour mieux marginaliser « la vieille Europe » (occidentale, pacifiste et progressiste) retrouve une singulière actualité avec l’administration Trump. « La façon dont les pays d’Europe centrale et orientale regardent le monde et les menaces auxquels ils font face est bien plus alignée sur la vision américaine que sur celle de nos alliés traditionnels d’Europe occidentale » décrypte le général Jones. En ligne de mire, le jeu trouble de l’économie allemande par rapport à la Russie.
Pour Washington, il s’agit de couper les liens qui pourraient unir les intérêts allemands et russes. Un rapprochement entre Moscou et Berlin est perçu comme une menace inacceptable pour les intérêts américains en Europe. Inversement, les pays d’Europe centrale peuvent trouver à Washington un moyen de contrebalancer les pressions franco-allemandes ou de la Commission européenne. L’ironie du TSI veut que ces investissements gigantesques bénéficient de fonds européens dont les dirigeants sont pourtant réticents à soutenir des gouvernements idéologiquement opposés.
Une ironie d’autant plus cruelle que si l’initiative des trois mers a pour but d’échapper à la tutelle de Moscou, elle doit aussi permettre de s’émanciper de l’Europe occidentale et donc de Bruxelles pour se placer directement sous la protection des États-Unis.
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Pour autant, il convient de nuancer. Ces grands sommets internationaux, s’ils sont spectaculaires et s’ils se teintent parfois de nostalgies impériales, peuvent accoucher d’une souris. Déjà dans l’entre-deux-guerres, « la petite entente » voulue par la France pour faire tampon entre l’Allemagne et l’URSS n’avait pas été à la hauteur des espérances. Plus récemment, on se souvient de l’inauguration en grande pompe de l’Union pour la Méditerranée au Grand Palais de Paris, laquelle a sombré dans les méandres des printemps arabes avant de revenir à quelques projets économiques plus réalistes. L’élargissement de l’Union méditerranéenne à l’ensemble des membres de l’UE avait tué dans l’œuf l’idée grandiose de Nicolas Sarkozy. Or, le TSI reprend en grande partie le « North-South Gas Corridor » (NSGC), un plan gazier lancé en 2011, déjà adoubé par l’Union européenne. À l’époque le memorandum sur le NSGC avait été signé par treize pays dont huit sont aujourd’hui signataires du TSI. L’Union européenne avait parallèlement lancé un plan d’interconnexion gazier dans les pays baltes et en Finlande en 2009 (Baltic Energy Market Interconnection Plan, BEMIP). Quant au projet de terminal gazier en Roumanie, il était déjà dans les cartons en 2003.
Avec le TSI, il s’agit bien entendu de relier toutes ces initiatives au sein d’une même plateforme intergouvernementale, mais ce forum est aussi une belle tribune médiatique pour des chefs d’État avides de prouver à leurs opinions publiques qu’ils ne sont pas dépossédés de leurs pouvoirs exécutifs.
Hadrien Desuin
Fondation du Pont Neuf