Pour Bertrand Badré la crise que nous traversons doit être l’occasion d’engager une vraie révolution de la coopération public-privé. Seule celle-ci permettra d’atteindre les objectifs du développement durable adoptés en 2015 souligne l’ancien directeur général de la Banque mondiale.
Cinq ans après la glorieuse séquence de l’année 2015 – approbation à Addis-Abeba en juillet de la nouvelle approche pour le financement du développement, en septembre à New York des Objectifs du développement durable (ODD) puis à Paris de l’accord sur le Climat (dit COP21) – alors que nous nous débattons avec les scénarios de relance au moment où la suite de la crise Covid-19 reste bien incertaine il est une fois encore temps de nous pencher sur nos outils de financement et de nous interroger sur leur validité. Je souhaiterais avancer dans les lignes qui suivent deux idées :
- les objectifs de 2015 ne seront pas atteints si nous ne passons pas à une nouvelle étape de la coopération public-privé ;
- cela ouvre une opportunité bienvenue pour nous interroger sur ce qu’est une place financière au XXIe siècle en nous préoccupant en particulier de la place de Paris et du rôle de la zone Euro.
Renforcer la coopération public-privé
Les 17 objectifs du developpement durable sont ambitieux. J’ai été, alors à la Banque mondiale, témoin et partie prenante de leur genèse. Admiratif de la vision. Enthousiaste à l’idée de voir adoptée par l’ensemble des États, quelques années après une crise financière majeure, une feuille de route mondiale, je me suis vite interrogé sur les outils de cette ambition. Le fait est que nous avons alors plus travaillé sur les objectifs que sur les moyens d’y arriver. Même si le 17e et dernier objectif – « renforcer les moyens de mettre en œuvre le Partenariat mondial pour le développement et le revitaliser » – veut promouvoir des partenariats efficaces entre les gouvernements, le secteur privé et la société civile et souligne que ces partenariats sont nécessaires si nous voulons atteindre les objectifs, force est de constater que nous ne sommes qu’au début de la réflexion.
J’avais alors piloté un travail sur ces questions. J’avais souhaité faire un document bref, intelligible et tourné vers l’action. C’était une première : il était signé par la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), toutes les banques régionales de développement et la Banque européenne d’investissement (BEI). Nous y insistions déjà, en particulier, sur le fait que les seuls financements publics n’étaient pas à l’échelle des ambitions affichées. Les besoins de financement estimés se montaient en « trillions » (milliers de milliards) et les capacités publiques en « billions » (milliards). Le titre « From Billions to Trillions » voulait souligner l’ampleur du défi. Et rappeler aussi qu’il ne s’agissait pas juste de mobiliser de l’argent privé mais bien de combiner les approches et les outils et de changer d’échelle : aucun des 16 autres objectifs ne peut raisonnablement être atteint par le seul secteur public ou le seul secteur privé. Il faut changer nos pratiques, nos outils, nos modes de pensée.
Une des difficultés est que la rédaction des objectifs a été finalisée avec un regard de politique publique et que leur exposé n’est pas toujours immédiatement comestible pour un regard privé.
Mais, compte tenu de l’état de la coopération internationale aujourd’hui, il est illusoire de penser les amender ou les réécrire. Il nous faut faire avec. Et trouver les logiciels de traduction pour tous les publics.
La concession que nous connaissons est un des outils qui s’imposent. Il n’est pas le seul. Il en existe d’autres pour le financement des infrastructures comme pour la fourniture de services. Ce n’est pas le lieu ici de les lister ou de comparer leurs bénéfices. Reconnaissons la diversité des génies nationaux et l’inventivité humaine. Leur usage se heurte à plusieurs limites cependant. J’en mettrai en avant quatre auxquelles j’ai été confronté ces dernières années dans différentes situations de responsabilité.
La confiance est une victime des crises successives auxquelles nous sommes confrontés. Elle est difficile à mesurer. Des indices s’y attachent – confiance des consommateurs, des chefs d’entreprise, des opérateurs de marché… – mais sont au mieux des « substituts ». La crise financière mondiale comme les différentes affaires Wikileaks, Dieselgate, Panama Papers, etc. ont été autant de coups portés à la confiance et autant d’occasions de faire croître les suspicions des acteurs les uns envers les autres.
Le secteur public a peur de privatiser les profits et de socialiser les risques et beaucoup croient au plus profond que le secteur privé est dangereux et veut abuser d’eux. S’y ajoutent les craintes d’être accusé de favoritisme ou de ne pas avoir su gérer un conflit d’intérêt. Comme les injonctions contradictoires : « Prenez des risques ! ». Puis quand le risque se matérialise : « Qu’avez-vous fait ? ». On serait paralysé a moins.
En face, le secteur privé se plaint d’un secteur public lent, bureaucratique, peureux ou corrompu. Les vieux routiers font avec. Les nouveaux venus hésitent à s’engager.
Entre les deux, la société civile reste un juge sévère. Aussi prompte à s’enthousiasmer qu’ à condamner en cas de dérapage.
Bien sûr tout cela est simpliste voire caricatural. Mais ces suspicions sont toujours à des degrés divers présentes. Le poids de la conformité et le rôle des avocats sont là pour le rappeler. Ne nous voilons pas la face. Alors qu’elles sont plus nécessaires que jamais, les coopérations sont aussi de plus en plus compliquées.
Travailler à restaurer la confiance en expliquant et en promouvant responsabilité et transparence est une tâche de longue haleine. Elle est indispensable. Plus on verra de partenariats réussis plus l’appétit de poursuivre sera là.
Deuxième obstacle rencontré : ce que les Anglo-Saxons appellent « More of the same » (un peu plus de la même chose) c’est-à-dire la difficulté à se réinventer et à changer les règles. J’ai beaucoup vu cela dans les organisations internationales. Quand nous savons faire quelque chose nous recommençons. Mais les situations changent. La crise financière l’a rappelé. Comme la crise de la Covid. En particulier les acteurs publics doivent apprendre à travailler et à innover ensemble. Prendre des risques, tester, échouer, vite si possible. Et recommencer. Cela suppose une gouvernance ouverte et adaptée.
Ce qui m’amène au troisième point : « Not invented here ». Il y a souvent une difficulté à faire siennes les idées d’autres. À accepter de partager paternité et drapeaux. Il y a une préférence dommageable à inventer la roue chacun de son côté pour son idée ou son projet. Parce que bien sûr ce n’est pas comparable. Parce que bien sûr notre projet est si différent. Au risque de gaspiller de précieuses ressources, du temps comme de l’argent.
Le dernier point que je veux souligner en découle. Nous ne passons pas collectivement à l’échelle. Nous ne passons pas des billions aux trillions. Nous ne mobilisons pas assez ensemble les intelligences publiques et privées pour faire face aux défis de l’éducation, de la santé, des infrastructures, de l’accès à la finance. Nous réussissons à tel ou tel endroit mais nous avons du mal à reproduire, améliorer et généraliser. Nous faisons tourner « notre » roue. Nous préférons réinventer « notre roue ». Plutôt que de la mettre en accès libre. Cela fait la joie des intermédiaires de toutes sortes. Cela limite la capacité à mobiliser les montants de financement nécessaire. Faute de standard, de fongibilité et de véritable marché.
Le sujet finalement me paraît autant culturel que technique. Il faut que collectivement nous promouvions les outils de coopération, les simplifions, les rendions intelligibles. Que nous sachions passer de l’expérimentation a la généralisation. Il ne s’agit plus d’encourager un laboratoire du « Blended finance » (financement mélangé) mais des outils disponibles et utilisables par tous avec confort. Cela suppose aussi de réfléchir aux normes comptables, aux techniques de reporting, aux modes de rémunération. Nous ne ferons pas l’économie d’ouvrir le capot, de sortir les outils et de nous salir un peu les mains. L’enjeu est majeur. Nous ne le regretterons pas.
Et cela est encore plus vrai alors que nous débattons des voies et moyens d’une reprise durable et d’une croissance inclusive et résiliente. Sans saut qualitatif nos efforts resteront vains.
Churchill, et sans doute beaucoup d’autres, ont répété qu’il ne fallait jamais gâcher une bonne crise. Celle que nous vivons n’est pas différente. Profitons-en pour procéder à quelques réglages de fond. Et engager la vraie révolution public-privé-société civile, celle qui seule peut nous permettre « pour de vrai » et « sérieusement » d’espérer atteindre les objectifs du développement durable pour lesquels toute la planète s’est engagée. Il nous reste dix ans.
Avec le Green Deal devenons la place de la transition écologique
Cela m’amène à mon deuxième point. Tout cela ne se fera pas en chambre. Tout cela ne sera pas conduit par quelques pionniers derrière lesquels nous dissimuler. Ce sera le travail collectif de places financières 2.0. Le Brexit a poussé beaucoup en Europe à voir quelles miettes de la City récupérer et comment. Je ne crois pas que cela était la vraie question. Paris pas plus que Francfort, Amsterdam ou Dublin ne remplaceront Londres. L’idée du copier-coller est absurde. Celle du « mini-me » aussi. La séquence crise financière, Brexit, developpement durable devrait nous pousser à repenser à nos facteurs différenciants en ce nouveau siècle. Séparément et plus encore collectivement au niveau de la zone Euro.
Que 100 ou même 1 000 traders quittent la Tamise pour le Main ou la Seine est certes positif dans l’immédiat. Notamment pour les prix de l’immobilier. Cela suffira-t-il à donner une image forte aux places du continent ? Probablement pas.
En revanche nous interroger collectivement sur les attributs qui peuvent contribuer à une identité forte peut nous amener à évoluer. Paris Europlace et Finance for Tomorrow ont entamé une réflexion. Il faut aller plus loin et réfléchir avec les autres places de la zone Euro aux grands sujets financiers. Nous pouvons devenir avec le Green Deal européen la place de la transition climatique. Nous pouvons être la place de la transition démographique.
Nous pouvons être la place des nouveaux outils de financement des marchés émergents et en développement.
Nous pouvons bien sûr être la place ou l’on discute, crée et développe les nouvelles approches public-privé. Nous avons dans la zone Euro une tradition forte et ancienne, de grands « assets owners » – assurances et fonds de pension –, de grands gestionnaires d’actifs, de grandes institutions de développement, de grandes institutions académiques, de grands professionnels des différents métiers de la finance et une capacité à faire travailler ensemble nos différences.
Nous pouvons continuer à faire « more of the same » et à nous arrêter au « not invented here » ou nous pouvons construire non pas le Wall Street de notre siècle mais le Bridge Street. Non pas la City mais une « smart city ». Nous réinventer en pariant sur nos talents et nos forces dans un monde qui en a besoin. Pour peu que nous sachions joindre nos forces nous avons, entre États-Unis et Chine, un boulevard. Où notre intérêt rejoint notre responsabilité n
Bertrand Badré
Président de BlueOrange Sustainable Capital
Ancien directeur général de la Banque mondiale (2013-2016)