Jusqu’à il y a peu, on pouvait considérer qu’il y avait affrontement entre le bloc des démocraties libérales, défendant globalement l’application de la Charte universelle des droits de l’Homme, dans une logique universaliste, libérale et démocratique, et le bloc des pays totalitaires défendant des idéologies identitaristes et autoritaires. Le premier était dirigé par les Etats-Unis d’Amérique et comprenait notamment les pays d’Europe et le second était dominé par la Chine communiste et la Russie poutinienne. Un troisième ensemble qu’on appelait autrefois les « non-alignés » et aujourd’hui le « Sud global », très diversifié, essayait de ne s’engager ni avec l’un ni avec l’autre des deux grands blocs et était traversé par des influences idéologiques très variées.
Aujourd’hui, les choses ont radicalement changé. C’est la logique de puissance nationale qui redevient l’élément majeur du fonctionnement du monde. Certes, les rapports entre Etats ont toujours été des rapports de forces parce que les Etats n’ont que des intérêts. Mais on voit réapparaître, désormais, de manière affichée, de véritables logiques impériales. Et les affrontements d’impérialismes prennent le pas sur tout le reste. Ainsi, le nouveau président des Etats-Unis d’Amérique, Donald Trump, affirme clairement une volonté impériale qui n’a rien à envier à celle du dictateur russe ou à celle du dictateur chinois. Sans plus faire référence au corpus de valeurs de la démocratie libérale, il se place dans une seule logique de rapport de forces et de puissances, déstabilisant ainsi ce qui était encore, il y a peu, le bloc occidental libéral.
Trois grands empires s’affirment en effet sans dissimulations sur la scène mondiale et essaient de conquérir le maximum de territoires, de puissance et d’influence, l’empire russe, l’empire chinois et l’empire états-uniens.
Outre la dimension classique de conquête territoriale et de stratégie d’influence, il s’agit pour eux de maîtriser le maximum de ressources minières et énergétiques. Ces ressources sont en effet plus que jamais indispensables pour alimenter la nouvelle révolution scientifique et technologique qui bouleverse l’économie et la conduite de la guerre. L’intelligence artificielle, les machines et les bases de données qu’elle nécessite, ont besoin de quantités considérables de minerais ( terres rares notamment ) et d’électricité. La maîtrise de ces ressources devient donc, plus que jamais, essentielle.
Les autres pays du monde subissent plus ou moins directement cet affrontement, s’en accommodent ou essaient d’y résister. L’empire russe et l’empire chinois s’épaulent pour essayer d’attirer le maximum possible d’autres pays dans une alliance contre ce qu’ils continuent à appeler l’« Occident ». C’est le rôle du dispositif des BRICS élargi et de l’Organisation de coopération de Shangaï.
Toutes les régions du monde deviennent, dans ce contexte, autant de théâtres d’opérations.
Ainsi en est-il de l’Océan Pacifique où se combattent l’influence états-uniennes et l’influence chinoise. Le cordon sanitaire établi par les Etats-unis contre la Chine communiste à l’issue de la seconde guerre mondiale et de la guerre de Corée ( Corée du Sud, Japon, Taïwan, Philippines ), adossé aux membres du Commonwealth britannique ( Australie, Nouvelle-Zélande ) et aux archipels américains du Pacifique, est grignoté par la présence chinoise qui s’étend progressivement de la mer de Chine à l’Océan indien par les canaux économiques des routes de la soie et l’influence diplomatique sur de multiples micro-états.
La revendication des Etats-Unis sur le canal de Panama se situe évidemment dans ce contexte tant cette voie de navigation entre Pacifique et Atlantique est capitale pour les flottes civiles et militaires états-uniennes.
Ainsi en est-il de l’Océan Arctique où l’impérialisme russe a planté son drapeau jusque sur le pôle Nord et profite des effets bénéfiques du réchauffement climatique qui ouvre des possibilités économiques et commerciales considérables à partir des immenses côtes de la Sibérie.
C’est évidemment ce qui explique les nouvelles revendications états-uniennes sur le Groenland et sur le Canada, les Etats-Unis voulant être sûrs de tenir la totalité de l’autre rive de cet Océan et de maîtriser les richesses minières et énergétiques qu’elle comporte, sans se contenter d’alliés plus ou moins solides.
Ainsi en est-il de l’Asie centrale où les cinq pays qui constituent cette grande région sont soumis à la pression de la Russie, ex puissance coloniale, toujours très présente et au rouleau compresseur économique chinois qui en fait l’un des territoires majeurs du développement de la Belt and Road initiative malgré les sous-influences turque et iranienne et les tentatives de présence occidentale.
Ainsi en est-il de l’Amérique latine ou russe et chinois essaient de contrer la présence historique des Etats-unis en exploitant l’hostilité, très répandue, au néo-colonialisme yankee. Ils le font en développant les liens économiques ( investissements chinois, développement très fort des échanges commerciaux ) et les liens politiques historiques de la Russie ( Cuba, Venezuela ) face aux Etats-Unis qui verraient bien un continent américain unitaire sous leur haute domination.
Ainsi en est-il en Afrique où les intérêts économiques et militaires chinois développent largement leurs implantations tout comme les dispositifs militaires et de renseignements russes, en exploitant l’opposition aux anciennes puissances coloniales et notamment à la France. La pression est particulièrement forte en Afrique du Nord (Algérie, Libye ) et dans tout la zone sahélienne.
Ainsi en est-il au Proche Orient où les groupes islamistes essaient vainement de rétablir un califat qui serait un renouveau des anciens empires arabo-islamiques et se heurtent aux intérêts et à la volonté de puissance de chacun des grands pays de la zone, Turquie, Iran, Arabie Saoudite, Egypte et affrontent le développement de l’implantation israélienne et ses volontés expansionnistes. Chacun des trois grands empires soutient les forces qui, dans cette zone, lui paraissent les plus utiles pour affaiblir l’autre, Israël et Etats du Golfe pour les Etats-Unis, Iran et ses proxis pour la Russie et la Chine. La chute du régime de Bachar el Hassad en Syrie vient, pour l’instant, d’affaiblir l’axe chiite que l’Iran avait construit pour affronter Israël et les Etats-Unis mais la situation est, évidemment, très loin d’être stabilisée et l’islamisme radical poursuit ses tentatives de prise de pouvoir et de déstabilisation des sociétés occidentales ainsi que son expansion en Afrique.
Et l’Europe ? L’Europe n’est-elle plus qu’un autre des terrains d’affrontement des trois grands empires et plus spécialement de l’empire russe et de l’empire états-uniens ?
Incapable, jusqu’à présent, de devenir une puissance, et, a fortiori, une puissance impériale, l’Europe tend à redevenir un simple théâtre d’opérations dans l’affrontement entre l’empire russe et l’empire états-uniens.
Avec l’arrivée du nouveau président des Etats-Unis, les pays européens peuvent, en effet, légitimement se demander s’ils sont encore des alliés, dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, ou s’ils ne constituent que l’un des territoires – sans doute même pas prioritaire – de l’affrontement entre l’empire états-uniens et l’alliance continentale des empires russe et chinois. On voit se profiler le discours d’un « nouveau Yalta » réaffirmant la réalité d’une zone d’influence russe sur l’Europe de l’Est. Les dirigeants russes n’hésitent pas à parler d’une dislocation de l’Ukraine, avec modifications conséquentes de toutes les frontières établies à la fin de la seconde guerre mondiale en s’appuyant notamment -de manière tout à fait traditionnelle – sur des précédents historiques et sur la défense de minorités russophones. Les conquêtes d’ores et déjà réalisées depuis le début de la guerre engagée par la Russie contre l’Ukraine, la Crimée et l’essentiel du Donbass qui ont permis de russifier en totalité la mer d’Azov, ne sont qu’un premier pas de la nouvelle avancée russe vers l’Ouest. Dans cette logique, le reste de l’Ukraine, le cas échéant démantelée, et la Moldavie, doivent redevenir, comme la Biélorussie, des provinces de l’empire russe tel qu’il fut à l’époque des tsars ou des soviets. C’est ce que l’on peut craindre d’une négociation directe entre le président des Etats-Unis et le dictateur russe, par-dessus la tête des dirigeants européens et ukrainien. Plusieurs pays européens sont d’ailleurs tout prêts à se mettre au service de l’un ou l’autre des deux protagonistes ouvrant ainsi le risque d’une disparition pure et simple de l’Union européenne.
La richesse des pays de l’Europe de l’Ouest et l’importance de son marché suffiront-elles à maintenir l’intérêt des Etats-Unis et de ses grandes entreprises pour la défense de ce continent ? On peut penser que le patrimoine et l’épargne considérables des pays européens maintiendront cet intérêt à la condition qu’ils se traduisent par une plus grande consommation de produits américains, notamment énergétiques, technologiques et militaires.
Ainsi, tous les pays, dans toutes les régions du monde, se trouvent peu ou prou entraînés dans le grand jeu de l’affrontement entre les empires.
En valorisant leurs caractéristiques propres, certains peuvent espérer jouer leur propre partition, l’Inde et sa puissance démographique, le Brésil et ses richesses naturelles, quelques autres encore peut-être, mais, pour la plupart, ils subiront les pressions antagonistes des trois empires pour les contraindre à se rallier.
S’affirment ainsi sans fard une pratique et une apologie de la brutalité et du rapport de forces qui se traduisent notamment par une augmentation frénétique des dépenses d’armement. Dans une telle logique, il n’y a aucune place pour le désir de liberté et de démocratie des populations. Les oligarchies dirigeantes chinoise, russe et états-uniennes se retrouvent, désormais, dans un même mépris pour la démocratie et, plus globalement, dans un rejet de toutes les valeurs des Lumières considérées comme émollientes, conduisant à la médiocrité et à la perte d’identité et d’énergie. La reprise en main de Hong Kong par le parti communiste chinois malgré les manifestations massives de la population de ce territoire tout comme la nouvelle mascarade électorale reconduisant le dictateur biélorusse Loukachenko pour un septième mandat, après déjà plus de trente ans d’un pouvoir directement inféodé à la Russie, en sont de violents et flagrants témoignages.
Le discours de l’universalisme libéral « mondialiste » est remplacé par celui du souverainisme affirmé, géré par de puissantes oligarchies mêlant intérêts privés et utilisation de la puissance étatique dans une perspective autoritaire, identitariste et réactionnaire qui se moque bien de l’intérêt général planétaire et de la protection de l’environnement.
On trouve en effet, chez tous, des caractéristiques semblables : nationalisme agressif, complicité entre une oligarchie entrepreneuriale et financière et un pouvoir étatique fort, vision d’un retour à une société passé, unitaire et mythifiée, engagement forcené dans les technosciences d’avenir, clés de la puissance économique et militaire. Même si c’est avec quelques variantes, les trois puissances impériales cultivent ce cocktail idéologique qui se répand aussi, avec des nuances diverses, dans de nombreux autres pays, y compris européens.
L’idéologie libérale universaliste définie par la liberté de pensée, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté d’action, ces libertés s’exerçant dans le cadre des règles d’un état de droit établi démocratiquement pour assurer la défense de l’intérêt général, est totalement battue en brèche.
L’Union européenne qui portait ce corpus de valeurs, est-elle encore en mesure de le défendre face à la déferlante des idéologies totalitaires et des nationalismes agressifs ? Malgré son considérable potentiel il est sans doute trop tard pour qu’elle parvienne à constituer une véritable puissance dotée des institutions, des compétences et des moyens lui permettant d’affronter efficacement la pression des trois grands empires et de peser sur la gouvernance mondiale. Ce travail a certes été engagé, au fil des décennies, mais trop laborieusement pour donner un résultat suffisant aujourd’hui. En témoigne l’incapacité à construire une Europe de la défense et un « pilier européen de l’OTAN » depuis l’échec de la CED dans les années 1950. Et pour l’instant on entend plus les dissonances que les appels au sursaut capables de galvaniser les européens et susceptible de présenter un programme de véritable puissance. On cherche vainement une personnalité européenne incarnant ce projet et qui serait en mesure de parler d’égal à égal avec les trois dirigeants des puissances impériales. Et pendant ce temps-là, une partie des capitaux européens va se placer aux Etats-Unis et nombre des meilleurs scientifiques européens apportent leurs compétences au développement de l’ambition scientifique et technologique des GAFAM.
Qui en tirera les conséquences politiques ?
Jean-François Cervel