Pour Stéphane Rozès, président de Cap (Conseils, analyses et perspectives) et professeur à Sciences Po Paris, l’Assemblée nationale va devenir un lieu de confrontation politique entre la représentation de la nation et l’Etat néolibéral.
Revue Politique et Parlementaire – Quels sont les principaux enseignements de ce scrutin ?
Stéphane Rozès – Le principal enseignement est l’absence inédite de majorité pour le Président réélu Emmanuel Macron. Cette défaite doit être restituée dans la séquence présidentielle car elle y trouve sa source institutionnelle et politique. L’élection présidentielle n’a pas dénoué la dépression française à l’origine de nos régressions et de notre déclin, en remettant l’Etat néolibéral au service de la nation, ses représentations et ses compromis socio-politiques. Mais elle n’a pas non plus réactivé notre Imaginaire au travers d’une dispute commune construisant un contrat tangible entre le Président et le pays pour le mandat à venir.
Les deux tiers des Français ne voulaient pas la réélection du Président Macron, mais le pays était apeuré.
La crise pandémique, la guerre en Ukraine, la situation sociale, la conjoncture économique, l’affaissement de nos institutions et services publics, les insécurités culturelles n’incitaient pas à rajouter l’instabilité politique qu’aurait représenté la victoire des candidats Mélenchon ou Le Pen à ces peurs systémiques.
Emmanuel Macron on le connaît, on évalue ses qualités et ses défauts. Il dit vouloir s’amender du fait de l’expérience acquise, c’était par la force des choses le moindre mal. « Mieux vaut un malheur connu à une promesse de bonheur » remarquait Lampedusa.
Une fois l’hypothèque Mélenchon levée au premier tour, les appels de ce dernier à battre Marine Le Pen, au nom du péril « d’extrême droite », devaient faire le reste au second tour sans que le Président candidat n’ait trop à dévoiler ses intentions et son projet pour la France autre que sa capacité à faire face.
L’intelligence tactique du Président candidat a eu comme corolaire que sa réélection n’a pas été l’œuvre de la prise de la nation sur lui mais des événements extérieurs sur le pays.
Sur cette base de la mère de toutes les batailles, le Président réélu a fait trois graves erreurs stratégiques et tactiques lors de ces législatives.
La première est une erreur d’attitude et de posture.
Il pensait pouvoir faire le service minimal. Son intention était d’éviter toute cristallisation d’oppositions et de profiter de l’effet mécanique légitimiste des plus âgés, des mieux dotés et votant pour lui, tout en dépolitisant les débats et en démobilisant les autres électorats susceptibles de voter contre lui.
Or toute élection, fut-ce de reconduction, devant donner les moyens au Président de gouverner, est un rite qui requiert que le Président « mouille sa chemise », dise « aidez moi », « j’ai besoin de vous »…
Le Président a fait au total quatre déplacements en province, une interview dans la presse régionale et une allocution d’entre-deux-tours sur un tarmac, devant l’avion présidentiel, avant de s’envoler pour l’Ukraine, se contentant de dénoncer les forces « antirépublicaines », les « extrêmes » que seraient le RN et la Nupes. De nombreux Français ont pris cela pour de la désinvolture. L’absence de réaction du Président dans les mises en causes personnelles de deux ministres et suite aux événements du Stade de France avec, notamment, la disparition de preuves vidéo, a été très mal perçue. Sitôt réélu, le Président a semblé à nouveau faire preuve de dédain à l’égard des citoyens et de sa responsabilité politique.
La seconde erreur tient à une incohérence stratégique entre les élections législatives et l’élection présidentielle.
Ainsi que nous l’avons vu, cette dernière s’est jouée sur la sécurisation politique. Or le Président Macron a abandonné cet enjeu au fondement de son contrat avec les Français lorsque Jean-Luc Mélenchon a habilement détourné l’esprit et la lettre des institutions en prétendant y construire une situation de double pouvoir, au travers du vote législatif pour imposer sa personne à Matignon au Président réélu.
Face à ce propos anti-Macron, fédérateur et apparemment salvateur pour la Gauche diversitaire, la plateforme électorale Nupes représentait pour les autres électorats une déstabilisation potentielle des institutions face à laquelle le Président a gardé le silence.
La troisième erreur procède d’incohérences tactiques, tant le Président a usé et abusé du « en même temps ».
D’une part, le remplacement au ministère de l’Education nationale du républicain, Jean-Michel Blanquer, par le communautariste Pap Ndiaye, censé démobiliser l’électorat Nupes, a déstabilisé les républicains et les tenants de la nation. D’autre part, le renvoi dos à dos de la Nupes et du RN comme autant de dangers pour la démocratie a définitivement porté le coup de grâce à l’idée de Front républicain et braqué nombre d’électeurs Nupes ayant voté Macron au second tour de la présidentielle.
Au final, les incohérences d’Emmanuel Macron ont entraîné une démobilisation de son électorat, puisque 37 % de ses électeurs au premier tour de la présidentielle n’ont pas voté Ensemble aux législatives. Par ailleurs, le Front républicain est apparu comme une astuce politicienne et ceci a entraîné de meilleurs reports entre les votes Nupes et RN d’une part et LR et RN d’autre part.
Alors que l’abstention a augmenté au premier tour par rapport à 2017, elle a baissé au second tour, illustrant un sursaut d’intérêt de la part des citoyens pour les enjeux institutionnels et se disant qu’ils pouvaient peser au Parlement.
RPP – Comment analysez-vous la percée du RN ? Celle-ci a été peu envisagée par les sondeurs. Comment expliquer ce raté ?
Stéphane Rozès – D’abord, le premier tour des législatives n’a pas été correctement analysé. La création de la Nupes et l’éventuelle cohabitation imposée par Jean-Luc Mélenchon au Président ont polarisé et masqué la réalité de ce qui se passait dans le pays. L’une des principales préoccupations des journalistes et politologues était de savoir qui d’Ensemble ou de la Nupes allait arriver en tête le 12 juin. En fait, le score de la majorité présidentielle a baissé substantiellement dès le premier tour par rapport à 2017, celui de LR également mais de façon moindre et celui de la Nupes n’a pas fait progresser la Gauche. Seuls le RN et par la force des choses Renaissance, puisque celui-ci n’existait pas il y a cinq ans, ont augmenté le nombre de votes en leur faveur.
Bref ce sont les bonapartistes et légitimistes qui ont progressé quand les néolibéraux et orléanistes ont reculé, les Gauches restant stables.
Pour des raisons liées au mode de scrutin majoritaire à deux tours et à ses effets multiplicateurs, la Nupes progressera fortement en nombre de sièges dans les institutions.
Cela sera politiquement éphémère dans la mesure ou la Nupes ne vient pas consacrer, politiquement et électoralement des alliances idéologiques, et coalition de forces sociales, mais est une plateforme électorale d’une Gauche diversitaire s’éloignant de ses fondamentaux nationaux et républicains regroupés derrière la figure d’un habile César syncrétique, populiste de gauche. La façon d’être et de faire de Mélenchon au sein de LFI ne lui permettra pas de construire durablement à Gauche tant la décomposition politique perdure.
La seconde raison expliquant la percée du RN et sa sous-estimation vient, nous l’avons déjà dit, du renvoi dos à dos de la Nupes et du RN par la majorité présidentielle durant l’entre-deux-tours, ce qui a mis définitivement fin au Front républicain.
Ainsi en cas de duel Nupes-RN un quart des électeurs ayant voté Ensemble au premier tour ont voté pour chacun des candidats du second. Dans le scénario de duel Ensemble-RN, 29 % des électeurs LR ont voté RN et 48 % pour la majorité présidentielle.
Ces amélioration des reports de voix vers les candidats du RN au second tour même faibles, de l’ordre de 2-3 points, ont un fort effet multiplicateur de seuil et font mécaniquement basculer nombre de circonscriptions dans l’escarcelle du RN.
Au fur et à mesure que Marine Le Pen, sous peine de disparaître, faisait muter le FN en RN en le rapprochant de l’Imaginaire français national et républicain et non plus nationaliste et « anti-système », le front républicain apparaissait comme une assurance vie pour les gouvernants se détournant de la nation leur permettant de se maintenir au pouvoir.
Par son ampleur, cette victoire du RN au second tour a surpris beaucoup de ses dirigeants. Il devient le premier Groupe d’opposition devant LFI.
La Nupes aura, quant à elle, échoué à imposer une cohabitation au Président Macron.
Au-delà de la symbolique de la présidence de la commission des Finances par LFI ou le RN pour apparaître comme la première force d’opposition, son obtention par Marine Le Pen l’obligerait et lui permettrait de monter en compétences et en crédibilité vis-à-vis du gouvernement. Elle pourrait ainsi accélérer la mutation du RN au travers de la formation de ses députés et cadres. De ce point de vue, la présence de Marine Le Pen au Parlement est un atout, son dauphin, Jordan Bardella prenant en charge le RN.
RPP – Le résultat de ces législatives nous fait-il entrer dans une crise de régime ? Comment le Président peut-il trouver une issue rapide à cette absence de majorité ?
Stéphane Rozès – Les institutions sont stables et résilientes, mais nous rentrons dans une nouvelle période politique.
Il nous faut être précis. La crise politique que nous connaissons depuis trente ans – qui génère dépression, régression et déclin – n’a pas, selon moi, des raisons institutionnelles. Elle n’est pas occasionnée par le système politique comme l’avançait le candidat Macron, il y a cinq ans, promettant de mettre le pays « En Marche » en faisant une « Révolution » en se débarrassant de « l’ancien monde » et de ses « vieux clivages ».
Je pense que c’est l’inverse. La crise politique et les dysfonctionnements institutionnels ne sont pas la cause, mais l’effet de notre malheur. Ce dernier réside dans de ce que notre nation, pour s’assembler et rayonner, a besoin de se projeter dans l’espace et le temps au travers de visions politiques construites via des disputes communes.
Or l’Etat, enclavé dans la gouvernance néolibérale de l’Union européenne, compatible avec l’ordo-libéralisme allemand, demande au contraire à la nation d’intérioriser des disciplines économiques. En un mot l’Etat néolibéral est contraire à la nation et à son imaginaire. Les institutions et le système politique chargés de régler les rapports entre l’Etat et la nation dysfonctionnent alors. La sujétion du Parlement demeure, mais elle se fait au service de politiques dans lesquelles les Français ne se retrouvent plus.
Il ressort des études d’opinion que pour les Français ce sont dorénavant les marchés qui détiennent le pouvoir, les politiques accompagnant ce processus de dépossession, concomitant avec l’idée que le progrès se dérobe, que demain sera pire qu’aujourd’hui et que la classe politique ainsi que le Parlement ne les représentent plus et ne sont plus à l’image du pays.
Le Parlement apparaît selon, comme un lieu de spectacle et d’affrontements factices ou purement contraint par un Président autoritaire, jupitérien.
Les Français pensent que le système politique connaît une crise de représentativité, alors qu’il connaît en fait une crise de représentation.
C’est que les institutions s’instituent de façon immanente. Celles qui durent sont conformes à l’Imaginaire de leurs peuples, à leurs façons de se représenter le réel et de se l’approprier collectivement. Ce sont les usages des institutions qui les rendent harmonieuses ou non. Ainsi s’explique le paradoxe apparent de la durabilité et du dysfonctionnement des institutions de la Ve République.
C’est le contournement de la souveraineté nationale par le néolibéralisme qui fait notre dépression, le retournement de l’Etat contre la nation, la crise de la souveraineté populaire, le dysfonctionnement des institutions et la défiance généralisée.
Plus qu’une crise de régime, avec cette présidentielle et ces législatives, nous rentrons dans la troisième période du fonctionnement du Parlement qui va faire levier sur la situation politique.
Initialement ce dernier a été conçu pour ne plus être, comme sous la IVe République, le lieu d’arbitrage des intérêts de classes et politiques de la nation, au travers de la fabrication de la loi ; mais le relais de ces compromis tranchés et incarnés par le Président élu par l’ensemble de la nation secondé d’une technostructure forte.
Aux origines, durant la période gaullo-mitterrandienne, l’Assemblée nationale était la fabrique de la loi de l’Etat, indexé sur la nation. À partir du début des années 1990, l’Assemblée est devenue le relais technique de l’Etat néolibéral et d’une Présidence autoritaire, indexés sur Bruxelles au sein de la nation dont il se détournait.
Au regard des résultats de dimanche, l’Assemblée va devenir le lieu de confrontation politique entre une représentation de la nation et l’Etat néolibéral.
L’exécutif qui sitôt en place représente ce dernier, mais qui se retrouvera face à la nation, dispose de nombre d’armes institutionnelles pour que son propos prévale mais la condition des compromis sera le retour de la souveraineté nationale.
En tout état de cause, le pays va se repolitiser au travers de ce qui se passera, maintenant, au Parlement.
La dynamique politique devrait remettre la question, vitale pour toute communauté humaine, de la souveraineté nationale au centre de la vie politique, sans cesse questionnée par les lourds chantiers qui nous attendent.
Avec le nouveau Parlement, la ligne de fracture du pays pourrait remonter de la tension entre la nation et de l’Etat, à la tension originelle entre la nation et l’Union européenne néolibérale.
Ce serait une bonne chose pour la France et la démocratie, chez nous la République.
Stéphane Rozès
Président de Cap
Propos recueillis par Arnaud Benedetti