Est-il encore possible d’écrire sur Napoléon, tant cette trajectoire hors du commun a concentré des bibliothèques entières et foisonnantes de livres, de fictions, d’articles depuis plus de deux siècles ? Que dire de plus de ce qui n’a déjà été dit, parfois répété, imaginé souvent, révélé, supputé et disséqué ? Comment écrire aussi sans céder à la grandiloquence, à cette « oppression de l’admiration » pointée par Chateaubriand et éviter ce que notre siècle de contresens induit en reconstruction aussi hâtive qu’inadéquate et parfois désolante ?
Napoléon n’en impose pas seulement ; il s’impose : par la nature de l’époque bouleversée dont il est le fils, par la polyphonie de son action et de sa présence, par la force d’un imaginaire qu’il s’est attaché à façonner de son vivant. Le surhumain croise en permanence l’humain, la complexité du bilan la puissance lisible de la destinée, le moderne l’antique.
Les atermoiements mémoriels, dont il est aujourd’hui l’objet, ont ceci de signifiant qu’ils relèvent tant d’une forme d’inquiétude empreinte d’effroi que d’une difficulté structurelle à comprendre et à aborder ce passé. Le récit napoléonien, en effet, écrase ; il est écrasant par sa dynamique propre qui, vue de la fenêtre de notre époque tissée de contraintes, suscite le vertige. Napoléon est homme de domination ; à tout le moins est-ce ainsi qu’il vient à nous. Il domine sa vie d’abord : tout juste français par aléas, latin par héritage, « outsider » par naissance, le « petit Corse » a fait de la trame de ses stigmates originels le réservoir social de son énergie. Il est l’homme si humain qui dépasse néanmoins les contingences de ce que les déterminismes auraient pu empêcher. Mais, après tout, rien de forcément surprenant dans cette genèse qui obéit aux ressources de ces conformations psychologiques qui arrachent leur promotion au prix d’une soif inextinguible de faire mentir le sort. Il incarne une méritocratie pré-républicaine que d’autres emprunteront à leur tour. Ce qui sidère, in fine, laisse sans voix, c’est ce Bonaparte qui se fait Napoléon, cette jonction d’une réussite personnelle sur soi-même, sur les circonstances, sur ses rivaux avec une aventure qui surplombe son temps et qui paraît l’envelopper de sa démesure. Cette surpuissance intrigue, elle fait bouger les hommes et les frontières, transforme les profondeurs de la société en une séquence si ramassée qu’elle suscite chez nos contemporains un désappointement où se mêle à la fascination une étrangeté absolue. Car si le despote peut nourrir l’image, la complexité de cette dernière vient aussi de ce fait qu’il porte une idée, celle qu’Hegel a entrevue et pressentie lors de l’entrée de l’Empereur à Iéna en 1806, cette « âme du monde » dont on ne sait si elle annonce les désastres à venir de l’histoire ou un saut qualitatif dans une toute autre temporalité tant politique que sociale.
Tout le problème posé par la réception de l’héritage napoléonien est qu’il ne peut se réduire au despotisme dans lequel ses contempteurs souhaiteraient l’enfermer.
Il est aussi le continuateur et l’accélérateur de ce grand mouvement de l’égalité dans lequel Tocqueville verra la marche des sociétés. Le passage de l’intrépide Bonaparte à l’Empereur absolu, qui légifère autant qu’il guerroie, qui fonde autant qu’il renverse, est tout dans ce coup de génie d’habiter toutes les contradictions de son temps. Il s’en fait le réceptacle, il en embrasse tous les partis pris, il en condense toutes les énergies, négatives et positives. Il est l’homme qui épouse bien sûr son moment, et sa prescience est de l’avoir compris. Jean-Jacques Rousseau, qu’il lût beaucoup, prédisait dans des lignes fameuses de L’Emile : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions ». Sans ce viatique, aveuglé confusément par notre propre sensibilité, nous nous interdisons de saisir la singularité de l’homme, de l’exceptionnelle empreinte qui demeure la sienne : celui qui, sous la pression d’évènements énormes, fait basculer la société dans la modernité que nous lui connaissons encore. Napoléon est indissociable de la forge abrasive de ce quart de siècle qui, de 1789 à 1815, césure l’histoire : des Lumières, dont il est l’un des enfants, il en porte la rationalité jusque dans ses excès, mais il en limite aussi les débordements avec cette science de la France qu’il comprend mieux, lui l’insulaire prodigue, que bien des nostalgiques de la monarchie et des frénétiques de la Révolution. Parce qu’il articule l’une à l’autre, qu’il les pense et les opère dans la continuité, il fonde le contrat national sur lequel nous vivons depuis plus de deux siècles.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef