L’interview du président de la République sur TF1 et France 2 du 14 mars 2024 est d’importance, les mots tentent d’être pesés et le thème est crucial : la position de la France face à l’attaque russes contre l’Ukraine[1].
En faisant abstraction de toute rhétorique guerrière, la vision géopolitique du président est on ne peut plus fondée.
Les États-Unis s’éloignent de l’Europe et du conflit russo-ukrainien pour des raisons de politique intérieure et la possible élection de Donald Trump lors des présidentielles de fin d’année fait peser de potentielles menaces sur l’OTAN.
Face à ce constat, le président français souhaite voir l’Europe s’affirmer comme une puissance militaire capable, seule, de garantir sa sécurité. Cela, non seulement en disposant des capacités militaires nécessaires en hommes et en matériels, mais aussi d’industries de défense en état de fournir les quantités de munitions indispensables pour un conflit de haute intensité. Mieux encore, il souhaite que les économies, les sociétés et les individus soient préparées pour des temps difficiles, présents et à venir.
Une telle approche se doit d’exister, face à une Russie qui n’est plus celle de Eltsine, affaiblie par des années d’errance, comme étourdie par l’appel de sirènes étrangères. Mais aussi face à une Chine ultra-moderne, à l’économie forte et désormais capable d’utiliser les réalisations de haute technologie civile dans ses applications militaires.
L’Europe, zone de démocratie, d’économie libérale et de populations vieillissantes se doit de garantir sa sécurité. Une politique raisonnable, une gestion des intérêts de l’Europe « en bon père de famille » aurait dû suffire à garantir la sécurité de cet espace de liberté au cours des dernières décennies.
Malheureusement, depuis la chute du mur de Berlin, les « dividendes de la paix » se sont transformés en une baisse des crédits militaires, une déshérence des capacités de production des industries de défense, un abandon des notions de Patrie et de devoir.
La volonté de revenir sur les effets de décennies d’erreurs dans le domaine de l’affirmation de la puissance de la France et de l’Europe est louable, mais doit-on pour autant se trouver un génie du mal contre lequel lutter pour valider, au risque d’un conflit nucléaire, cette nouvelle approche ?
Ceci d’autant plus que certains des arguments présentés par le président de la République lors de son interview sont pour le moins discutables.
Ainsi, le président indique qu’après 2014 et les événements de Crimée et du Donbass, tout a été fait « …pour rétablir la paix, tout, les accords de Minsk, les négociations qui sont menés sous l’égide de la France et de l’Allemagne avec l’Ukraine et la Russie ».
Dans les faits, l’inverse a été clairement énoncé par Angela Merkel, l’ancienne chancelière allemande. En effet, celle-ci a déclaré dans un entretien accordé à Die Zeit que les accords de Minsk n’avaient été soutenus par l’Allemagne et la France que dans le but de faire gagner du temps à l’Ukraine pour lui permettre de se réarmer : « Et l’accord de Minsk de 2014 était une tentative de donner du temps à l’Ukraine. Elle a également profité de cette période pour devenir plus forte, comme on peut le voir aujourd’hui. L’Ukraine de 2014/15 n’est pas l’Ukraine d’aujourd’hui. Comme on l’a vu lors de la bataille de Debaltsevo début 2015, Poutine aurait pu facilement l’écraser à l’époque. Et je doute fort que les pays de l’OTAN aient pu faire autant qu’aujourd’hui pour aider l’Ukraine » [2].
Cette approche se trouve encore confirmée par les déclarations imprudentes faites par François Hollande à un humoriste russe connu. Au cours de cette conversation téléphonique une voix imitant parfaitement celle de l’ancien président ukrainien Porochenko, relance la conversation en demandant « …ces accords nous ont donné un peu de temps pour nous armer. Angela en a récemment parlé… ». François Hollande répond alors : « Elle a eu raison, […] c’est nous qui voulions gagner du temps pour permettre à l’Ukraine de se rétablir, de renforcer ses moyens militaires »[3].
Dans le cas précis, il est parfaitement clair que rien n’a été fait, ni par la France, ni par l’Allemagne pour parvenir à un règlement à l’amiable entre Kiev et le Donbass qui, selon les Accords de Minsk, serait alors resté au sein de l’Ukraine.
Un autre moment dément l’assertion selon laquelle tout aurait été fait pour parvenir à un règlement pacifique de la crise. A la suite de l’intervention russe de février 2022, des négociations sont lancées à Istanbul en avril 2022. Selon Oleksiy Arestovitch, ancien conseiller de Zelensky, les discussions avaient été “couronnées de succès … 90 % des questions litigieuses ayant été résolues d’une façon dans l’ensemble avantageuse pour l’Ukraine. Il ne restait plus qu’à organiser une rencontre en personne entre Zelensky et Poutine quelques jours plus tard pour s’entendre sur la taille définitive de l’armée ukrainienne de l’après-guerre, et signer l’accord final »[4].
Tout semblait réglé, puis quelque chose a changé et l’Ukraine a rejeté toute négociation directe avec la Russie, allant jusqu’à adopter une loi les interdisant. Alors que certains émettent l’hypothèse que les événements de Boutcha auraient retournés la population ukrainienne, il semble désormais bien plus certain, en tenant compte des positions exposées par Angela Merkel et François Hollande, que la visite inopinée de Boris Johnson en Ukraine à ce moment précis ait été le facteur déclencheur du refus des Ukrainiens de signer la paix.
En outre, les termes utilisés par le président français lors de son interview semblent imparfaitement conformes à la réalité des choses.
Ainsi, pour Emmanuel Macron, « la Russie ne peut pas et ne doit pas gagner cette guerre … une guerre qui est existentielle pour l’Europe et pour la France ». Une position en miroir de celle défendue, la veille, par Vladimir Poutine alors qu’il évaluait les risques liés à une intervention de troupes américaines sur le territoire russe ou ukrainien :
« …Nous savons ce que sont les troupes américaines sur le territoire russe. Ce sont des interventionnistes [comme celles envoyées par les Etats-Unis lors de la guerre civile russe – GGM]. C’est ainsi que nous les traiterons, et cela même si elles apparaissent sur le territoire ukrainien, ils le comprennent… Je ne pense donc pas que la situation soit aussi frontale ici. Mais nous sommes prêts. Je l’ai dit à maintes reprises, il s’agit pour nous d’une question de vie ou de mort, et pour [les Américains] il s’agit [simplement] d’améliorer leur position tactique dans le monde en général, mais aussi en Europe en particulier, et de préserver leur statut parmi leurs alliés. C’est également important, mais pas autant que pour nous… »[5].
Ainsi, outre la Russie et l’Ukraine, seule la France voit dans la guerre actuelle un enjeu existentiel. Certes, cette guerre est existentielle pour l’Ukraine, dont l’intégrité territoriale est fortement remise en cause, pour la Russie aussi, car ses troupes combattent pour libérer ce qu’elle considère comme une partie du territoire national occupé par l’Ukraine[6].
En revanche, comment pour la France, située, comme le note le président, à plus de 1 500 kilomètres du champ de bataille[7], cette guerre pourrait-elle être existentielle ?
Étonnant anachronisme, car la dernière fois qu’une confrontation réellement existentielle entre la France et la Russie a eu lieu ce fut entre 1812 et 1815, avec une issue connue de tous.
Au cours des dernières semaines la question ukrainienne s’est trouvée coincée entre la panthéonisation de Missak Manouchian, la crise agricole, la constitutionnalisation de l’avortement , le projet de loi sur une aide à mourir et le lancement de la campagne pour les Européennes – l’apparition de trois de ces thèmes étant du ressort exclusif de la volonté présidentielle.
Le traitement de la question ukrainienne par Emmanuel Macron met une nouvelle fois en lumière l’étonnante collision entre une vision limpide, souvent juste, des grands défis et une mise en pratique des solutions proposées pour les résoudre tout à la fois confrontationnelles, désordonnées et criardes. Les « coups de Com » présidentiels ne font pas une politique.
Oui, une Russie victorieuse influencerait une Europe faible, mais doit-on pour cela préférer « mourir pour Kiev » à la suite de déclarations malheureuses ou de gesticulations bravaches ?
Ne serait-il pas plus profitable d’utiliser le temps nous séparant d’un éventuel face à face avec la Russie à la frontière polono-ukrainienne pour construire une véritable Europe de la défense à la fois nucléaire, résiliente et indépendante de l’OTAN ?
Dr. – HDR. Gaël-Georges Moullec
[1] Cet article n’entre pas dans le débat de savoir si les motivations d’Emmanuel Macron sont ou non à relier avec la campagne pour les élections européennes ou d’autres considérations de politique intérieur. Les commentaires se concentrent uniquement sur l’approche internationale de cette prise de position.
[2] Die Zeit, 8 décembre 2022, n°51
[3] https://www.francetvinfo.fr/vrai-ou-fake/desintox-non-francois-hollande-n-a-pas-admis-que-l-otan-avait-trompe-la-russie_5768564.html
[4] https://www.courrierinternational.com/article/analyse-les-negociations-de-paix-avortees-en-2022-une-occasion-manquee-pour-l-ukraine
[5] Vladimir Poutine répond aux questions du journaliste Dmitri Kiselev, Blog SDBR, 14 mars, 2024. https://www.sdbrnews.com/sdbr-news-blog-fr/jn5svc7c2xz84hbz7y7ag3fofrnba6
[6] Le 30 septembre 2022, les républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk et les oblasts de Kherson et Zaporijia sont réintégrés au sein de la Fédération de Russie.
[7] Comme le note le président français, entre « Strasbourg et Lviv, il y a moins de 1 500 km ». Pour sa part, au mois d’avril 1947, le général de Gaulle identifie la menace soviétique basée sur une idéologie totalitaire, expansionniste, domine les 2/3 de l’Europe. Pour lui, ce « formidable groupement d’États », dont la frontière n’est séparée de la frontière française que « par 500 km, soit à peine la longueur de deux étapes du Tour de France cycliste ». Étonnamment, Charles de Gaulle n’utilise pas le terme d’existentiel pour définir la menace, alors même que les distances sont bien moindres.