Le sujet des secours humanitaires est au coeur de l’actualité internationale : le tremblement de terre au Maroc (environ 3 000 victimes) les inondations en Libye (11 300 personnes décédées) et plus récemment le débarquement de 8 000 migrants sur l’île de Lampedusa en Italie entre le 11 et 13 septembre 2023.
La première réaction est de se demander comment aider et sauver ces populations meurtries par ces différents évènements ? Quels secours matériels à apporter pour soulager et apaiser la peine de ces différentes victimes ? On comprend tout de suite la place fondamentale prise par la dimension humanitaire dans ce type de situation qui relègue au second plan les questions politiques et juridiques.
D’un point de vue juridique, ces principes d’humanité qui sont en même temps un devoir humanitaire, de fraternité, de solidarité, d’impartialité et de neutralité puisent leurs sources dans le droit international humanitaire, en particulier dans les conventions de Genève. Ces principes ont été également adoptés par les Nations Unies en vertu des Résolutions 46/182 et 58/114 de l’Assemblée générale des Nations-unies. La dignité et la valeur de la personne humaine prévue dans le préambule de la Charte des Nations-unies est placée au niveau des valeurs fondamentales de l’ONU.
Le respect de l’homme et de l’unité du genre humain est à la base de toute réflexion et action internationale.
Certes, ce droit reçoit à travers l’histoire des interprétations et justifications variées mais cette notion est un tout et constitue le point cardinal du droit international et la société internationale. Cette règle représente un des principaux fondements du droit humanitaire international (cf l’article 3 commun des conventions de Genève ). Elle est reconnue par la quasi-totalité des pays du monde. L’objectif premier de cette notion est la reconnaissance individuelle des victimes. La pertinence de leur statut a été reprise également par le code de conduite des mouvements de la Croix-Rouge, du Croissant Rouge et des ONG.
Plus concrètement, le principe d’humanité est une réponse à une souffrance humaine de type médical, matériel, moral, psychologique qui doit être entendue et rendue aux populations les plus vulnérables
Une fois affirmer ces principes de protection, comment oeuvrer et participer avec les partenaires touchés par les catastrophes aux missions d’évaluation, de conception et mise en oeuvre des besoins ?
En raison d’une lecture large qui est liée à sa définition, une certaine imprécision demeure quant à sa mise en oeuvre. En effet, celle-ci connaît des applications critiques et ambiguës. Notre étude fera référence à quelques cas afin de démontrer à la fois la complexité et l’utilité de cette notion et également la diversité d’opinions qu’elle peut engendrer.
Deux questions seront examinées : d’une part la question du dualisme de l’aide humanitaire et de la souveraineté de l’Etat et d’autre part des modalités de l’aide humanitaire.
L’universel face à l’ordre interne
Selon quelles conditions la souveraineté des Etats peut elle se limiter face à certains droits fondamentaux de l’homme ? Comment et de quelle manière des valeurs humaines peuvent-elles l’emporter sur des raisons économiques et politiques d’un Etat ? Comment des lois d’humanité pourraient dominer « l’imperium » d’un Etat caractérisé par la puissance publique avec ses pouvoirs dans les domaines politique, judiciaire et international. Le XXIè siècle n’est plus le XVIIIè ou le XIXè fortement influencé par le droit naturel mais pour autant les Etats peuvent-ils encore invoquer un domaine réservé ? Comme le déclarait le professeur De Visscher : « Dans des cas exceptionnels, le respect dû à l’ordre interne cède le pas aux exigences universelles de l’humanité et de la paix ». Il est certain qu’à l’heure actuelle, la tendance universaliste a pris le dessus sur les idées d’indépendance mais peut-elle se généraliser et s’étendre à tous les aspects de la vie d’un Etat ? Est ce que l’examen des droits fondamentaux est-il un préalable nécessaire pour toutes les affaires relevant d’ un Etat?. On peut émettre des avis réservés et sceptiques concernant la référence des droits fondamentaux dans la conduite de la politique étrangère des grandes puissances.
La question de l’immigration en France et en Europe a fait l’objet de nombreux débats, voire polémiques entre les différents acteurs (Etat, partis politiques, associations, Union européenne..).
On tentera de faire ressortir les principales tendances de ce débat à travers le prisme de l’UE et l’arrêt de la Cour de cassation du 31 mars 2021.
La séquence des migrants de Lampedusa a été l’occasion pour l’Europe d’imprimer une nouvelle politique migratoire. La présidente de la commission européenne Von der Leyden a exposé le 17 septembre 2023 le nouveau plan européen pour lutter contre l’immigration irrégulière. Ce nouveau plan d’aide présente plusieurs mesures destinées à prévenir les incidents répétés de Lampedusa.
Parmi celles-ci, nous distinguons :
- Une implication plus forte de l’Agence pour l’asile et de Frontex ( corps européen de garde frontières et de garde-côtes) :
Ces deux organisations devront « assurer l’enregistrement des arrivées, la prise des empreintes digitales, le débriefing et l’orientation vers les autorités compétentes ». Frontex devra s’attacher à la surveillance dans les airs et des frontières en mer, et à lutter contre les passeurs. L’Agence européenne pour l’asile (AUEA) devra aider les migrants arrivés en Italie et identifier les pays qui ne présentent « aucune persécution « au sens de la Convention de Genève. - Favoriser et contribuer à un mécanisme de solidarité volontaire :
Ce mécanisme non contraignant adopté en 2022 prévoit que les Etats membres se portent volontaire pour accueillir les migrants arrivés dans un autre pays. La France et l’Allemagne n’ont déjà décidé pour l’instant de ne pas appliquer cette mesure..
- Faciliter les retours dans les pays d’origine :
Il s’agit aussi d’entamer un dialogue avec certains pays comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal , la Guinée,et le Burkina -Faso qui ne rempliraient pas les conditions d’asile. L’objectif est de faciliter la réadmission des migrants.
- Renforcer la coopération avec la Tunisie, pays de transit :
En 2023, l’Union européenne a signé avec la Tunisie un « partenariat stratégique » qui vise à lutter contre l’immigration irrégulière. Le but est de freiner des départs le long des côtes tunisiennes et de fournir des équipements supplémentaires pour les gardes-côtes tunisiens. Une aide de 105 millions d’euros a été prévue pour soutenir ces actions.
D’autres moyens sont prévus par l’UE pour lutter contre l’immigration illégale : intensifier des campagnes de sensibilisation pour dissuader les traversées de la Méditerranée, offrir des alternatives à l’admission à l’immigration et aux retours volontaires, le renforcement de la coopération internationale avec notamment le Haut-commissariat pour les réfugiés.
Comme nous le remarquons, ce plan est un vaste programme avec des véritables ambitions humanitaires conformes aux espérances du Pape François lors de ses déclarations à Marseille le 23 septembre 2023. Sans doute, la mise de ce plan sera difficile compte tenu des nombreuses réticences et de l’insuffisance des capacités d’accueil existant dans les pays européens. Ce plan a le mérite d’exister compte tenu des besoins et de l’urgence de la question migratoire. On peut s’interroger sur la pertinence de ce projet. En particulier, comment coordonner les différents programmes de ce plan et aussi organiser les interventions des différents acteurs nationaux et internationaux ? Comment et de quelle manière les populations locales vont-elles accueillir ces différents migrants. Il ressort de ces différentes actions qu’il y a un effort indiscutable de la part de l’Europe pour lutter contre l’immigration illégale mais comment ne pas relever que la réussite de ces programmes dépend largement à la fois de la responsabilité et de la contribution des chefs d’Etat européen et africain.
C’est un combat solidaire et partagé que doivent mener les deux continents. L’Europe et l’Afrique doivent mener une lutte conjointe contre l’immigration illégale et les passeurs, auteurs de crimes contre l’humanité.
Dans le même sens concernant une application large du principe d’humanité, on peut citer l’arrêt de la Cour de cassation du 31 mars 2021. Il est intéressant dans la mesure où il traduit fidèlement la pensée et l’esprit du droit moderne.
Quelques éléments de fait permettront de donner un éclairage précis de cette affaire. Un agriculteur de la vallée de la Roya (Alpes Maritimes) apportait son soutien aux migrants qui franchissait la frontière franco-italienne. L’auteur C. Herrou avait été condamné en première instance à quatre mois de prison avec sursis pour avoir emmené dans sa voiture des migrants jusqu’à son domicile. Il aurait ainsi hébergé selon le même procédé près de 200 migrants. La Cour d’appel d’Aix en Provence confirma en août 2017 le jugement de première instance. Le justiciable saisit le Conseil constitutionnel sur le fondement d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette juridiction statua le 6 juillet 2018 en déclarant « qu’une aide désintéressée aux migrants, qu’elle soit individuelle ou militante et organisée, ne doit pas être poursuivie ». Par cette décision, le Conseil constitutionnel consacrait le principe de « fraternité sous une nouvelle forme « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national » .
L’affaire a été renvoyée ensuite devant la Cour d’appel de Lyon. Cette juridiction par un arrêt du 13/05/2018 acquitta le justiciable de toutes les poursuites alors même que le parquet avait requis 8 à 10 mois de prison avec sursis. Ce pourvoi en cassation sera rejeté le 31 mars 2021 par la Cour de cassation. La relaxe de C. Herrou est maintenant une décision définitive. On peut déduire de cette affaire que l’aide à la circulation se rattache au principe de fraternité et ne saurait être punie. En revanche, l’aide à l’entrée et la circulation sur le territoire sera considérée comme illicite.
Le droit pénal désigne le « délit de solidarité » toute personne qui aura par une aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France.. » (article L-622-1). La personne sera punie d’un emprisonnement de 5 ans et d’une amende de 30 000 euros. Ou trouver la cohérence entre ces 2 lectures du droit : le principe de fraternité et le délit de solidarité ? La réponse à cette question peut-elle être apportée par le principe d’humanité ? Sommes-nous en présence d’une fiction ou d’une réalité ?
Dans le cadre de cette réflexion générale, il serait important d’analyser la combinaison de certains mécanismes d’assistance et les perspectives du principe d’humanité.
La gestion humanitaire : enjeux et perspectives
Dès le départ, il faut mentionner que les premières aides urgentes à apporter aux victimes de catastrophes peuvent être très diverses et de différentes natures : l’assistance de médecins, d’infirmiers, la distribution de médicaments, de vivres, d’articles ménagers, de sacs mortuaires… Au-delà des problèmes juridiques, des questions adjacentes peuvent se poser à-propos de ces opérations humanitaires : la nature et les modalités de l’aide (financières, matérielles..), les buts des opérations, la durée… On peut aussi se demander quels sont les acteurs qui sont susceptibles de participer à ce type de missions (Etats, institutions internationales, ONG…).
De manière générale, dans le système humanitaire, les interventions des agences de l’ONU et autres organisations pertinentes se font sans conditions préalables.
L’objectif est de dépolitiser l’aide et de travailler où les besoins sont les plus pressants. La règle de la neutralité est donc la règle générale qui est complémentaire du principe d’humanité.
Or le refus plus ou moins officiel du Maroc d’accepter l’aide de la France a été largement critiquée. La raison principale et sans doute légitime de cette décision a pour origine la position ambigüe de la France dans le conflit du Sahara occidental. Quelques jours après le tremblement de terre du Maroc survenu 8 septembre 2023, le roi Mohammed VI avait sélectionné quatre pays : l’Espagne, la Grande-Bretagne, le Quatar et les Emirats arabes unis. A travers cette résolution, le roi accomplissait un choix politique qui reléguait au second plan l’assistance humanitaire.
Le partenariat public-privé ne fonctionne pas toujours de manière satisfaisante (cf document ONU du 14/09/2023- CS/154/10) dans la gestion des opérations de secours malgré l’augmentation des crises humanitaires, des besoins et des moyens. On remarque que les besoins en financement humanitaire pour 2023 dépassent les 55 milliards de dollars et n’ont été couverts qu’à hauteur de 25 % jusqu’ici (Cf supra ONU- 2023).
Une meilleure coordination privé-public ainsi qu’une plus grande implication du secteur privé dans des domaines clefs tels que la logistique (celle-ci représente entre 60 % et 80 % des dépenses humanitaires d’urgence), les technologies de l’information et la communication (TIC) seraient très utiles.
C’est aussi une nécessité de développer des solutions au niveau local et de mettre en place une plateforme unique entre les gouvernements, les ONG, la société civile et le secteur privé. Il est nécessaire aussi de trouver un bon équilibre entre ces différents acteurs pour garantir l’efficacité des partenariats.
Il faut privilégier une approche pragmatique et préconiser des contacts plus directs et délibérés avec l’administration. Cette construction dynamique privé-public doit s’appuyer et se réaliser à partir des technologies modernes (satellites, drones et intelligence artificielle).
Cette alliance privé-public ne doit pas pour autant éclipser le rôle de l’Etat vis -à-vis des citoyens.
Enfin, d’un point de vue géopolitique, l’aide humanitaire est confrontée à de nouveaux enjeux et la Méditerranée en est devenue depuis quelques temps un des épicentres.
De cette crise migratoire à Lampedusa est née plusieurs mouvements idéologiques, sociaux, culturels et politiques assez différents les uns des autres en raison de leurs positions respectives. Les premiers sont issus de la tendance des « sans-frontières » dont on peut intégrer les mondialistes. On peut y ajouter les humanitaires partisans d’un monde libre et ouvert. Dans leur esprit, l’Europe pourrait devenir le carrefour de toutes les civilisations.
Le second mouvement exprime des sérieuses réserves à l’encontre des migrations qui seraient une source de déséquilibres sociaux, économiques et culturels pour les Etats d’accueil. En effet, dans une certaine mesure, la visite du pape François à Marseille les 23 et 24 septembre 2023 a mis en exergue ces contradictions malgré les nombreuses réformes entreprises.
Pour Chantal Delsol (Cf. La fin de la chrétienté, Edition du Cerf, 2021), la crise présente de l’Europe ressemblerait dans une certaine mesure à la crise et à la chute de l’Empire romain au 5è siècle. A cette époque, on avait un empire romain déclinant, appauvri et une religion dissolue alors que dans le même temps des peuplades venant d’Europe centrale et d’Asie devenaient de plus en plus nombreuses…
Le principe d’humanité fait encore l’objet de nombreuses explications et interprétations. Il nous questionne principalement sur la portée de ce principe. Ces « chocs civilisationnels » qui touchent à la question migratoire sont aussi l’expression d’une histoire en mouvement animée par des personnes en quête d’un paradis. Pour l’instant, cette notion est pleinement reconnue et appliquée à la fois en tant qu’opération de secours en mer et terre et élément substantiel du droit d’asile.
Arnaud de Raulin
Professeur émérite des universités
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