La place de la France en Europe et dans le monde est singulière depuis longtemps. Peut-elle le rester en 2024 ?
Puissance moyenne d’influence mondiale, membre respectable du club des quinze puissances dominantes de la planète, elle est sortie de la guerre froide dans le peloton européen sans renoncer à son ADN stratégique propre. Doit-elle toujours s’y tailler une place particulière à la mesure de son destin et de ses atouts ? Doit-elle plutôt transférer sur l’Union européenne l’essentiel de ses ambitions avec une « politique de souverainetés » partagées[i] Mais comment gérer dès lors la souveraineté dans une interdépendance qui revient en force après la panne mondiale suscitée par le Sras-Cov2 ? Comment réagir au mieux de nos intérêts à la série des accidents stratégiques graves qui ont suivi, notamment la guerre au cœur de l’Europe en Ukraine et la guerre au cœur du levant à Gaza ? Comment se comporter face à la multiplicité des fronts actifs qui s’ouvrent dans une planète qui connait une véritable épidémie de violences ouvertes et d’entreprises désinhibées d’acteurs multiples ? Se singulariser, s’aligner ?
Car trente ans après la discontinuité stratégique brutale que fut la disparition de l’URSS qui mit fin à la guerre froide en 1990, nous vivons une autre discontinuité stratégique brutale depuis fin 2019 et surtout depuis mars 2022, c’est un deuxième XXIe siècle qui a commencé[ii]. La transition stratégique lancée en 1990 s’accélère dans l’inconnue des escalades de violences plus ou moins contrôlées d’un monde hétéroclite et multiple. L’avenir est illisible et nous semble soudain devenu très dangereux. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir travaillé à l’évaluer depuis la fin de la guerre froide à grands coups de livres blancs et de revues stratégiques. Pourtant aujourd’hui on ne peut au mieux que tenter de réagir aux accidents au gré des circonstances, tant notre souveraineté semble encadrée par nos dépendances et sans ligne d’action ni vision directrice.
Peut-on encore mener une politique extérieure souveraine ? Sans aucun doute et il n’est jamais trop tard pour bien faire en développant maintenant une analyse stratégique solide au service d’un projet politique facile à partager par tous les Français et qui pourrait se résumer à ceci : garder en mains propres et passer à la postérité autant que c’est possible les clés intactes de l’avenir de la France en Europe et de l’Europe dans le monde.
Rester maître de son destin dans une interdépendance consentie, en combinant les rapports de force et les espaces de coopération, tel est l’enjeu d’une « grande stratégie » à laquelle il faut désormais consacrer nos efforts et appliquer notre intelligence du monde en gardant intactes les vertus dont la France sût le plus souvent faire preuve, un courage politique servi par le bon sens pratique et la capacité à se fixer un cap cohérent et à s’y tenir.
Cette volonté de se fixer une ligne de conduite durable dans ces temps incertains nous fera considérer les contingences d’un engagement trop inconditionnel au profit d’un belligérant fragile et d’une économie de guerre au trop long cours assortie de la double peine du financement d’un réarmement conventionnel en parallèle d’une modernisation de notre dissuasion nucléaire stratégique qui reste à manœuvrer[iii]. Evitons la fébrilité stratégique. La France n’est pas en première ligne des confrontations militaires actuelles ; elle conserve la garantie nucléaire qui l’oblige, la résilience opérationnelle et la hauteur de vue qui la protègent, le sang-froid et la perspicacité qui la préservent si elle sait faire respecter ses spécificités.
Il lui faut donc redéfinir les termes d’une grande stratégie lui procurant un outil capable d’ajuster en permanence sa posture stratégique aux réalités du moment, de ménager l’avenir et d’assigner aux pouvoirs publics une ligne de conduite pour la sûreté durable de la France. Pour l’énoncer et la conduire dans la longue durée, un nouvel effort de méthode s’impose.
Cet effort nous permettra de nous désencombrer de nos biais anciens et de hiérarchiser au mieux des circonstances les six facteurs de la génétique stratégique de la France[iv].
1- Défendre nos intérêts, c’est accorder une place prépondérante à la satisfaction des besoins des Français et les faire prévaloir sur toute autre entreprise politique. On observe que les requêtes exprimées sont liées depuis longtemps à la prospérité, la justice sociale, la sécurité et la tranquillité publiques. Là sont le fondement premier et la vraie légitimité de la dévolution démocratique. C’est la justification première d’une grande stratégie.
2- Exercer ses responsabilités, c’est endosser toute l’histoire et toute la géographie de la France ; s’accorder à ses voisinages sur le continent européen, la Méditerranée et les outremers. C’est dans le sillage des Lumières, défendre la liberté et les droits humains dans le monde ; honorer nos engagements juridiques et moraux, ceux d’un Etat de droit et de progrès ; se monter fidèle en amitié, fiable en alliance, respectueux des autres, généreux et assidu à la cause de la paix. Là sont les clés de la viabilité et de la respectabilité stratégiques.
3- Assumer ses valeurs, c’est faire vivre celles que la nation a distillées, celles de l’Ancien régime, de la matrice chrétienne, de l’idéal révolutionnaire, de la solidarité humaine ; celles qu’elle a érigées à part égale en principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité. Ne jamais y déroger et en faire la promotion quoi qu’il en coûte, avec rigueur et cohérence. Là réside une grande part de l’identité et de l’autorité spécifiques de la France dans le monde.
4- Maitriser ses espaces de souveraineté, c’est les définir avec précision et réalisme, les protéger des convoitises et des ingérences, les consolider, les partager en sûreté dans des interdépendances positives et les adapter sans conservatisme. Là se jouent le contrôle de nos vulnérabilités, l’entretien de notre autonomie et la préservation de la viabilité de notre société.
5- Valoriser ses atouts, c’est en avoir une conscience collective, les défendre, les enseigner, les promouvoir et les mobiliser. Veillons aux principaux : une démographie encore vigoureuse, une aptitude colbertiste entretenue de maîtrise des grands chantiers industriels complexes, une position géostratégique avantageuse en Eurasie, un magistère moral et une créativité juridique établis. Là se trouve le gisement de nos potentiels que d’autres nous envient.
6- Compenser nos faiblesses, c’est connaitre assez nos fragilités domestiques et nos vulnérabilités extérieures pour savoir les réduire. Ce sont celles d’un peuple frondeur, violent, difficile à gouverner, d’une société à cheval sur ses droits individuels et peu assidue à ses devoirs collectifs, celles d’une fatigue sociale accumulée depuis des décennies qu’une altérité sans limites a démultipliées. Comme celles d’une nation jugée arrogante et hautaine, donneuse de leçons et naïve, sentimentale et facile à berner. Il faut « faire avec » tout cela lucidement et sans faux-semblants pour pouvoir engager en permanence des adaptations cohérentes.
L’élaboration et la conduite d’une grande stratégie pour la France requièrent de la structure régalienne qu’incarne le conseil de défense et de sécurité une aptitude renforcée et des pratiques dynamiques adaptées à la fluidité des temps actuels.
Car la ligne de conduite qu’elle met en œuvre doit pouvoir disposer en permanence d’ « une centrale de cap et d’inertie stratégique » pour affronter le désordre du monde actuel. Cette dynamique analytique réalisera la véritable planification stratégique durable qu’exige la sûreté de la France dans un monde désinhibé dont les acteurs pratiquent la violence sous toutes ses formes. Cette planification soignée marquera le véritable réarmement stratégique de la France car demain sera un autre jour dans un autre monde.
Jean Dufourcq
CA(2S), stratégiste, fondateur et directeur du cabinet de synthèse stratégique La Vigie (www.lettrevigie.com)
[i] Politique internationale N°181 -automne 2023
[ii] « Le deuxième XXIe siècle » La Vigie n°208 et LV 214 (2023)
[iii] « Dissuader la Russie d’attaquer un pays européen »- Revue Politique et parlementaire – 8 mars 2024
[iv] Voir « Planification stratégique, une nécessité urgente »- N°184 du Mag Défense février-mars avril-2024