En cette période de pandémie et de confinement nous assistons à une nouvelle sociabilité note Michel Fize, sociologue et écrivain. Mais celle-ci perdurera-t-elle une fois la crise passée ?
Le sociologue est aujourd’hui le représentant d’une discipline en crise. La sociologie est besogneuse dans les médias, timide à l’université, reléguée là où elle se fait. Elle n’est pas mal considérée, elle n’est pas considérée du tout. Qui voit encore son utilité ?
Peu sollicité, le sociologue a pourtant des choses à dire sur tout ce qui bouge en société, donc sur le coronavirus, qui est « un fait social comme un autre » (sa gravité ne changeant rien à l’affaire). Un « fait social total », pour parler comme Durkheim. Outre son aspect sanitaire qui donne lieu à un bavardage médiatique « saoulant », cette épidémie présente en effet des aspects et/ou des effets politiques, économiques, relationnels.
La première difficulté pour le sociologue est de bien lire le présent, autrement dit de le bien penser.
Ce n’est pas chose aisée quand le présent est en cours, se déroule sous nos yeux, n’est pas fini, comme c’est le cas avec la pandémie de coronavirus. La deuxième difficulté pour lui est d’appréhender son sujet (d’études) sans passions ni préjugés, presque froidement. Pour ce faire, il doit se mettre à distance de ses sujets, ne pas se mêler à la bagarre, essayer seulement de comprendre (au sens wébérien du terme) ce qui se passe sous ses yeux, de trouver le sens que les hommes donnent à ce qu’ils font. Car le sociologue n’explique pas beaucoup, en tout cas au sens des sciences exactes, c’est-à-dire par des lois vérifiées.
Nous n’examinerons ici, faute de place, que la question des sociabilités en action.
Ce qui frappe d’abord, dès lors que l’on met de côté le sanitaire abondamment évoqué sur les plateaux-télé, c’est la résurgence de gestes de solidarité. Dans les « grands ensembles », les voisins parlent aux voisins, les plus jeunes proposent leurs services aux plus âgés, vont faire leurs courses, sortir leur chien, les adolescents proposent aux parents qui travaillent de garder leurs jeunes enfants. Les possesseurs d’imprimante impriment, pour ceux qui n’en n’ont pas, les attestations de déplacement. Les grandes sociétés à l’image de L’Oréal, Clarins, LVMH, etc, ne se voulant pas en reste, abandonnent séance tenante la fabrication de leurs produits (citons articles de soin et parfums), pour celle de gels hydroalcooliques ou de masques de protection (chirurgicaux ou FFP2). Objectif : protéger davantage les agents de santé des hôpitaux, les caissières de supermarché.
On le sait, la sociabilité est le propre de l’homme. Les gens ont besoin de se retrouver, de se serrer les uns les autres, dans des défilés, sur des ronds-points (Gilets jaunes), dans des manifestations (enseignants, avocats, cheminots…). Ils ont besoin de la chaleur du contact pour dépasser leur propre individualité. Cette proximité, ils ne peuvent l’exprimer ainsi aujourd’hui. Au nom du confinement, on les invite même à se placer dans « la distanciation sociale » (quel horrible mot, pillé tout de même aux sociologues), à rester chez eux. Alors ils trouvent la parade par cette « proximité du quotidien », du voisinage, dont j’ai parlé, par la ritualisation, chaque soir à 20 heures, du soutien au personnel soignant, dépourvu de moyens, accablé par des cadences infernales de travail. De leur fenêtre, de leur balcon, ils applaudissent longuement, crient, chantent, font de la musique, improvisent des concerts.
Qu’adviendra de tout ceci quand l’épidémie s’en ira car elle s’en ira ? La nouvelle sociabilité se perpétuera-t-elle ? Y aura-t-il changement décisif des rapports sociaux, des relations professionnelles, familiales, pourquoi pas ? Verrons-nous surgir de nouveaux modes de consommation ?
Déjà, s’entendent les : « après, plus rien ne sera comme avant », le nouveau monde attendu sera enfin là.
Que de fois n’avons-nous entendu ces propos ! Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, après un formidable moment de communion collective, après les applaudissements nourris à l’adresse des policiers, depuis (déjà !) les balcons parisiens, l’on s’était pris à rêver d’un monde plus fraternel – comme en 1998, après la victoire en Coupe du monde de football, l’on avait cru en une France « black-blanc-beur ». Que de fois, écoutant le groupe Téléphone, n’avons-nous rêvé d’un autre monde ? Pour nous réveiller tristement dans les bras de l’ancien monde !
Ne soyons pas dupes, ne sous-estimons pas les formidables capacités de résistance au changement. Dans notre « monde émotif » (voir Les larmes de Charlie et cie, Ed. LGO, 2017), le ressort premier des attitudes et gestuelles des individus, est bien d’abord émotionnel, compassionnel. Mais, ce n’est pas rien. L’émotionnel déclenche l’empathie qui à son tour nourrit la fraternité.
Passerons-nous enfin de la spontanéité des gestes à la durabilité des conduites ? Tel est le défi… et l’enjeu.
Michel Fize
Sociologue, écrivain