Comment appréhender aujourd’hui le territoire ? Quelle relation entretenons-nous avec lui ? Quelles sont nos exigences à son égard ? Les nouvelles technologies modifient-elles notre rapport au territoire ? Entretien avec Charles Melman, psychiatre et psychanalyste.
Revue Politique et Parlementaire – Qu’est-ce qu’évoque pour vous la notion de territoire en général et en ce moment très spécifique que nous traversons ?
Charles Melman – On supposera que le terme « territoire » se trouve actualisé par ces régions qui se trouvent orphelines de leurs industries ou métiers traditionnels et stagnent dans une France qui elle serait en marche. Qu’on veuille en plus y introduire un ralentissement supplémentaire par une limitation de vitesse sur les routes a été mal perçu.
Il y a toutefois avec ce terme l’expression vraisemblable d’un symptôme plus général qui se rapporte à la modification de notre rapport au lieu, au topos, notre dystopie.
Elle se traduit par l’empilement d’exigences contradictoires : limitation et protection du chez-soi, culture de l’identité, relations fraternelles et de partage avec les semblables, c’est-à-dire les isotopes si je peux dire, mais, en même temps comme il se raconte, exigence de la liberté d’assumer des rôles et des fonctions diverses et d’une libre faculté de circulation sans frontières. Exigences à la fois d’une stase protégée et d’un mouvement permanent, subjectif y compris avec la faculté, comme à carnaval, de changer de rôle.
Le fait qui pourrait surprendre est que ces revendications paraissent internationales et s’expriment partout avec violence. Insurrection sanglante au Chili à cause d’une hausse du ticket de métro, en Iran pour celle du prix de l’essence, en raison d’une taxe sur Whatsapp au Liban, à Hong Kong pour la menace chinoise de la pose d’un frein judiciaire, chez nous on a revêtu le gilet jaune, signal de la difficulté de circulation.
On s’est beaucoup interrogés sur la sociologie de ces manifestants et leur popularité alors que l’évidence était lumineuse : tous se sentent concernés dès lors qu’on les retient de circuler. Une grève autrefois bloquait surtout la production, aujourd’hui elle bloque la circulation. L’exigence contradictoire contemporaine est ainsi d’occuper un lieu protégé dont l’identité est affirmée et en même temps de pouvoir circuler sans entraves et avec la faculté d’investir des rôles divers.
Un symptôme surprenant apparu chez certains de nos enfants peut également nous informer : l’hyperactivité. Ce sont ceux qui bougent tout le temps et, ne pouvant rester en place à la maison comme à l’école, se rendent à eux-mêmes ainsi qu’à l’entourage la vie difficile. À quoi le doivent-ils sinon au fait qu’une famille sur deux est décomposée et qu’ils se retrouvent ainsi sans domicile fixe ; le mouvement permanent est devenu paradoxalement pour eux la seule façon de s’assurer d’occuper une place, la même dans les scansions de leurs mouvements, vieux paradoxe dû à Zénon, si je me souviens bien, celui de la flèche qui lancée, peut être pensée à chaque instant comme immobile. Par la succession permanente de ses mouvements, cet enfant introduit le discontinu dans ce qui autrement serait continu et donc atopique. À méconnaître son origine on ignore sa destination et il ne reste que la césure entre deux mouvements pour isoler une place qui, répétée, reste la même. On pourrait conclure sur cette crise générale de la territorialité comme étant celle de la domiciliation : pratique de la collocation, de Airbnb, du co-voiturage, et donc de la mutation du lieu propre en un espace ouvert avec la recherche dans le mouvement de l’intervalle répété et réputé le même, le même lieu, entre deux scansions successives. Bref exigence d’un lieu fixe et qui jusqu’ici était arrêté mais qui maintenant n’entraverait pas la liberté de mouvement et même mieux, exigence d’une assignation à domicile protectrice d’une identité réduite à un rôle, non exclusif des autres dans le casting.
RPP – L’atopie psychique n’est-elle pas activée par le fait que nous disposons aujourd’hui de capacités techniques en termes de mobilité et d’échange qui nous poussent à bouger et à échanger en permanence ?
Charles Melman – La construction de temples ou d’églises nous a fait oublier l’autel premier qui était allumé en permanence dans chaque maison pour y célébrer l’ancêtre, le dieu Lare. Malgré notre laïcisation le domicile gardait la trace – objets, meubles, photos – de cette présence qui venait inscrire l’identité des locataires aussi bien subjective que sexuelle, dans un ordre prédestiné. La rébellion contre lui était un sport convenu et qui se résolvait dans la tentative d’être un artiste c’est-à-dire un produit de ses propres œuvres.
Nous appelons « progrès » l’accès à tous de cette mise à bas de la verticalité et ainsi de la désacralisation du lieu et du même coup des fonctions prescrites à ses habitants, y compris celle de l’identité sexuelle. Faute d’un projet inscrit la liberté devient celle du caprice, sans pour autant y trouver son compte, puisqu’elle manque de l’assentiment qui la confirmerait comme trait constitutif de l’être. Affranchie ainsi de la prescription d’une identité la subjectivité paraît prête à s’engager dans diverses carrières, sans avoir le sentiment de contradiction, et reste suggestible vis-à-vis d’idéaux collectifs fabriqués par des lobbys intéressés. Par exemple je vois des jeunes se bousculer devant des boutiques véganes sans savoir qu’ils préparent la prochaine fabrication industrielle des aliments protéinés. C’est ainsi que l’amour des bêtes va supprimer leur élevage, fermer les abattoirs dont sont dénoncées les violences et substituer à la verticalité l’horizon du totémisme.
RPP – Cela veut-il dire que les défenseurs des territoires exprimeraient davantage une nostalgie que quelque chose qu’ils vivent vraiment ?
Charles Melman – Si la mondialisation a pu donner le goût de jouissances plurielles, il se trouve que pour nous la constitution de l’Europe nous avait privés de celle du nationalisme. Il se trouvera toujours des exploitants pour la mettre sur le marché. Ce goût de l’identité communautaire subsistait sous une forme parcellaire avec par exemple les clubs de supporters de football ou bien des bandes de jeunes. J’en ai connues à Grenoble par exemple. Séparées par un boulevard entre Villeneuve et Échirolles, pour un regard jugé inconvenant elles se sont affrontées en faisant des morts.
La bêtise hargneuse des supporters de foot est certes généralisée mais on voit bien, match de la France contre l’Algérie ou la Turquie par exemple, que la reprise nationaliste n’est jamais loin. Disons qu’il y a un potentiel nationaliste dans la subjectivité des masses, découverte faite par Mussolini alors socialiste, qui est toujours susceptible de se trouver des porte-voix.
RPP – Justement, comment interprétez-vous cette tentative politique de l’idée de localisme par Marine Le Pen ?
Charles Melman – Avec l’émergence du nationalisme il y a une dimension essentielle qui se perd et qui est celle de l’altérité.
Le monde se divise alors entre l’identique et l’étranger.
Il est dramatique que l’altérité – das Andere est en toutes lettres chez Kant dans La Religion dans les limites de la seule raison et a été reprise par Lacan – soit effacée de notre spéculation spontanée ne laissant plus place qu’à la simplicité d’un simpliste oui ou non, binaire donc et exclusif l’un de l’autre. Pour l’illustrer remarquons qu’une femme était pour un homme ni la même ni étrangère et aurait-elle été effectivement d’une nationalité différente elle devenait autre pour lui, hétéros. L’oblitération de cette dimension rend compte de notre exigence de mêmeté et le refus d’admettre qui est différent. Ce binarisme qui s’impose à notre pensée rend aussi bien compte du style de nos débats marqués par le rejet a priori de l’opinion qui diffère et fait de ceux qui débattent des contradicteurs.
Le vice de ce dispositif toutefois lui est toujours inclus dans la mesure où le tête à tête entre semblables impliquera toujours une hiérarchisation entre eux et l’imposition d’une fatale inégalité. L’histoire des mouvements égalitaires s’illustre toujours par la succession de purges destinées à rectifier cette fatalité. Le mouvement de Le Pen n’a pas échappé à cette règle dont l’aboutissement est régulièrement l’imposition d’un régime dictatorial afin d’y mettre un terme. Notons au passage que l’ultra-droite en France était autrefois aristocratique soucieuse donc de la différence alors que la nôtre est populiste, égalitaire et que nous ne gagnons pas au change. Notons encore que le populisme s’appuie non sur la connaissance mais sur l’opinion naïve et spontanée, l’émotion autrement dit l’ignorance. Hitler avait trouvé son style en s’adressant dans les brasseries aux demi-soldes et aux chômeurs et, cette comparaison ne vaut que parce qu’elle rappelle que l’orateur trouve son style du public auquel il s’adresse, M. Trump a trouvé le sien en tant que producteur d’émissions de télé-réalité. Cette distinction entre connaissance (épistémè) et populisme (doxa) était familière aux philosophes grecs. Comment l’avons-nous oubliée ?
RPP – Vous évoquiez l’atopie contemporaine dans L’homme sans gravité paru il y a presque vingt ans. L’atopie du sujet contemporaine est liée à la nouvelle économie psychique que vous avez décrite en 2002. Pouvez-vous nous parler des transformations de la subjectivité dans son rapport avec sa localisation.
Charles Melman – L’excellence du numérique est de ménager à la subjectivité des interlocuteurs des réseaux sociaux des places a priori vides : celle de l’émetteur, du récepteur et éventuellement du tiers choisi pour référence quand il l’est, investissables selon l’évolution de l’échange et sans préjuger de sa conclusion. Ce qui peut éventuellement faire lien entre eux est leur mêmeté ou bien la précarité de l’un qui met l’autre en position secourable. Le sexe est possible entre eux mais sans plus être nécessaire. Il reste en effet à la place le partage éventuel d’un même objet c’est à dire du même hobby.
L’affranchissement réalisé par ce type de communication concerne donc non seulement la subjectivité de partenaires prêts à épouser des rôles mais la relation aux savoirs constitués, récusés au profit de la créativité.
Il ne paraît pas excessif de voir dans la généralisation et le succès des réseaux sociaux la source du succès du populisme.
On pourra voir plus loin comment ces conditions nouvelles modifient d’une façon plus globale l’échange.
RPP – Le fait de se réunir parce qu’on croit se ressembler n’est-ce pas quelque chose qui traverse l’histoire de l’humanité. Au XVIIIe siècle, Voltaire emploie l’expression de mêmeté n’est-ce pas une impulsion qui est facilitée aujourd’hui grâce à un certain nombre de techniques ?
Charles Melman – Il m’arrive d’admirer les oies qui déambulent dans mon jardin et de voir comment elles se sentent puissantes de faire groupe à moins qu’elles ne défilent en ligne, l’une derrière l’autre, au pas de l’oie effectivement. L’introduction parmi ces oies blanches de trois autres qui sont grises provoque leur mise à l’écart à coups de becs et la contrainte de devoir suivre à distance et en silence. Mais de quoi s’agit-il ? Il est bien évident que nous sommes différents puisque nous avons la dimension de l’hétéros, de l’Autre puisqu’il y a l’autre sexe.
RPP – Ne pensez-vous pas que les dispositifs techniques sont des accélérateurs d’une forme de communautarisation mais en même temps ne créent ils pas de nouvelles solidarités ? Si nous prenons l’exemple des « gilets jaunes » il s’agit de personnes venant de lieux territorialement différents qui vont se reconnaître autour d’une même revendication. Leur mobilisation aurait-elle été possible sans les mécanismes techniques ?
Charles Melman – Les régimes politiques sont remarquablement peu nombreux et monotones. Assistons-nous au développement grâce à internet de nouvelles solidarités ? Deux faits peuvent le faire penser ! D’abord le goût du partage : l’appartement, la voiture, le barbecue, voire de la femme pour certains, voire même les connaissances si l’on envisage comme un partage avec le prof la transmission actuelle des savoirs.
Du même coup c’est le droit de propriété qui se modifie, avec la prévalence de l’usage sur la détention. Le féminisme montre que l’on peut même se prévaloir et se servir du membre qui compte sans avoir à le posséder.
Une société de maîtres est-elle possible ? L’existence en a déjà été montrée avec Athènes par exemple, 40 000 citoyens grâce à 200 000 métèques. L’Europe en prend-elle l’exemple ? Cette égalité citoyenne remarquons-le est cependant pour nous illusoire puisqu’elle ne contrarie en rien l’ordre capitaliste voire même pour nos pseudos maîtres la dépendance à l’endroit de fonds de pensions étrangers ou des Gafa. Remarquons à ce propos comment le savoir de ces derniers sur les désirs les plus intimes de l’utilisateur rend celui qui se croit un maître affirmé du fait d’être l’usager de ces remarquables techniques dépendant et addict des messages qui lui sont adressés.
RPP – Pensez-vous, comme l’a théorisé le sociologue Bauman, que nous sommes entrés dans une société liquide ?
Charles Melman – Je ne connais pas les travaux de ce sociologue mais il est possible, puissance de la métaphore, que j’ai évoqué cet aspect en parlant du continu. Remarquons que le liquide, et à moins qu’il s’agisse du déluge, finit toujours par rencontrer une limite. Laquelle ? C’est sans doute notre problème.
RPP – J’ai le sentiment que la condition de l’homme contemporain, en l’occurrence occidental, est une sorte de sans domicile fixe. Est-ce lié au système économique dans lequel nous vivons ?
Charles Melman – Le terme de « territoire » évoque un espace dont l’identité des habitants, leur économie et leur leader font problème. Est-ce ainsi que vous l’entendez ?
RPP – D’un côté on veut se déterritorialiser, pour reprendre un concept de Gilles Deleuze, et de l’autre les Français n’ont jamais autant plébiscité leur maire. On le plébiscite pour tout comme si on allait voir le curé ou le psychanalyste. Comment analysez-vous cette demande qui n’existait pas avant ?
Charles Melman – Il est surprenant de voir comment un gouvernement élu s’occupe peu et mal des conditions de vie de ses mandants.
Sécurité, logement, circulation, santé, éducation, retraite, sont affaire de plans et de projets collectivement partagés avant que d’être affaire de budgets.
On sollicite le maire lorsqu’il semble le seul à vous écouter, même lorsqu’il manque de moyens.
On se demande gravement : pourquoi les « gilets jaunes » ? Réponse facile : parce que les représentants du peuple, on les appelle députés, n’ont pas fait le travail de le représenter et dans ce cas la démocratie élective peut passer à la démocratie directe.
RPP – Comment expliquez-vous la force du populisme contemporain ?
Charles Melman – Il y a chez chacun de nous un peu ou beaucoup de « populisme » : un savoir spontané et naïf, réfractaire à l’éducation et à l’enseignement, bête et méchant, égoïste et pervers, sentimental aussi. Lorsque Freud l’a découvert et appelé « l’inconscient » il a été plutôt horrifié mais il n’a guère été récompensé pour avoir voulu le traiter, par ses élèves d’abord et qui ont plutôt eu tendance à le rejeter.
À ce savoir, fort parce qu’il anime la pensée et la conduite spontanées, sexuelle entre autres, s’oppose la connaissance dont la caractéristique est que, logiquement fondée, elle se reconnaît une limite dans la vie pratique : ça s’appelle une morale.
L’inconscient n’en n’a aucune, pas plus que le populisme qui comme lui ne connaît que la satisfaction immédiate et sans conditions. Il fleurit quand le maître est faible ou déserte. Car il a besoin de lui pour exister puisque c’est à cause de lui et de la contrainte du refoulement, et contre lui, à cause de la jouissance insatisfaite, qu’il est constitué. La Révolution a toujours tourné à l’instauration d’un maître plus puissant puisque c’est celui dont le populisme attend qu’il résolve les impasses que nous signalons. Faisons une remarque incidente : chaque jour des sondages tombent sur les bureaux ministériels et informent l’action gouvernementale ; ce qui signifie que le lieu d’où ça commande ne se trouve pas dans les bureaux d’étude et d’analyse mais dans la rue.
Être guidé par l’opinion c’est-à-dire par l’ignorance laisse peu de place au salut.
RPP – Dans L’homme sans gravité vous craigniez déjà que l’homme contemporain qui se laisse de plus en plus aller à la jouissance des objets en vienne à une demande d’autorité forte. Pensez-vous que nos démocraties en soient arrivées là ?
Charles Melman – Je peux craindre qu’une personnalité comme Pierre de Villiers soit bien acceptée par une majorité. Le caractère simple et direct du commandement militaire peut séduire un pays qui a le sentiment de se disloquer entre féodalités opposées.
RPP – N’est-ce-ce pas contradictoire avec ce que vous venez de nous dire ? Nous sommes dans une société de plus en plus liquide ou finalement les gens font avec cette liquidité parce qu’elle leur convient bien, elle leur donne une forme de sentiment de liberté il y a toujours une porte ouverte d’où l’on peut s’échapper et ne plus être vraiment soi-même en étant un autre. Cette demande d’autorité ne correspond-elle pas à cette économie psychique ?
Charles Melman – J’admire la révolte des féministes puisqu’elles montrent que la virilité peut être correctement assumée sans états d’âmes ni restrictions. Elles montrent aussi que la rébellion sera conduite à reprendre les instruments du commandement qui étaient dénoncés pour, selon l’habitude, la couper à ceux qui ne savent que mâle s’en servir.
RPP – Vous semblez dire que le sujet veut plus de liberté, plus de droits, de jouissance et en même temps on a l’impression que le même sujet demande qu’on lui mette des limites. Comment expliquez-vous cette contradiction ? Est-elle inscrite dans notre psychisme ?
Charles Melman – La contradiction est l’élément constitutif essentiel de la subjectivité. En tant que sujet, je suis divisé entre l’autorité avec laquelle je m’affirme et la rébellion avec laquelle je la conteste. Il y a ainsi solidarité et complicité entre les deux, les tenants de chaque position pouvant être amenés à changer mais pas le dispositif. Le prendre en compte pourrait-il modifier les règles d’un jeu dont nous sommes les perdants ?
RPP – N’est-ce pas une utopie ?
Charles Melman – Le peuple veut-il la liberté, mais pour faire quoi ? Ou bien veut-il l’autorité, qui le dispense de celle du choix ?
Les jeunes que je suis amené à voir cherchent moins à se libérer d’une contrainte qu’à trouver celle qui serait la bonne et que sommes-nous aujourd’hui en mesure de leur dire sur celle qui serait la bonne ? Pas une dans l’histoire qui ait paru mériter ce qualificatif. Peut-être y a-t-il là encore quelque travail à faire.
RPP – Selon vous le territoire a-t-il encore un avenir ?
Charles Melman – Le territoire que pour ma part j’habite est peuplé par ceux qui m’ont précédé. Il y en a beaucoup. Et pour chacun autant d’accidents de l’histoire qui me rendent redevable, puisque je leur dois l’analyse qui me permet d’y inscrire ma trace, elle qui les mémorise pour en prendre une leçon peut-être convenable : par exemple qu’il n’y aurait pas d’autre territoire pour notre espèce que celui fondé sur le principe qu’il ne peut être garant d’aucune stase de la pensée.
À des échanges qui étaient fondés sur le partage d’une perte commune de l’objet, internet substitue la donation. À l’expérience et pour des raisons logiques celle-ci ne peut valoir sans introduire un état d’addiction. Il n’y aura vraisemblablement de salut qu’a se dégager de ce dilemme non pas sur le mode utopique, mais dans l’agencement des contraintes qui règlent notre subjectivité.
RPP – La dimension de l’inconscient est quelque chose qui échappe aux dirigeants politiques, or pour Jacques Lacan l’inconscient c’est le politique. Qu’est-ce que cela veut dire et ce mot peut-il éclairer aujourd’hui la démocratie ?
Charles Melman – Si la société est, comme toujours, divisée entre maîtres et serviteurs, ce sont ces derniers qui s’intéressent à la vie politique parce qu’ils en attendent un meilleur agencement, une possible promotion, l’éventualité d’être enfin reconnus, c’est-à-dire d’être maîtres eux aussi. Ils occupent en effet dans le fonctionnement social la place, le territoire, de ce qui est rejeté, au même titre donc que ce que la morale réprouve et ils se retrouvent, sans l’avoir jamais appris, habités par ce savoir naïf et bête mais puissant et irréfutable qu’est l’inconscient. À la place du maître qui les condamne à ce statut ils en veulent un, celui qui leur serait propre et universel car il serait totalitaire : grâce à lui tous égaux, frères, maîtres. En 1945 dans Berlin assiégée et sous les bombes la foi du peuple en son leader était inchangée, aujourd’hui Mussolini est toujours un héros pour le sien. Le peuple chinois semble avoir parfaitement absorbé le successeur de Mao. Aux États-Unis un trublion s’impose en parlant le langage des réseaux sociaux, leurs illogismes, mensonges, contradictions, impératifs dirigés contre les élites c’est-à-dire contre ce qu’on suppose le bien dire mais sans aucun doute la connaissance. Le truc de cette rhétorique est de montrer que le capital est au service du peuple puisqu’il lui donne travail et honneur. De même en Angleterre un Premier ministre sorti d’Eton s’exprime, paraît-il, dans le langage des charretiers pour promouvoir les mêmes valeurs.
L’inconscient c’est la politique parce qu’il amène vers le pire. N’est-ce pas une raison supplémentaire pour s’en occuper ?
Charles Melman
Psychiatre et psychanalyste
Propos recueillis par Arnaud Benedetti et Eduardo Rihan Cypel