L’actualité de cette fin janvier 2023 prend à nouveau un cours de plus en plus menaçant en nous rappelant que l’histoire est tragique par essence et que ses leçons ne sont jamais acquises. La décision du Chancelier fédéral allemand, Olaf Scholz, de livrer des chars Leopard à l’Ukraine, laborieusement et lentement mûrie avec l’onction-pression de Washington et de l’Otan, marque un tournant crucial dans un conflit qui s’inscrit désormais dans une durée atteignant presque une année, sans perspectives de résolution ni d’issue, encore moins de négociations, à court terme, avec un prix à payer qui ne cesse d’ébranler nos économies et fragiliser nos sociétés déjà durablement affaiblies par la pandémie.
Combien de temps durera encore la fiction de prétendre que l’on n’est pas entré dans une forme de guerre ouverte contre la Russie en fournissant au Kremlin avec cet appui massif au régime pro occidental en place à Kiev par la même occasion un redoutable outil de propagande tout trouvé pour justifier devant l’ opinion publique russe la poursuite de son agression contre l’Ukraine ?
Il est probable que l’on n’aura pas besoin d’attendre la livraison des chars Leopard, Abrams ou autres fournis par la coalition formée par les États-Unis, l’Otan et les pays membres de l’Union européenne ni une offensive au printemps des troupes ukrainiennes afin de reconquérir le sol national annexé, pour mesurer les implications de cette décision et ses répercussions dans notre quotidien, qui a pris déjà avec les pénuries subies sous les à-coups de l’inflation et de la crise de l’énergie toutes les apparences d’une existence contrainte par un véritable conflit, les destructions et pertes humaines en moins pour le moment…
Économie de guerre, plans de sobriété, petit à petit mais sûrement, on s’est habitué et on est entré dans un climat de « drôle de guerre » par procuration, l’horreur des combats et l’insoutenable des souffrances restant circonscrits au sol et aux populations civiles en Ukraine ; à quelle échéance sera-t-on rattrapé par l’implacable réalité de ce que signifie le tournant amorcé en ces derniers jours de janvier, ni plus ni moins une forme à peine voilée de cobelligérance ?
Dans la même séquence, les batailles se gagnent et se perdent aussi hors périmètre européen dans son acception géographique de l’Atlantique à l’Oural quand les troupes françaises chargées de lutter contre l’hydre djihadiste en Afrique sont peu à peu chassées des territoires qu’elles protégeaient avec succès par des régimes sous coupe militaire gagnés les uns après les autres à l’influence russe…
La guerre en Ukraine aura eu pour corollaire la fin de la relation privilégiée que la France entretenait avec des partenaires africains engagés à ses côtés dans la lutte contre le terrorisme islamiste. Il est trop tôt sans doute pour mesurer l’ampleur de ce tragique revirement de l’histoire et ses conséquences pour l’Europe toute entière…
Au moment où il luttait contre la corruption interne au sein de son administration et sous les tirs répétés de l’adversaire, le Président Volodymyr Zelensky a obtenu avec l’annonce de la livraison de ces chars performants un gage fort d’implication dans la guerre sans possibilité de mitigation ou de retour en arrière de ses alliés occidentaux et, dans la poursuite légitime de la défense de son pays, il ne s’arrêtera pas là dans ses demandes de renfort et de soutiens car sans livraison concomitante de missiles et d’avions, les chars fournis seront fatalement exposés au feu de l’ennemi qui a promis de les « brûler » sans merci jusqu’au dernier dans sa logique jusqu’auboutiste et son relatif isolement diplomatique face à ce revers pour lui.
Tous les scénarios sont désormais possibles avec ce degré franchi dans l’échelle du conflit : victoire d’une des parties à la faveur d’une offensive de printemps décisive permettant l’ouverture de négociations pour stopper cette escalade absurde et suicidaire, enlisement généralisé avec en prime l’ apparition ou l’aggravation d’autres conflits périphériques aux confins orientaux et au sud de l’ex Empire soviétique ou en Asie, mer de Chine en particulier, embrasement apocalyptique suite à l’effondrement des forces russes et une fuite en avant mortifère de dirigeants n’ayant plus rien à perdre et disposant d’un arsenal nucléaire capable de tout emporter dans un naufrage universel ?
La prise de conscience qu’il faut à tout prix chercher une voie de désescalade comme le pire, rien n’est à écarter dans cette heure d’extrême gravité à laquelle cette annonce de livraison de chars allemands sur un champ de guerre continental confronte aujourd’hui l’Europe.
L’histoire est décidément indéniablement tragique et pleine de paradoxes. On mesure aussi son accélération à des événements comme cette décision en passe peut-être de déclencher un engrenage fatal… La dernière fois que cette marche de l’Europe, le sol ukrainien, aura connu le passage de chars conçus par l’Allemagne, c’était en 1941 au cours de ce conflit titanesque déchirant l’Europe, ensanglantant le monde entier ; en cette période de célébration de la mémoire des victimes de l’Holocauste, on ne peut s’empêcher de penser aux récits d’un grand écrivain de l’ère soviétique, correspondant de guerre, témoin de Stalingrad et de la libération des camps de Maïdanek et Treblinka, Vassili Grossman, natif de Berditchev -cité établie à 150 km au sud-ouest de Kiev-, à jamais meurtri par les horreurs de la guerre et hanté par la mort de sa Mère, victime de la Shoah par balles, faute d’avoir pu l’évacuer à temps sur Moscou pour la préserver de la barbarie nazie… Vassili Grossman proche de l’humanisme d’un Tchekhov, qu’il admirait profondément, distinguait une histoire de la Russie construite sur l’oppression à l’inverse de celle de l’Occident bâtie sur des idéaux de liberté et de démocratie. Quel aurait été l’effroi de cet homme qui croyait malgré tout à la bonté des individus devant le tournant pris par le cours de ce conflit entre l’Ukraine et la Russie, lui qui avait été correspondant de guerre au cœur d’une des plus grandes tragédies de l’histoire universelle dont collectivement nous prenons hélas le chemin d’oublier les leçons et de fermer les yeux sur sa cruelle ironie ?
Dans ce contexte européen et international sombre et menaçant, notre « cher et vieux pays » est aussi à un tournant crucial dans la surenchère conflictuelle autour d’un projet de réforme des retraites en passe de dégénérer en épreuve de force mortifère pour notre cohésion sociale chancelante et notre économie fragilisée par la guerre en Ukraine, mais ceci relève d’une autre forme d’aveuglement et d’absence de mesure des dangers de l’exacerbation des tensions dont nous mesurerons l’ampleur probablement quand il sera trop tard… Chaque drame en son temps quand plus rien ne semble sous contrôle ?
Eric Cerf-Mayer