Le fait est connu : quand on manque d’arguments, l’on dit plus aisément n’importe quoi. C’est ce qui arrive à Gérald Darmanin, au moins depuis son interview au Parisien (29/01/2023).
On connaissait la vieille rengaine des Français « fainéants ». Idée portée par Emmanuel Macron depuis son accession au trône présidentiel en 2017 et reprise récemment dans la réforme de l’assurance-chômage. En proposant en effet de réduire la durée d’indemnisation des chômeurs au cas de baisse significative du taux de chômage, M. Macron ne dit-il pas simplement à ces derniers : puisque, dans ce cas de baisse, il y a plus d‘emplois disponibles, vous pouvez vous remettre au boulot ; si vous ne le faites pas, c’est que vous êtes des paresseux, donc on vous « sucre » vos indemnités car pas question d’entretenir des « fainéants » ?
Cette opinion de la « fainéantise » est aujourd’hui reprise par l’un des meilleurs vassaux du Président : M. Darmanin, chargé de l’Intérieur et des Cultes et semble-t-il aussi, depuis quelques jours, du travail (et des retraites).
Si l’on excepte les « privilégiés » du travail, ceux qui s’épanouissent complètement dans leur tâche ou activité, comme les professeurs d’université, les chercheurs ou les artistes, la plupart des Français n’ont pas cette chance et aspirent donc légitimement à travailler moins longtemps. Car beaucoup de métiers sont usants, comme agent soignant, professeur du secondaire, conducteurs divers des transports en commun, chauffeur poids-lourd, salarié du bâtiment (maçon en tête ou couvreur), agent des forces de l’ordre et de sécurité (policier, gendarme, pompier), et tant d’autres que je ne saurais citer ici. Bien avant 60 ans, à 50 ans déjà, les signes d’usure apparaissent chez les titulaires de ces métiers pénibles. Quoi de plus naturel dans ces (inconfortables) conditions que de vouloir travailler moins longtemps ! Les régimes spéciaux n’ont-ils pas été inventés pour tenir compte de ces spécificités professionnelles en permettant aux travailleurs usés de partir plus tôt en retraite ?
Vouloir travailler moins longtemps, si légitime que soit l’idée, est quelque chose dont l’actuel pouvoir ne veut pas entendre parler. Or, sachez-le M. Darmanin, vouloir travailler moins longtemps ne signifie pas ne pas vouloir travailler. Sauf rares exceptions, on n’est pas chômeur de gaieté de cœur.
Les Français veulent juste travailler un temps raisonnable et pour beaucoup 60 ans apparaît comme un âge d’arrêt du travail raisonnable. Ils veulent aussi travailler mieux, avoir de meilleures conditions de travail, qui soient moins éreintantes, moins dégradantes.
Enfin, les Français – jeunes en tête – veulent mieux pouvoir concilier vie professionnelle, vie familiale et privée, vie récréative et créative. Car, en l’espace de cinq ou six décennies, le rapport au travail a changé. En parlant de « civilisation des loisirs », en 1964, le sociologue Joffre Dumazedier pointait déjà cette caractéristique essentielle des sociétés modernes, qui sont à la fois « société de travail » et « monde des loisirs ». Impossible de dissocier ces deux traits de nos sociétés qui sont aussi, par ailleurs, « sociétés d’individus », où chacun cherche la réalisation de soi par des moyens dont une part seulement relève du monde du travail classique.
Si l’on en croit toujours M. Darmanin, la gauche – au contraire de la droite – n’aimerait pas le travail, lui préférant la paresse. C’est une accusation grotesque. Qu’ils soient communistes, socialistes, insoumis, écologistes, les hommes et femmes de gauche ont toujours défendu le travail, mais il est vrai, une conception particulière du travail. Les gens de gauche, et les progressistes en général, n’aiment ni le travail d’exploitation ni le travail mal rémunéré ni les conditions de travail dégradantes voire inhumaines.
Pour le reste, sauf pour les métiers « privilégiés » évoqués plus haut, la représentation du travail a changé.
L’on veut moins de hiérarchie et plus de responsabilités partagées, plus de concertations collectives et moins de décisions personnelles.
Le travail enfin n’est plus une fin en soi, mais un moyen, celui avant tout de gagner sa vie mais aussi une occasion d’épanouissement (difficile cependant quand on sait que le « travail » vient du mot latin « tripalium » qui signifie instrument de torture) et une possibilité de sociabilité (avec le plaisir de travailler en groupe, en équipe).
Sauf rares exceptions encore, on ne travaille pas pour travailler mais pour obtenir les revenus permettant de vivre, ne pas rester dans l’oisiveté, mère de toutes les pathologies.
Enfin, sans rentrer à nouveau dans le débat sur la réforme des retraites, l’on peut tout de même penser que cette réforme est à la fois inopportune et inutile. Inopportune parce que l’équilibre de notre régime est globalement assuré jusqu’en 2030 (le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites ne dit pas autre chose), qu’il n’y avait donc pas d’urgence à agir. Inopportune car dans un tel contexte de crise, de hausse des prix tous azimut (énergie, alimentation, transports, etc.), demander aux Français de travailler plus longtemps est tout simplement une bêtise politique.
Michel Fize
Sociologue
Auteur du livre De l’abîme à l’espoir (Mimésis, 2021)