En annonçant une hausse des tarifs de l’électricité, Elisabeth Borne a finalement cassé le morceau. Depuis des semaines, voire des mois, la communication de l’exécutif s’est voulue rassurante d’abord, puis plus nuancée ensuite, pour ne pas dire hésitante : la voici désormais rattrapée au seuil de l’automne par le réel.
Sur ce dossier comme sur d’autres, l’épisode a valeur métaphorique. Et cela vaut non pas seulement pour l’actuel chef de l’Etat, mais plus généralement pour nombre des pouvoirs qui se sont succédé en France depuis de nombreuses années. Ces majorités de droite ou de gauche se sont souvent fourvoyées dans des analyses tronquées de la réalité : sur l’Union européenne, sur l’économie, sur les enjeux régaliens, nombre des grilles de lectures portées par les gouvernements successifs ont été portées par une conception néo ou techno-libérale du monde ; le grand bouleversement auquel nous sommes confrontés invalide une ossature idéologique dont l’horizon s’assombrit.
Et pourtant au moment même où les ravages de la globalisation laissent à découvert les peuples, les ouvriers de cette dernière persistent, signent, voire même accélèrent.
C’est encore une fois du côté de l’Union européenne que le plus inquiétant se profile. On aurait pu imaginer que cette dernière, à l’épreuve des démentis que l’histoire de 30 années de Maastricht lui apportent, chercherait à se réformer pour se reformer dans le sens d’une meilleure écoute de ses peuples autant inquiets que nerveux. Loin de là, l’UE se cabre, cherche à passer en force par la voix aux légitimités suspectes d’une Présidente de la Commission européenne dont l’arrogante communication s’annonce à ce jour comme unique et rare dans l’histoire récente des instances bruxelloise. Dans l’exercice aussi puérilement mimétique que vaniteusement copiée de la grande démocratie américaine d’un discours sur l’Etat de l’Union, Madame von der Leyen a livré le plus mauvais visage d’un système qui s’hypertrophie au lieu de regarder lucidement les plaies qui le rongent : l’absence criante de légitimité comme de fonctionnement démocratique ; le troc d’une souveraineté réelle, celle des Nations contre une souveraineté virtuelle, celle d’une méga-machine technocratique, bien plus cheval de Troie de la globalisation que puissance protectrice ; la marche forcée sans l’accord des peuples à l’adhésion de l’Ukraine comme si l’élargissement depuis 1989 n’avait pas laissé plus qu’à son tour un goût amer ; l’inflation qui métastase le niveau de vie des classes moyennes ; la logique périlleuse d’un marché qui n’assure plus, comme c’est le cas avec l’énergie, la satisfaction des besoins ; les tensions civilisationnelles qui ne cessent de s’accroître entre la Mitteleuropa et l’ouest du continent ; un juridisme excessif qui entrave la liberté d’agir des Etats-nations… Ce sont bien plus que sept plaies qui aujourd’hui entravent les libertés collectives des peuples d’Europe et leurs capacités à agir.
Dans son adresse auto-satisfaite au Parlement européen, la Présidente de la Commission s’est bien gardée dans une trajectoire discursive discutable de poser en ces termes critiques le bilan de l’UE ; et pour cause, elle a non sans démesure glaçante réifié son mandat comme si ce dernier était un sceptre messianique. C’est tout le problème de cette Union européenne, reflet d’une pensée dominante de ces » élites » décrites avec pertinence par l’historien Éric Anceau dans son maître-ouvrage Les élites françaises, des Lumières au grand confinement que de ne jamais douter du bien-fondé de ses orientations érigées en philosophie de l’histoire.
Or rien n’est plus dangereux qu’une philosophie de l’histoire qui a oublié le doute car la seule vraie philosophie de l’histoire est celle qui justement se préserve d’ériger ses convictions en dogme.
Les nouveaux dogmatiques sont ceux-là mêmes qui prêtent à leur démarche cette propension à la vérité absolue. Ce qu’en soi est devenu l’UE, un nouvel absolutisme qui a oublié que la force d’âme d’une démocratie n’est pas de fermer les portes mais de les laisser ouvertes pour faire face au réel non pas tel qu’il est fantasmé mais comme il se présente aux hommes dans toute la maturation de sa complexité. Madame von der Leyen est, elle, le symptôme d’un régime qui se referme sur lui-même au mépris de la pulsation des peuples. Ce n’est là bon signe ni pour l’Europe, encore moins pour la démocratie.
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne