La crise du carburant a commencé. Nul ne sait à ce stade quelle en sera l’issue. Par-delà le sempiternel débat sur la possible convergence des colères, il convient de prendre un peu d’élan pour caractériser ce que révèle ce moment.
Le décor est significatif car il condense bien des répulsions françaises et à défaut de coagulation des luttes, il pourrait y avoir une cristallisation des répulsions : contre les syndicats d’une part, contre les grands patrons d’autre part, enfin contre le pouvoir tout simplement.
La direction de Total joue la corde anti-syndicale qui n’est pas sans écho dans un pays qui peut voir parfois dans une certaine forme de syndicalisme l’expression d’un corporatisme recroquevillé sur la défense de situations considérées comme acquises ; la CGT de son coté n’hésite pas à cibler le management de Total en agitant la fibre anti-patronale qui en France ne demande qu’à se réactiver, dès lors que le contexte social en vient à se tendre comme les tendances inflationnistes ne manquent pas de le rappeler ; enfin la pénurie de carburant qui frappe les stations services ramène le pouvoir à sa mission première de maintenir et de préserver l’ordre public, ce que le mouvement social et le dialogue de sourds entre direction et salariés paraissent à plus d’un titre entraver.
Les scènes de chaos dont certaines stations sont le théâtre conforteront aux yeux de nombre de Français ce sentiment que le pays, décidément, n’est pas tenu. C’est à y regarder de près la première ligne de tous les pouvoirs qui se trouve confrontée à l’épreuve, si ce n’est d’un grand « strike », mais d’une accélération du discrédit : du pouvoir social au pouvoir politique en passant par le pouvoir économique, la structuration même des élites est confrontée à l’un de ces trous d’air dont la France a, au cours de sa longue histoire, plus qu’à son tour expérimenté les affres, chaque fois notamment que l’impossibilité de réformer cohabitait de manière mortifère avec la délégitimation des classes dirigeantes et le ressentiment du peuple.
Les tensions pesant sur l’approvisionnement en carburant combinent une autre trilogie qui agrège tout à la fois l’inquiétude relative à la cherté de la vie, les préoccupations énergétiques, le souci de de la mobilité.
La séquence est à l’engorgement des anxiétés et c’est bien cet « embouteillage » des maux qui rend plus instable la séquence qui commence.
Mauvaise passe ou impasse ? Nul ne peut dire, encore une fois, où nous allons mais tout accrédite que les ingrédients de l’une de ces crises multisectorielles dont la société française a encore une fois le secret sont réunis. Rien ne serait pire que de jouer le pourrissement tant du coté du pouvoir que des syndicats ou du patronat. Ce jeu en apparence à somme nulle pourrait s’avérer un jeu terriblement perdant pour chacune des parties prenantes.
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne