L’année 2022 restera comme l’année du tournant. La guerre en Ukraine est venue certifier que les certitudes de la paix, de la solidité démocratique, d’une certaine assurance du confort matériel n’étaient plus nécessairement une donnée acquise. Comme paraît l’indiquer par ailleurs la situation sociale et économique de nombreux pays de l’Union européenne, le spectre de l’inflation revient roder et s’installe comme le carburant hautement inflammable d’un terreau politique redevenu fortement instable.
En Italie, Giorgia Meloni a fait triompher une coalition de droite d’où les populistes constituent la sensibilité dominante ; en Suède, les conservateurs et libéraux alliés à la droite ultra des « Démocrates de Suède » ont renversé les sociaux-démocrates. Ce sont là deux élections dont il faudra s’interroger si elles préfigurent un mouvement plus général ou ne constituent qu’une subite mais éphémère poussée de fièvre. En France, la reconduction d’Emmanuel Macron peut s’interpréter a priori comme le signe d’une certaine stabilité, mais les législatives qui ont suivi la présidentielle ont attesté du fractionnement continu et accéléré d’une scène politique qui, pour la première fois depuis trente ans, trouve à l’Assemblée nationale une représentativité conforme aux rapports de force du pays. L’aléa est l’empreinte de cette législature naissante sous des cieux socialement incertains. En Allemagne, l’AFD, conséquence des difficultés économiques et de la guerre en Ukraine, retrouve une tonicité sondagière quand, hors UE, le Royaume-Uni n’en finit pas de s’enfermer dans une instabilité gouvernementale chronique qui n’a peut-être pas fini de produire ses effets. L’Espagne, quant à elle, qui assumera la présidence de l’UE au second semestre, entre dans un cycle électoral où le parti populaire avec ou sans l’apport de la droite nationaliste pourrait s’assurer d’une majorité, là où en Pologne les conservateurs ne sont pas certains de se maintenir au pouvoir.
La guerre en Ukraine, les inquiétudes macro-économiques dont on aurait tort de penser qu’elles sont exclusivement indissociables de la première même si elles y trouvent un levier d’accélération, les vagues montantes de la crise migratoire plantent un décor d’où le sentiment d’assurance du modèle européen tel qu’il s’est bâti depuis plusieurs décennies paraît s’infléchir, voire s’effilocher.
Dans le même temps, loin parfois de ses peuples et de leurs opinions, l’UE semble, à partir des menaces qui s’accumulent au-dessus de ses Etats-membres, accélérer la cadence de ses réponses concertées comme pour s’essayer à terme à un renforcement de son intégration.
La crise sanitaire en 2020, avec le plan de relance européen, comme la guerre en Ukraine, avec l’aide jamais démentie jusqu’à maintenant à celle-ci, illustrent quelque part cette métabolisation. Comme si la dureté autant que la brutalité inattendue d’évènements exceptionnels poussaient les instances dirigeantes de l’UE à une accélération dans laquelle les plus critiques ne manqueront pas de voir une fédéralisation sournoise… et sans mandat.
C’est un paysage contrasté en fin de compte qui se découvre à quelques encablures de 2023. Le choc politique qui oppose bruxellois et nationaux à l’intérieur de nombre de pays européens est loin d’être arbitré, l’état d’équilibre instable entre chaque force en présence s’avérant à ce stade le principal enseignement de la conjoncture. L’Union n’a pas cédé, malgré la violence des lames auxquelles elle est soumise sur ses flancs, et au contraire elle a entrepris de densifier le rythme de ses initiatives, mais les pressions géopolitiques, économiques, sociales, culturelles ne cessent de s’épaissir au point de fragiliser toujours plus des sociétés travaillées par l’anomie, le pessimisme, le sentiment de dépossession tout à la fois démocratique et identitaire, les frustrations, sources potentielles de colères éruptives… C’est aussi la tectonique des influences qui, à l’intérieur de l’UE, se trouve interrogée, avec des antagonismes latents ou explicites qui dessinent une faille progressive à l’intérieur du vieux continent. L’Europe post-nationale et sociétale, à l’Ouest côtoie l’Europe nationale et chrétienne, à l’Est dans un face-à-face où deux visions s’opposent de manière quasi-irréductible tant sur les questions de mœurs que de migrations.
Sans doute faut-il aller chercher dans les profondeurs de l’histoire les racines d’une divergence qui signifie que l’unité de l’Europe demeure un projet lourd d’incertitudes, loin des abstractions techno-juridiques que d’aucuns veulent y projeter.
Au demeurant, ces dissensions à peine voilées génèrent quelques ambivalences comme en atteste la détermination plus marquée de l’Est à l’encontre de la Russie de Vladimir Poutine alors qu’à l’Ouest la dépendance énergétique de l’Allemagne d’un côté, la nostalgie gaullienne de la France de l’autre semblent parfois tempérer l’intransigeance du positionnement. L’image de la ligne de crête est, au final, peut-être celle qui désigne au plus près et au mieux l’entrée dans l’année qui commence. De l’évolution du conflit en Ukraine, de la suite des vents inflationnistes, du mouvement des taux directeurs, de la volonté ou non de réguler les flux migratoires à venir, et de bien d’autres facteurs encore dépend l’avenir d’une Europe confrontée sans doute à sa plus grande crise existentielle depuis l’après-guerre. Alors que le monde au prisme de la dramatique affaire ukrainienne apporte la démonstration qu’il n’a plus nécessairement l’Occident comme centre de référence, ainsi qu’en témoigne la polyarchie des réactions géopolitiques à l’entreprise guerrière opérée par Moscou depuis dix mois, et ce malgré un effet de loupe « occidentalocentré », c’est bien un point de bascule qui pourrait caractériser 2023. Dès lors les Etats européens devront se garder d’une double tentation, en forme de saut aveugle dans l’inconnu : la fuite en avant fédéraliste sans autre perspective que celle de vider les démocraties nationales de leur souveraineté populaire et la régression nationaliste sans autre objet que de réduire l’Europe à n’être plus qu’un vaste champ impuissant à l’heure où les grands ensembles civilisationnels réapparaissent comme des facteurs tout aussi actifs que décisifs des grandes dynamiques internationales.