Dans un entretien qu’il accorde à Paris-Match le Professeur Raoult se fait cinglant. Il s’en prend au conseil scientifique accompagnant l’exécutif dans sa gestion de la crise sanitaire en assimilant l’instance dirigée par J.-F. Delfraissy à une forme de « petainisme » cherchant bien plus le consensus que des solutions énergiques susceptibles de surmonter l’épreuve à laquelle nous sommes confrontés.
C’est oublier tout d’abord que Vichy fut bien peu consensuel, fortement clivant, et lui-même traversé en son sein de luttes violentes.
Quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir du conseil scientifique, rien ne peut justifier historiquement et moralement une comparaison qui intellectuellement n’a pas plus de sens que les commentaires éditoriaux d’observateurs se permettant sans aucune culture scientifique de jauger les travaux du Professeur marseillais. L’un des traits les plus frappants du moment épidémique qui paralyse des sociétés entières est cette lecture très française qui consiste à ramener l’événement à un stock de références mémorielles, comme si, nécessairement désarmés par la dimension inattendue de ce que nous vivions, nous ressentions le besoin d’en revenir à des grilles de lecture passées pour mieux comprendre ce qui, de facto, nous interroge. Le Président, lui même, a donné le ton en recourant à la métaphore guerrière, l’estompant depuis.
L’exceptionnalité de la situation génère de paresseuses comparaisons dont il faut bien comprendre qu’elles ne sont que l’aveu de notre impuissance à s’approprier l’irréductibilité de cette crise d’un nouveau genre. Si effondrement il y a, c’est d’abord parce que nous ne comprenons pas : le virus d’abord, la nature du soubresaut planétaire qui nous bouscule ensuite, la portée de l’ impact de la pandémie sur nos organisations économiques, politiques et sociales à venir enfin.
À vrai dire, la seule esquisse comparative (et encore…) qui puisse potentiellement faire sens dans cette « affaire » n’est autre que cette constante des grandes révolutions humaines : n’ayant plus de cadre pour penser l’histoire qui nous embarque, nous ne pensons plus que rétrospectivement, incapables, dans la dynamique de l’instantanéité, de saisir ce qui se joue dans l’épais brouillard qui nous enveloppe. Comme dans les grands bouleversements, c’est à l’anomie des élites que nous sommes convoqués. Ces dernières sont perdues, les peuples avec, c’est ainsi et c’était ainsi à la veille de 1789, comme c’était également le cas en 1940 quand l’Etat multiséculaire s’effondra dans le fracas des blindés et de l’aviation allemande.
C’est cette déréliction qui spécifie au mieux ce drame qui tous les jours se découvre sous nos yeux incrédules.
Marx avait raison : « Les hommes font leur histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font ». Peut-être que parce qu’elle se réduisit au silence à l’été 40, refusant de cautionner le régime de Vichy, rare parmi les grandes publications et autres organes de presse, notre revue se doit de dire qu’au présent inattendu nous ne pouvons répondre avec un référentiel et un vocabulaire obsolète, une posture lourde de contre-sens, et des valises tant sémantiquement qu’historiquement inadaptées.
Le virus n’est pas un occupant ; il n’y a pas de collaborateurs, pas plus que de résistants ; il y a seulement notre incommensurable difficulté à « penser l’événement » et à le maîtriser.
Une leçon de modestie pour nous tous, où que nous soyons, et quoi que nous fassions. Au moins puissions-nous être d’accord sur notre incompréhension collective…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef